Max Renn, directeur d’une petite chaîne de télévision spécialisée dans le porno-soft, cherche des programmes plus corsés. Un de ses collaborateurs lui montre une émission ultra-violente qui semble composée de véritables scènes de tortures… c’est Videodrome.
SPOILERS. En 1981, le succès rencontré par
Scanners au box-office américain permet à
David Cronenberg d'obtenir une appréciable marche de manœuvre pour son projet suivant. Les producteurs canadiens débloquent un budget très confortable de 6 millions de dollars pour son prochain film. Pour rédiger son histoire,
Cronenberg a l'idée de faire appel à ses souvenirs d'enfance, dans lesquels il avait, par hasard et très tard dans la nuit, alors que les chaînes canadiennes n'émettaient plus, intercepté des signaux télévisés pirates depuis Buffalo, aux États-Unis. Des interceptions pirates qui l'avaient angoissé. Et si, en effet, ces émissions traduisaient des programmes qui n'étaient pas destinés à la consommation publique ?
L'important budget alloué au projet attire l'embauche d'une tête d'affiche au nom théoriquement attractif, Debbie Harry, la chanteuse du groupe Blondie. Le budget permet aussi de s'entourer de la fine fleur des trucages mécaniques et maquillages, équipe réunie sous la supervision de Rick Baker (fraîchement oscarisé pour
Le Loup-garou de Londres), qui réalisera pour le film de
David Cronenberg des effets spéciaux tout bonnement incroyables, même 30 ans plus tard. La seule contrainte qui ait été donnée à
Cronenberg par ses producteurs, c'est une contrainte de temps. Pressé par une échéance courte, le cinéaste commence le tournage de ce qui est entre-temps devenu
Vidéodrome sans avoir fini la rédaction du scénario, qu'il complète entre deux prises. Au vu du résultat, il faut avouer que cette méthode d'écriture chaotique n'aide pas à la compréhension d'une intrigue souvent opaque dans sa seconde partie. On ne sait plus qui sont les bons, qui sont les méchants. Mais dans le même temps, cette opacité labyrinthique participe tout à fait de la paranoïa hallucinatoire vécue par le personnage principal. Le mystère
Vidéodrome n'en est que mieux préservé.
Le film est cependant un échec au box-office, qui obligera
Cronenberg à revenir vers un schéma plus conventionnel. C'est pourtant à mes yeux son chef-d’œuvre absolu, pour ses thématiques, mais aussi pour l'incroyable puissance visuelle de bons nombre de scènes qui relèvent du génie pur. Très ramassé dans sa durée,
Vidéodrome enchaîne les scènes mémorables au fil d'une réalisation particulièrement inspirée (la meilleure de
Cronenberg pour moi), privilégiant une photo très sombre aux dominantes bleutées et rougeâtres.
Vidéodrome est un énorme malaise d'1h30, absolument oppressant. Il règne dès le départ, par la réalisation clinique et les notes de synthés lugubres de Howard Shore, un sentiment d'horreur lancinante et malsaine qui prend à la gorge et qui enserrera le spectateur de plus en plus jusqu'à l'asphyxie. L'impression sourde, instinctive, viscérale, primaire, que quelque chose d'épouvantable, d'absolument horrible, est à l'œuvre, et que tout est joué d'avance.
Vidéodrome est l'un des films les plus malsains que je connaisse, mais c'est une œuvre unique, hallucinée, semblant venir d'une autre dimension (comme si j'avais moi-même capté un film pirate interdit) d'une richesse complexifiée par l'opacité de la trame. J'avoue que j'ai eu beaucoup de mal à rendre une analyse de ce film. Allez, c'est parti.
Bon courage à tous.
"On reconnaîtra que l'influence et les méfaits du contenu télévisuel que diffusent les stations de télévision dans les foyers nord-américains est un sujet très actuel et fait également l'objet d'un vif débat à savoir si des images violentes, érotiques ou un langage vulgaire peuvent avoir un impact sur le comportement de jeunes enfants. Avec la fétichisation de la violence qui connait l'apogée de son succès, ainsi que la pornographie où les actes sexuels deviennent de plus en plus vicieux et dégradants, plusieurs considèrent qu'une trop grande dose de télévision peut soumettre un jeune auditoire à un inquiétant lavage cervical." (Pierre-Louis Prégent, qui se livrait en 2004 à une étude du film ici)
Alors que la récente réactualisation télévisée de l'expérience de Milgram sur une chaîne publique démontre que nous sommes toujours autant, sinon plus, dépendants de l'autorité que nous dicte l'instance médiatique, alors que l'on pointe du doigt les effets cancérigènes et tumorales des ondes des téléphones portables, qui deviennent eux-mêmes de véritables supports médiatiques, alors que l'existence de l'individu de notre société moderne tend de plus en plus, pour une part non négligeable de la population mondiale, à passer aussi par la dématérialisation des réseaux sociaux, alors que les médias nous travaillent au quotidien sur notre rapport à l'image, dans ce qu'elle a de violent, de mensonger, de racoleur, de hideux, de complaisant, le film de
David Cronenberg Vidéodrome (1982) appuie toujours plus son caractère visionnaire sur le monde des années 2010.
