Jean Grémillon (1898-1959)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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Kevin95
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Re: Jean Grémillon (1898-1959)

Message par Kevin95 »

Je regarde aussi le film hein ! Je n'ai pas un mètre devant mon écran ou un chronomètre pour compter la longueur d'un plan. Mais dans Pattes blanches, l’esthétique de Grémillon est pour le moins marquante. Je pense à ce plan d'une beauté dingue où Bouquet scrute un mariage en haut d'une cote ou encore à la figure répétée du triangle qui revient sous différentes formes et qui annonce un drame en cours.

Je débute dans l’œuvre du cinéaste mais il me touche. Du coup, j'attends avec hâte et appréhension la découverte du reste de sa filmo.
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Commissaire Juve
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Re: Jean Grémillon (1898-1959)

Message par Commissaire Juve »

Kevin95 a écrit :Je regarde aussi le film hein !
Ouh là ! ça n'était pas un reproche, hein ! (c'est plutôt à moi que s'adressait la remarque... l'impression d'être un spectateur "au ras des pâquerettes").
Kevin95 a écrit :Je débute dans l’œuvre du cinéaste mais il me touche. Du coup, j'attends avec hâte et appréhension la découverte du reste de sa filmo.
Perso, de Grémillon, j'ai :

- Gueule d'amour
- Remorques
- Pattes blanches
- L'étrange Mme X
- L'amour d'une femme

Et j'ai vu "L'étrange Monsieur Victor" et "Lumière d'été" à la télé.
J'ai vu aussi "Le Ciel est à vous", mais là, c'est un très très vieux souvenir ; j'étais gamin.

Je peux simplement dire que "L'amour d'une femme" m'a bien énervé. J'étais tellement exaspéré par cet amour que j'ai fait avance rapide pour voir comment ça se terminait. Mais je n'en dit pas plus. :mrgreen:

"Lumière d'été" (avec Madeleine Renaud dans son énième numéro de femme jalouse) m'a vite saoulé aussi.
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Kevin95
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Re: Jean Grémillon (1898-1959)

Message par Kevin95 »

J'ai trouvé L'Amour d'une femme excellent. Vu aussi L'Étrange Monsieur Victor et Remorques, c'est de la bonne ! :wink:
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Re: Jean Grémillon (1898-1959)

Message par Commissaire Juve »

Kevin95 a écrit :J'ai trouvé L'Amour d'une femme excellent.
Donc, si tu l'as vu, tu connais la fin... fin qui me va. Mais en le découvrant, j'étais horrifié à l'idée que ça puisse se terminer autrement... et comme le suspense était trop "insoutenable", j'ai fait "avance rapide" pour savoir ! :lol:
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Re: Jean Grémillon (1898-1959)

Message par Kevin95 »

Tricheur ! :mrgreen:

Mon seul vrai souci avec le film, c'est Massimo Girotti qui n'est pas d'un charisme fou. On évite certes Raf Vallone mais j'aurai aimé des épaules plus solides.
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Message par Jeremy Fox »

Gueule d'amour par Justin Kwedi à l'occasion de sa sortie en Blu-ray chez TF1.
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Re: Jean Grémillon (1898-1959)

Message par kiemavel »

Commissaire Juve a écrit :J'ai vu aussi "Le Ciel est à vous", mais là, c'est un très très vieux souvenir ; j'étais gamin.

"Lumière d'été" (avec Madeleine Renaud dans son énième numéro de femme jalouse) m'a vite saoulé aussi.
Je réponds avec retard …
Même avis en ce qui concerne Lumière d'été …et tu peux rajouter George Marchemal

En revanche, elle est très bien dans l'un de mes Grémillon préférés - sinon mon préféré - ce film que tu n'as pas revu depuis l'enfance : Le ciel est à vous (pas sorti en DVD. C'te honte)
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Re: Jean Grémillon (1898-1959)

Message par Commissaire Juve »

Commissaire Juve a écrit :
Et j'ai vu "L'étrange Monsieur Victor" ... à la télé...
J'ai écrit ça, moi ? :o J'avais dû boire ! :? Je suis allé voir la présentation sur Cinema-français.fr, ça ne m'évoque rien.

