La roue (Abel Gance, 1922)
Montré en 1923, le film
La roue est l'aboutissement d'un travail de plusieurs années, entamé par Abel Gance dans le but initial de créer une tragédie de la modernité, incarnée par cet objet cinématographique entre tous, le train. Le héros du film, Sisif, est un mécanicien-conducteur de locomotive qui un jour n'a fait que son devoir: il a supervisé avec une certaine efficacité les opérations de sauvetage après un déraillement qui s'est situé juste à coté de chez lui. Il a aussi, personnellement veillé durant les opérations sur une petite fille, Norma, dont il s'est aperçu à la fin du déraillement que personne ne venait la réclamer: il a donc pris la décision de la recueillir, afin qu'elle tienne compagnie à son fils unique, Elie. La mère de Norma a effectivement été tuée dans l'accident, et la maman d'Elie est décédée en donnant naissance à son fils. Les années passent, et on découvre un Sisif ombrageux, querelleur, porté sur le vin, le jeu et la bagarre. Surtout, il mène la vie dure à "ses" enfants, leur interdisant le plus souvent de passer du temps ensemble. Norma est restée très proche de son père, et est encore une jeune femme, insouciante et joueuse, mais elle provoque la convoitise des hommes, ce qui a le don de mettre son père dans des colères noires. De son coté, Elie manifeste aussi souvent que possible son dégout de la vie moderne telle qu'elle s'incarne dans les rails et les installations ferroviaires aux alentours, et il est devenu luthier, obsédé par l'idée de reproduire un vernis à la façon de Stradivarius, afin de créer des violons parfaits. Il aime sa soeur d'un amour profond, tendre, mais dont il n'a pas encore cerné la vraie valeur... Mais il n'est pas le seul: Hersan, un bourgeois qui supervise la travail de Sisif, et le fait aussi inventer des appareils qu'il reprend à son compte, envisage de demander Norma en mariage, et Sisif lui-même a du mal à réprimer son amour fou pour celle à laquelle il n'a pas osé avouer qu'elle sa fille adoptive... Dans un premier temps, le seul facteur de stabilité de la vie de Sisif, c'est son métier: il est un excellent conducteur, et travaille avec coeur. Mais jusqu'à quand?
J'accuse, en 1919 tranchait sur la production habituelle de Gance, qui venait de réaliser deux mélodrames bourgeois,
Mater dolorosa et
La dixième symphonie. Le film, qui proposait une vision hallucinée d'un poète sur la guerre mondiale, avait établi Gance comme un metteur en scène à suivre, ambitieux pour ne pas dire fou, un visionnaire qui avait à coeur d'utiliser toutes les ressources du cinéma: c'est exactement ce qu'il a fait avec
La roue, spectacle monumental dont les versions les plus longues ont parait-il tutoyé les huit heures de projection; les versions que j'ai vues, raccourcies à respectivement 133 minutes (Une copie établie par Gance lui-même qui limitait le film à 12 bobines afin de le rendre exploitable) et 261 minutes (La restauration sortie en DVD par Flicker Alley, qui tente de réincorporer tout le matériau existant dans une version aussi proche que possible de l'originale) gardent l'impression d'un film épique qui d'une certaine manière réussit à faire ce que cherchait Stroheim avec
Greed: traiter un matériau cinématographique en lui donnant une dimension romanesque, tout en utilisant des ressources proches du naturalisme. Sur ce dernier point, le symbolisme du film peut paraitre en contradiction: il n'échappera à personne que la présence de "Sisif" renvoie à la méythologie Grecque, et que la deuxième partie sise sur les pentes du Mont-Blanc, qui voit Sisif-Sisyphe monter et descendre en consuisant un funiculaire, insistent sur cette analogie; de plus, Elie et son métier renvoient à cette obsession pour Gance de faire de ses héros des poètes (
J'accuse,
La Fin du monde), des compositeurs de génie (
La dixième Symphonie,
Un grand amour de Beethoven), voire des dramaturges (
Molière, son premier scénario pour Léonce Perret, un rôle qu'il a d'ailleurs interprété lui-même): Bref, des artistes. Cette obsession de représenter l'artiste comme étant au-dessus du monde peut évidemment faire sourire, et on est du même coup à des années-lumières de toute prétention naturaliste... sauf que la façon dont Gance dirigeait ses acteurs (Séverin-Mars en Sisif et Ivy Close en Norma sont particulièrement remarquables) leur permettait de vivre leur rôle au maximum: il était le seul à savoir ce qu'il allait ce passer, et il les guidait en permanence; par ailleurs, les scènes situées dans la vie quotidienne des cheminots respirent la vraie vie, et il se dégage une certaine tendresse de ces dépictions...