Dans une société où une grande partie de la télévision numérique tend à niveler par le bas la qualité des programmes qu'elle diffuse, préférant étaler les concepts débilitants de télé-réalité aux prétextes hypocritement sociologiques, les courbes dénudées et les images choc, dans une société où l'image qu'on voit et l'image qu'on renvoie est si essentielle, revoir rétrospectivement la
télé-réalité du programme
Vidéodrome permet au spectateur de prendre conscience d'une perspective dérangeante sur l'évolution des médias, sur l'indiscutable impact que les images qu'ils diffusent peuvent avoir sur les individus qui les regardent, et sur la « philosophie », pour reprendre un terme important utilisé dans le film, qui guide ces démonstrations télévisuelles quotidiennes. L'actualité est régulièrement émaillée de polémiques quant aux diffusions de contenus violents ou choquants à des heures de grande écoute, entre argumentaire éthique et justifications tournant autour de la sacro-sainte nécessité d'informer, de montrer pour édifier.
Vidéodrome posait déjà le germe de ces controverses récurrentes, à portée philosophique, au tournant de la scène de débat télévisé où Max Renn, Nicki Brand et le Pr O'Blivion ont l'occasion d'échanger leurs points de vue sur l'accoutumance à la violence par le prisme médiatique. Face aux questions de la présentatrice, Renn, travaillant pour une chaîne de pornographie soft, se défend, gêné, que ses programmes puissent avoir des influences comportementales néfastes sur le public. Car le côté pervers de la chose, c'est qu'il doit exister une interdépendance entre le prisme télévisuel et le spectateur – s'il vient chercher le programme, c'est qu'il en est demandeur. C'est un jeu à deux. Dans
Vidéodrome,
David Cronenberg tient ainsi un discours nuancé sur les dangers et les dérives de la télévision. S'il blâme évidemment les effets de l'image sur la perception et le comportement de l'homme, le cinéaste fustige aussi bien l'influence consciente des médias dans notre quotidien que le voyeurisme parfois pervers de ceux qui viennent y chercher des sensations extrêmes (pornographie, ultra violence, tortures physiques ou mentales, humiliations...).
3. Hallucinations ou réalité révélée par l'écran ? Une télé-réalité au sens littéral ?
En posant les jalons d'une réalité virtuelle qu'il explorera quinze ans avec les jeux vidéo d'
eXistenZ,
Cronenberg questionne le rapport que nous entretenons avec la sphère médiatique (en l'occurrence télévisuelle), notre capacité de conviction dans ce qu'elle présente, et la capacité de cette sphère de moduler notre perception des choses. Si, à propos du culte impérial romain, l'historien John Scheid disait : « Quand faire, c'est croire »,
Cronenberg, dans
Vidéodrome, semble plutôt pour sa part évoquer la possibilité d'un « quand voir, c'est croire ». L'écran, l'image, la façon de montrer l'image, le contenu de l'image, deviennent une puissance quasi métaphysique contre laquelle il est impossible de lutter. C'est ce que déclare le professeur O'Blivion, personnage directement influencé par le théoricien des médias Marshall McLuhan : « L'écran de télé est devenu la rétine des yeux de l'esprit ». C'est un prisme qui module notre rapport au monde, au même titre que la membrane oculaire. La question sous-jacente est bien celle de pouvoir déterminer si ce que montre l'écran peut être qualifié de réel, ou, inversement, si le fait de transiter par un tel prisme n'exclue pas d'office une telle définition.
Ce qu'il faut bien remarquer au passage, c'est que s'il s'agit d'un objet, d'un instrument de mort aux mains de puissances mal intentionnées, il faut bien dans le même temps que ce vecteur télévisuel soit lui-même doué de conscience, vive, pour être capable de se mesurer à l'intellect des êtres humains, le conditionner, l'influencer. C'est l'idée d'
eXistenZ qui consistera à concevoir le pod de jeu sur une forme fœtale, organique, capable d'attraper des maladies.
Cronenberg présente ainsi le vecteur télévisuel comme une entité propre, une forme de vie. La télévision et ce qui y a trait (les Betamax) est montrée comme un organisme vivant, laissant échapper des soupirs lascifs, laissant deviner des veines, frissonnant de plaisir comme un être en rut. C'est la fameuse idée de
Frissons selon laquelle tout est sexuel. Même une télé.
Mais c'est également l'idée selon laquelle la télévision exerce un pouvoir d'attraction, de séduction (ici érotique) qui peut se révéler particulièrement néfaste. Plus tard, une main armée s'échappera de l'écran, avant de se transformer en corps criblé de balles.