EDIT : je pense que j'ai confondu avec "Ces messieurs de la Santé" (Pierre Colombier, 1934).

kiemavel a écrit : Dans mon trio de tête, il y a aussi La petite Lise qui ne figurait pas dans ta liste
Connais pas. Mais je serais curieux de voir ça. Il y a de ces gueules dans ce film ! :o
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Re: Jean Grémillon (1898-1959)

Message par kiemavel »

Commissaire Juve a écrit :
kiemavel a écrit : Dans mon trio de tête, il y a aussi La petite Lise qui ne figurait pas dans ta liste
Connais pas. Mais je serais curieux de voir ça. Il y a de ces gueules dans ce film ! :o
Surtout Alcover (dans un rôle à la Jean Valjean)

En revanche, j'ai revu Remorques il n'y a pas très longtemps et j'ai toujours cet avis mitigé au sujet de ce "classique" réputé. Esthétiquement c'est superbe et la mise en scène de Grémillon est remarquable mais cette histoire ne me passionne pas.
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Re: Jean Grémillon (1898-1959)

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Lumière d'été (1943)

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Cri-Cri était autrefois danseuse. Elle tient aujourd'hui la pension «L'Ange gardien» pour être plus près de son amant, Patrice, un châtelain désœuvré qui mène une cour assidue à Michèle, une jeune femme rencontrée par hasard. Cette dernière, vit avec Roland, un artiste sans grand talent qui ne rechigne jamais devant un bon verre de vin. Un soir, il se présente complètement saoul à la pension. Pour se rapprocher de Michèle, Patrice demande à Roland d'effectuer des aménagements dans son château.

Après un début de carrière difficile, les succès de Gueule d’amour (1937) et L'Étrange Monsieur Victor (1938) firent de Jean Grémillon un réalisateur majeur du cinéma français. Un statut confirmé avec Remorques (1941) pourtant réalisé dans des conditions houleuses. L’entrée en guerre de 1939, la débâcle puis le début de l’Occupation interrompent ainsi le tournage rendu complexe par ses scènes maritimes filmées en studio et qui s’achèvera deux ans après son premier clap sans ses deux stars (Jean Gabin et Michèle Morgan) ayant fuies aux Etats-Unis. Durant l’Occupation, le politisé Jean Grémillon se refuse à intégrer la Continentale et se réfugier en Zone Libre où la censure allemande est moins contraignante. Le scénario de Pierre Laroche et Jacques Prévert lui permet ainsi d’exprimer la fibre sociale qui imprègne tous ses films tout en délivrant un message de résistance subtilement métaphorique contre l’envahisseur allemand.

Jean Grémillon signe là un grand film sur la passion amoureuse qui peut prendre différent visages. Ces visages s’incarnent dans les trois lieux clés du récit. La passion possessive, décadente et secrètement meurtrière est ainsi symbolisée par le château oppressant et vide comme l’âme de son propriétaire Patrice (Paul Bernard). La pension de « L’Ange Gardien » est-elle le théâtre d’une passion tourmentée, dépressive et maladive la maîtresse des lieux Cri-Cri (Madeleine Renaud) amoureuse éperdue de Patrice. C’est aussi là qu’aime et souffre en silence la jeune Michèle (Madeleine Robinson) pour l’autodestructeur Roland (Pierre Brasseur). A travers ces environnements on trouve donc d’un côté le pouvoir « féodal », corrupteur que représente le châtelain Pascal (ses manœuvres sournoises pour perdre Roland et se rapprocher de Michèle) et de l’autre un monde ordinaire, vulnérable et joyeusement excentrique à travers quelques hôtes de la pension. Entre les deux le barrage en construction et ses ouvriers symbolisent une forme de pureté du prolétariat et une vision idéalisée de l’amour (les traits angéliques et la passion si innocente de Julien (Georges Marchal) pour Michèle), ainsi que finalement un barrage à l’injustice (ce n’est pas pour rien que le final s’y déroule) et au nazisme de façon sous-jacente.