Quant à ses intentions de départ, il faut bien dire que les circonstances ont tout fait pour éloigner le metteur en scène de son but: durant la préparation du film, son épouse, Ida Danis qui avait survécu à la fameuse épidémie de grippe Espagnole de 1918, a soudain développé des complications, et la tuberculose a été diagnostiquée très vite. Il fallait donc faire en sorte que le tournage soit compatible avec les séjours de plus en plus fréquents en sanatoriums, et le plan de tournage a suivi la maladie: Nice et les studios de la Victorine, puis Chamonix et le Mont-blanc. De fait la deuxième partie, est entièrement située dans la montagne. Le film commence par des images de rails qui se rejoignent et se séparent, une métaphore courante que reprendra à son compte Hitchcock dans
Strangers on a train; dans un premier temps, le film suit le plan de départ, en particulier dans la première partie La rose du rail (Un surnom dont aussi bien Sisif que Hersan ont affublé Norma): le train est partout, et la roue est cet objet qui symbolise la vie difficile du cheminot Sisif. Celui-ci est vu d'abord très assuré à la barre de sa locomotive ("Norma", bien sur!), et Gance s'amuse avec le montage, de façon excitante. Mais très vite, les séquences consacrées à ces périples en locomotive seront hantées par la mort, en particulier sous la forme de tentatives de suicide. sisif terminera sa carrière de conducteur de locomotive en "suicidant" la Norma... Une trace de la mort programmée d'Ida Danis?
Mais à cette mort annoncée de la femme de sa vie, le sort allait aussi ajouter le destin de Séverin-Mars: l'acteur était malade, au point de pouvoir incarner la mort de Sisif durant la deuième partie sans forcer le maquillage. De fait, le film est beaucoup plus un film sur la mort qu'un film sur la roue... La mort incarnée dès les premières images par l'accident ferroviaire spectaculaire, suivie de la confrontation fatale dans la montagne entre Elie (Gabriel de Gravone) et Hersan (Pierre Magnier); celle-ci est suivie d'une course contre la montre dans laquelle Gance joue avec le montage de façon sublime, mais Elie mourra quand même... on n'est qu'aux trois-quarts du film, et tout est consommé, le reste sera d'ailleurs consacrée à la lente et inexorable agonie de sisif, et à la façon dont il parviendra à faire la paix avec sa fille, bien qu'il l'ait très vite accusée d'être responsable de la mort de son fils. De la dimension sociale (Les cheminots et leur crasse opposés aux orgies de Hersan et compagnie), la deuxième partie ne retient pas grand chose, se concentrant sur l'élévation de Sisif, qui vit désormais le plus loin possible de celle qu'il a tant aimé, dans la montagne. tourné sur les lieux même, le film est d'une beauté incroyable...
Chaque grand film de Gance est un acte de foi, tant pour le metteur en scène que pour ses techniciens, ses acteurs, et leur public. Avec
La Roue, le réalisateur a créé un film génial au sens premier du terme, dans lequel l'invention est permanente, et qui bénéficie du don de soi de tous ceux qui y ont participé. Que le film ait finalement dévié de son chemin initial en devenant une oeuvre sur l'acceptation du destin aussi lamentable soit-il, sur l'inéluctabilité de la mort et dans lequel la roue symbolise à la fois le temps qui passe, l'obligation de travailler, et le passage sur terre, peu importe: Gance fonctionnait ainsi, il suffit de voir ce qu'il souhaitait faire avec son
Napoléon, et ce qu'il en subsiste dans le film. N'empêche, pour moi, avec ses innovations techniques, ses trouvailles de mise en scène et son atmosphère d'une cohérence permanente en dépit des circonstances, ce magnifique poème de 4 heures et demie, bouleversant du début à la fin, reste son plus grand film.
http://allenjohn.over-blog.com/