4. L'oeil et la technologie : de la vision pixelisée à la vision de la réalité ?
En ce qu'il conditionne cette perception et interprétation cérébrale, cela amène O'Blivion à estimer que l'écran fait partie intégrante de la structure physique du cerveau. Un deuxième œil, en sorte, que l'humain ignore et que l'exposition à la télé-réalité de
Vidéodrome réveille, et qui ré-interpréterait à sa façon les informations électro-chimiques captées par la rétine. Un deuxième œil qui, comme le film nous l'apprendra, est en fait une malédiction : une tumeur cérébrale directement causée par l'exposition aux ondes de
Vidéodrome et qui provoque chez la victime un dérèglement psychique hallucinatoire et violent. Le film de
Cronenberg est rempli d'un symbolisme oculaire (cf. Spectacular Optical) qui montre bien ce lien entre la vision et l'interprétation cérébrale qui est faite des informations vues. L'œil capte la lumière qu'il traduit en signaux neuronaux – c'est sur ce phénomène que se fonde notre rapport à la réalité. Or, l'objet de
Vidéodrome est bien de montrer que le tandem oculaire et cérébral peut se laisser berner à son propre jeu par une arme médiatique qui se superpose, avec une facilité confondante, à la faculté d'interprétation et de soupèsement de la réalité de l'être humain.
Or, ceci renvoie d'une manière ou d'une autre à la propagande, qui existe pour conditionner un certain public à se soumettre au pouvoir d'une image faussée émise par l'autorité politique. Il se trouve que les créateurs de l'infâme et addictif
Vidéodrome appartiennent à un groupuscule d'extrême-droite qui désire radicalement purifier la société de ceux qui ont des inclinations déviantes, en leur permettant de se confronter à leur
soi profond, à leur drogue de violence. Rien de plus abject pour cela qu'utiliser comme lavage de cerveau addictif un snuff-movie, concentré de violence, de torture, de mort qui éveille chez ces personnes une fascination irraisonnée.
Derrière ça, on voit bien que
Cronenberg nous tend un miroir dérangeant : celui de notre rapport à la violence, notre côté voyeur. En cela, le fait que le film soit intégralement centré selon le point de vue de Max Renn est diablement intelligent : la mise en abyme est totale : je regarde un film au travers des yeux d'un type qui regarde un programme violent et me retrouve du coup moi-même pris à parti. Je me retrouve écartelé entre le malaise de mon propre voyeurisme et l'envie irrépressible de savoir où tout cela va conduire et jusqu'où ça va aller.
5. Le corps humain maltraité. Longue vie à la nouvelle chair !
Vidéodrome est aussi baigné par les obsessions de
Cronenberg sur le corps humain. On a longuement vu le lien qui existait entre l'esprit et la perception. Mais il faut voir le lien qui existe entre l'esprit et la chair, thème qui nous renvoie à
The Brood et
Scanners. L'exposition à
Vidéodrome provoque en effet une tumeur avec effets hallucinatoires, certes, mais dans l'autre camp (celui de Bianca O'Blivion), on conçoit le même programme comme la possibilité d'une évolution charnelle, un nouveau stade de l'humanité. La Nouvelle Chair. Celle-ci ne répond pas ni ne s'affilie pas aux finalités fascisantes de Convex, mais résulte de la prise de conscience, permise justement par
Vidéodrome, de ce qu'une "zone morte" dans l'esprit peut amener le corps humain à se libérer du poids coercitif des médias et de sa propre enveloppe charnelle. Pour battre Convex avec ses propres cartes, Max Renn est reprogrammé par Bianca O'Blivion, pour que triomphe la Nouvelle Chair, sorte de libération vers un stade supérieur inquiétant (surhumain ? métaphysique ? monstrueux ?). Une libération ambiguë puisque elle procède d'une reprogrammation subie, avec l'éventualité d'une philosophie sous-tendue tout aussi détestable que celle prônée au travers de
Vidéodrome.
La Nouvelle Chair, qui reste relativement obscure dans
Vidéodrome, est cependant une idée qui définit symboliquement une large partie de l'œuvre de
David Cronenberg. Cette Nouvelle Chair naît en effet de l'interaction entre l'homme et la technologie (ici télévisée), interaction fusionnelle qui est le nœud théorique de films futurs tels que
La Mouche ou
Crash. Nicki Brand, qui fait peu cas de son corps (tendances sadomasochistes), semble toute ouverte à cette fusion et passe complaisamment, de fait, de l'autre côté de l'écran, aspirée par l'univers addictif de
Vidéodrome. Comme en préliminaire à son accession à une forme transcendée de son être, le cartésien Max Renn devient effectivement un être composite, hybride, mi-humain, mi-machine ("le mot-vidéo fait chair"), accueillant avec stupéfaction et terreur une fente vaginale qui fait de lui un homme-magnétoscope dont on se sert sans vergogne, ou digérant une arme qui poussera plus tard comme une excroissance de son corps. C'est Nicki, devenue une sorte d'entité télévisée prophétesse (hallucinée par Max ? toujours complice de la machination de Convex ?) des possibilités offertes par l'exposition à
Vidéodrome, qui guidera Max vers un geste irréparable aux accents apocalyptiques : la Nouvelle Chair est née.