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Tree of Life est un film paradoxal.
A la fois impénétrable et accessible.
Mu d'une ambition monumentale, cosmique, mais qui est pourtant soumise à un fil directeur narratif extrêmement intimiste.
Des défauts ou faiblesses : voix-offs s'écoutant complaisamment parler (pitié, Terrence, arrête avec ça), scènes éventuellement casse-gueule (l'expérience de la pitié par un dinosaure, par exemple), morcellement qui peut mettre la patience à rude épreuve, un gros coup de mou aux 2/3 du film (20 minutes en moins à cet endroit n'auraient peut-être pas été de refus), un final laissant un goût légèrement insatisfaisant. Il y en a d'autres, si on veut vraiment en trouver.
Mais aussi beaucoup, beaucoup de moments de pure grâce, dans lesquels s'expriment sans contraintes les visions fascinantes, métaphoriques, tout simplement belles, d'un grand artiste. Un cercueil en verre dans une forêt ; une mère qui flotte juste parce qu'elle ressent, en racontant une histoire à ses enfants, l'ivresse d'un vol en avion imaginaire ; les premiers pas d'un enfant. Il y en a d'autres, qu'on peut aisément trouver.
Un aboutissement intimidant et un renouveau délicat à l'échelle de son réalisateur, qui livre ici ce qui est, à mes yeux, le travail cinématographique le plus total depuis
Eyes Wide Shut et
Intelligence Artificielle.
Je crois que j'ai commis une erreur en voulant laisser décanter le film dans ma mémoire. Je pensais que j'allais pouvoir acquérir rétrospectivement une vue d'ensemble claire sur cette œuvre-monstre, que la maturation allait me permettre d'appréhender le résultat et les choix de Malick comme des évidences, alors que je me rends compte, les jours passant, que
Tree of Life agit plus en moi par la puissante persistance de très nombreux moments isolés, que par la progressive acquisition d'une clarté globale. Ce dont je suis sûr, en ce moment tout comme à l'issue de la projection, c'est que de certitudes et d'évidences à l'égard de ce film, je n'en ai guère... si ce n'est celle d'avoir assisté à une expérience hors normes, qui me laisse encore maintenant exsangue, incapable de rassembler mes souvenirs pour commenter pertinemment cette odyssée filmique. Je suis sincèrement admiratif de la capacité de tous ceux qui ont alimenté cette remarquable discussion, à mettre des mots, rationalisants, sur l'extrême sensorialité érigée sur ce film comme règle directrice.
Sans doute faut-il que je rappelle que je restais, jusqu'ici, plutôt fermé au cinéma de Terrence Malick. Et je le dis sans condescendance ni animosité, puisque, comme j'ai déjà eu l'occasion de l'exprimer, je reconnais volontiers l'importance de ce cinéaste, ses immenses talents formels, l'unicité et la cohérence de sa courte œuvre au sein du paysage cinématographique américain, une personnalité artistique et des thématiques identifiables, même si dans mon cas, ces dernières me laissent souvent désintéressé voire circonspect. Pourtant, avec
Tree of Life, Malick s'est enfin ouvert à moi. Il ne s'agit pas d'une ouverture dans le sens où tout devenait soudainement clair, et que mes réserves précédentes, à la fois sur les caractéristiques stylistiques et sur les propos philosophiques que je trouve personnellement naïfs, étaient balayées. J'ai encore des réserves, même sur
Tree of Life, même si je considère qu'il s'agit là d'une œuvre immense, vouée à perdurer dans les mémoires. Ce qu'il y a, c'est que pour une fois, le cinéma de Malick m'a permis une profonde adhésion émotionnelle. L'absence de cette adhésion émotionnelle dans les travaux précédents du cinéaste était, à mes yeux, l'un des facteurs expliquant partiellement l'ennui à profondeur variable que je ressentais. Le fait est que la découverte de ce film s'est apparentée à l'expérience d'une offrande, que j'ai acceptée, dans ses faiblesses comme dans ses incroyables fulgurances. Aux innombrables pages consacrées en ces lieux à tenter de comprendre le moindre sens, la moindre symbolique, derrière les plans fugaces et évanescents de Malick, je préfère, pour le moment en tout cas, me conforter dans ce plaisir béat qu'a été ma réception purement émotionnelle de
Tree of Life. Tout, dans ce film, invite certes à une démarche personnelle d'interprétation et par là de compréhension, mais j'appréhende d'abord cette œuvre par le cœur, avant de la considérer avec l'esprit (ce que j'aurais sans doute l'occasion de faire lors de la révision).