Jean Grémillon choisit pour cadre le vrai barrage de l'Aigle en Corrèze, haut-lieu de la Résistance puisqu’il servait de refuge aux maquisards mais employait également des ouvriers réfractaires au STO (service de travail obligatoire allemand réquisitionnant des français). Les vues majestueuses de la région, parfois naturelles et parfois dû à l’ingéniosité des maquettes d’Alexandre Trauner (pas crédité au générique puisque juif) - la spectaculaire baie vitrée de la pension donnant sur les montagnes - ainsi que les décors impressionnants baignés de cette fameuse lumière d’été du titre reflètent donc ironiquement la facette la plus oppressante de ce chassé-croisé amoureux. A l’inverse dès que la pénombre, l’ombre et la nuit dominent, les sentiments les plus nobles peuvent s’exprimer. Ce sera presque toujours autour du refuge que constitue le barrage, évidemment avec la camaraderie et fraternité des ouvriers mais surtout au cœur de chaque rencontre entre Julien et Michèle. Julien fait échapper Michèle à une explosion et réconforte son désarroi dans un tuyau à l’ombre du tumulte et leur première rencontre inopinée se fait dans l’obscurité d’une chambre. La photo de Louis Page est tout en subtils contrastes lors l’entrevue dans les bureaux de la mine et le premier baiser puis le final se déroule de nuit, passant du château au barrage.

Jean Grémillon oppose là deux mondes, l’un bourgeois et torturé qui pense gagner l’amour par la force (Pascal) ou le refuse et/ou le réclame dans un pur égoïsme (Cri-Cri, Roland), à l’inverse de celui qui s’accepte avec patience et sincérité au fil du récit et des déconvenues avec Julien et Michèle tout en présence lumineuse et juvénile. Les va et vient sentimentaux et géographiques se succèdent alors jusqu’à trouver l’espace rédempteur qui pourra tout résoudre avec la conclusion cathartique au sein du barrage. Jean Grémillon aurait d’ailleurs préféré conclure là mais la censure imposa un épilogue (atténuant du coup la progression du récit par le réalisateur) où l’on verrait Julien et Michèle sous une lumière éclatante face aux montagnes. L’un des chefs d’œuvres de Grémillon sous l’Occupation avec Le ciel est à vous à venir. 5/6
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Re: Jean Grémillon (1898-1959)

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Remorques (1941)

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A bord du remorqueur le Cyclone, le capitaine André Laurent risque sa vie tous les jours, pour sauver celle des autres. Il est marié à Yvonne, qui souhaite qu'il quitte ce métier. Celle-ci lui cache sa grave maladie. Le capitaine Laurent, doit quitter précipitamment la noce d'un de ses marins pour porter secours au cargo Mirva, laissant sa femme Yvonne et la mariée. Le sauvetage, après quelques péripéties, va réussir et les passagers sont secourus. Au matin, le Cyclone remorque le Mirva. André tombe amoureux de Catherine, la femme du capitaine renégat du Mirva et elle va devenir sa maîtresse.

Jean Grémillon retrouve avec Remorques Jean Gabin, sa star de Gueule d'amour (1937) l'œuvre qui lui permit de relancer sa carrière de réalisateur. Grémillon avait enchaîné ensuite avec le succès de L'Étrange Monsieur Victor. Il pouvait ainsi soumettre à au producteur Raoul Ploquin son désir d'adapter le roman Remorques de Roger Vercel paru en 1935. La production connaîtra moult soubresauts et ce dès l'écriture du scénario. Les premiers jets écrits par Charles Spaak et André Cayatte et Grémillon plutôt fidèle au livre (soi la vengeance d'une femme témoignant contre son époux ayant escroqué des remorqueurs venus à son secours en pleine tempête) déplaisent à Gabin qui convoque Jacques Prévert pour une réécriture plus radicale. C'est une romance tragique qui est désormais au centre du récit, profitant de la réunion du mythique couple de Quai des brumes de Marcel Carné (1938), Jean Gabin/Michèle Morgan. Les ennuis se poursuivent une fois le tournage entamé puisque celui-ci est interrompu par l'entrée dans la Seconde Guerre Mondiale puis l'arrivée en France de l'envahisseur allemand. Le décorateur Alexandre Trauner et le producteur Joseph Lucachevitch (qui a repris le projet suite au retrait de la UFA dont Raoul Ploquin dirigeait la branche française) tous deux juifs quittent Paris et Jean Gabin part rejoindre Michèle Morgan à Hollywood. Grémillon une fois démobilisé termine donc le film comme il peut, renonçant notamment aux extérieurs pour les scènes maritimes filmées en studio et le tournage s'achèvera près de deux ans près le premier clap.