Réception émotionnelle, donc. Émotion face au lyrisme exacerbé de certaines séquences, comme celle de la création de l'univers, moment de cinéma où Malick touche du doigt quelque chose de sidérant, dans l'alliance musicale et picturale. Émotion devant la maîtrise visuelle terrassante dont fait preuve le cinéaste, qui parvient ici à un niveau d'accomplissement cinématographique étourdissant. Si certains trouvent qu'il sombre ici dans le gâtisme et la répétition stérile, je vois pour ma part en ce maelström permanent d'images, de textures, d'impressions éphémères, de rémanences mémorielles cotonneuses ou douloureuses, la chose la plus stimulante qu'ait offerte le réalisateur. Lequel radicalise et interroge effectivement les fondements de son style, mais pour aboutir à une forme d'ébullition constante, de fougue impressionnante, débordante d'idées, et marquant une nette rupture avec ses inclinations contemplatives précédentes. Malick malmène la matière concrète, les repères sur lesquels on peut confortablement se reposer, et lui préfère une invitation sensitive, une main tendue au spectateur pour le plonger dans un flot de ressentis littéraux : pour reprendre Jérôme Momcilovic qui l'exprime mieux, Malick donne « à
sentir des idées », permet par la force de sa seule mise en scène de transmettre « quelque chose comme
l'idée d'une naissance,
l'idée d'une famille,
l'idée de l'enfance ». C'est en cela que mon adhésion émotionnelle fut notamment si importante : c'est parce que je trouve qu'il y a quelque chose de bouleversant, de remuant, dans cette authenticité des caractères, des petits moments anodins et joyeux de la vie qui paraissent ici tellement
vrais. Les acrobaties techniques de cette réalisation éthérée, qui semble comme flotter dans les airs pendant la majeure partie de l'action, permettent cette transmission sensorielle, en ce sens où la caméra se meut dans le quotidien de cette famille texane sans restriction aucune, se posant ainsi directement comme un véritable personnage omniscient, quasiment un sixième membre de la famille, une présence invisible capable de se rapprocher au plus près de ces instants éphémères et permet d'en conserver la saveur. Regard de Dieu ? Difficile à dire, je penche nettement plus pour une restitution mentale de Jack adulte, qui se souvient de ces instants de son enfance avec un regard différent, extériorisé, puisqu'il reconsidère justement cette époque alors qu'il piétine, malheureux et hagard, dans son âge adulte.
La mise en scène de Malick embrasse un mouvement perpétuel, comme si elle tentait d'épouser un rythme indicible et fondamental, tel que le pouls d'une vie ou le cycle gravitationnel de notre système. Je sais que cela paraît très excentrique, mais j'observe à ce titre que le film paraît être régi par le motif de la boucle, ou, plus exactement, de la spirale. L'image de la spirale de vitraux dans la coupole, en contre-plongée, synthétise quasiment pour moi la structure et l'objet du film : celui d'un ruban partant d'un point donné (me semblant être la perte d'un frère, d'un fils, sur laquelle le film débute) et tournant continuellement autour (souvenir de l'enfance vécue – de la mère, je suppose, et du frère Jack – pour enrichir et mettre en perspective la douleur de cette perte, la fragilité de la vie et la beauté des jours vécus ; création de l'univers tel que les parents créent la vie, donnent la vie, puis font ensuite l'expérience de l'injustice de l'enlèvement de cette vie). Dans ce ruban en spirale, la narration fait se confondre et se chevaucher les temporalités, pour traduire l'idée de recommencement et de création, d'élévation et de descente selon la perspective.
Tree of Life me semble en outre fonctionner sur un principe, volontaire ou involontaire, de dualité, de compensation. On le remarque dans la caractérisation parentale et fraternelle : ainsi les deux parents, dans la perception de l'enfant aîné, sont soumis à un manichéisme affectif (la mère protectrice et le père castrateur), de la même manière que Jack et son frère cadet développent une relation mêlée de tendresse et de rabaissement. On peut aussi le voir dans ces fameuses interrogations croyantes et, à mon sens, non dogmatiques et prosélytes – entre la crise de foi profonde sur l'injustice voire l'inexistence d'une transcendance éprouvée par Jack (toute considération d'âge mise à part puisque la temporalité du film est complexe à établir), et le message d'amour, d'espoir, de foi – n'ayons pas peur d'employer le mot – véhiculé par le personnage de la mère.
Comme si, dans cette opposition constante, s'articulait un équilibre, une évidence, une vérité universelle que Malick chercherait à capter. Peut-être le sens ou la valeur de la vie, ici-bas.
P.S. : la bande sonore est magnifique. Maintenant, j'écoute en boucle le Cantique funèbre de Tavener, chose la plus magnifique que j'ai entendue depuis longtemps.