Dans Gueule d'amour, Jean Grémillon déconstruisait le Jean Gabin séducteur en le rendant totalement soumis et vulnérable à l'amour d'une femme indigne qu'incarnait Mireille Balin. Dans Remorques, c'est plutôt le Gabin ouvrier et chef de bande charismatique qui tombe de son piédestal. Avec ce capitaine André Laurent à la tête d'un navire remorqueur et en responsabilité d'un groupe de marin, le mimétisme avec d'autres rôles fameux se fait automatiquement. La locomotive de La Bête humaine (1938) est remplacée par un bateau, le groupe de travailleur de La Belle équipe (1936) par l'équipage de marin dont la subsistance dépend du brio de Gabin. Le film s'ouvre donc sur une scène célébrant cette communion ouvrière à travers le mariage d'un des marins mais exprime aussi les angoisses étouffées de ce dangereux métier pour les couples, l'attention passant des jeunes mariés à André et son épouse Yvonne (Madeleine Renaud) lasse de cette existence. Une violente tempête vient d'ailleurs interrompre les festivités et André y perdra matériellement face à un navigateur escroc (Jean Marchat) tout en gagnant en tombant amoureux de Catherine (Michèle Morgan), l'épouse de ce dernier. Cette entrée en matière symbolise ainsi l'adrénaline et le renouveau permanent que constituent les périlleux sauvetages pour André, fuyant et repoussant constamment les demandes de son épouse aspirant à une vie plus casanière. Jean Grémillon donne à la fois panache et sens des responsabilités à Gabin, l'assurance en mer du héros se conjuguant à un caractère paternel pour ses hommes sur terre notamment le personnage de mari cocu et raillé qu'incarne Charles Blavette. Ainsi malgré la mélancolie de Madeleine Renaud, le caractère d'André s'équilibre entre sa nature aventureuse et responsable (l'emploi de son équipage dépendant de son maintien en tant que capitaine).

Tout volera en éclat avec la passion d'André pour Catherine. Grémillon amène pourtant ce trouble progressivement, en dépouillant visuellement André de ses responsabilités. Lors de leur première rencontre en plein sauvetage, André rabroue avec gouaille Catherine, tout obnubilé qu'il est par sa tâche et la ramène sans ciller à son époux corrompu qu'il allongera d'ailleurs d'un coup de poing. La rencontre inopinée en tête à tête, la ballade sur une plage déserte puis la visite d'une maison vide déleste André de ce qu'il représente (un capitaine, un ami et un époux) et le laisse démunis face à ce qu'il est aussi : un homme capable d'amour et de désir. Gabin exprime cette vulnérabilité avec une plus grande subtilité que dans Gueule d'amour et Jean Grémillon n'en fait pas cette fois une déchéance impudique pour l'acteur. Les silences, la gouaille virile perdue et l'agressivité inopinée pour masquer l'émergence d'une sensibilité enfouie, Gabin révèle tout cela dans une grande pudeur que Grémillon se charge de magnifier. Les mots qu'il ne sait trouver, Catherine l'incite à les exprimer par le geste en lui susurrant un langoureux embrasse-moi, leur disparition hors-champ puis l'ombre des nuages survolant la plage illustrant l'ellipse de leur étreinte. En redevenant homme, André laisse aussi son environnement lui échapper, basiquement en ne souciant pas assez vite de sa mission maritime et tragiquement en ne voyant pas la maladie de son épouse. Grémillon crée une sorte de parallèle entre l'épouse et l'amante par la photo d'Armand Thirard. Dans les dernières scènes la photo de Thirard éclaire le visage et le regard de Michèle Morgan dans une chambre pourtant privée d'électricité par la tempête, laissant vibrer la passion tandis que l'ombre de la pièce isole mais affirme aussi le destin impossible de cette union. Dans la scène suivante où Gabin est au chevet de Madeleine Renaud, l'ombre inonde le visage de celle-ci pour révéler un avenir tout aussi impossible mais dans une pulsion de mort. Le final aux accents religieux (que Prévert n'aimait pas) réduit et condamne ainsi Gabin à son seul sacerdoce des mers, et seules ses larmes se mélangeant à la pluie tombante l'autorise encore ç révéler ses failles d'homme. 5/6

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Pattes blanches (1949)

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Dans un village breton du bord de mer, le drame pointe entre le riche mareyeur et le châtelain, tous deux amoureux de la blonde Odette.

Pattes blanches est le premier film d'après-guerre pour Jean Grémillon, venant près de six ans après Le ciel est à vous (1949). Entretemps le réalisateur aura rencontré les pires difficultés pour mener un nouveau projet, le désistement des producteurs mettant enterrant son projet sur La Commune de Paris tandis que Le 6 juin à l'aube (1945) son film documentaire sur le Débarquement est réduit à un moyen-métrage de 44 minutes (après une sortie initiale respectant ses 75 minutes). Pattes blanches est à l'origine un projet de l'homme de théâtre Jean Anouilh qui pense en faire sa première réalisation mais il tombera malade peu avant le début du tournage. Jean Grémillon prend sa place non sans quelques remaniements comme replacer l'intrigue dans un cadre contemporain. Dans l'ensemble le film offre un heureux mariage entre les dialogues nettement plus chargés d'emphase et la théâtralité prononcé de certaines scènes qu'on imagine venant d'Anouilh avec le réalisme et la noirceur typique de Grémillon.

Le scénario pousse à leur paroxysme des motifs typiques de Grémillon, l'écriture d'Anouilh renforçant la facette tragique où tout le drame semble s'articuler dans un même mouvement d'acte de théâtre où la notion de temps qui passe n'a plus cours. L'arrivée de la belle Odette (Suzy Delair) dans une ville portuaire bretonne est ainsi l'élément déclencheur des névroses et rancœurs profondément enfouis chez tous ceux qui graviteront au tour d'elle. Les démons de chacun s'illustrent explicitement par le dialogue et la présence fiévreuse de Maurice (tout jeune Michel Bouquet) fils illégitime et amer de l'ancien châtelain local dont le mal-être transpire à chaque apparition. C'est plus subtil pour son demi-frère et châtelain torturé Keriadec (Paul Bernard dans un rôle voisin de celui qu'il tenait dans Lumière d'été), reclus dans son domaine, écrasé par un passé restant trouble pour ses années loin du village et pesant pour tout ce qui concerne les méfaits de son père coureur bien connu. Les deux personnages poursuivent ou malmène Odette d'un amour supposé les guérir de leur maux (Keriadec) ou les aider à accomplir une vengeance longuement mûrie (Maurice). Grémillon retrouve là son thème du clivage social ou une bourgeoisie aveugle et un prolétariat revanchard/calculateur s'opposent. Tous les personnages sont plus ou moins en lutte avec eux-mêmes à ce titre et basculent du calcul à la sincérité. Odette aguiche grossièrement Keriadec en quête de clinquant avant de tomber sincèrement amoureuse de Maurice, ce dernier acceptant le passé qu'il devine dissolue d'Odette sauf quand il apprendra qu'elle a été la maîtresse de son demi-frère. Les figures les plus "populaires" sont les vrais victime, le mareyeur Jock (excellent Fernand Ledoux) sous ses airs vulgaires étant sincèrement amoureux d'Odette qu'il gâte en vain tandis que la modeste servante Mimi (Arlette Thomas) ne peut qu'aimer à distance Keriadec, en réminiscence moins torturée de la Madeleine Renaud de Lumière d'été.

Dès l'approche réaliste exprime un bonheur fragile possible et à l'inverse la théâtralité et facticité s'invite pour signifier l'impossibilité d'un rapprochement (le champ contre champs sentant le studio lors de la première rencontre entre Mimi et Keriadec), la manipulation (Keriadec cédant à ses pulsions charnelles dans le somptueux cadre du château) et illustrer/anticiper les penchants violents des personnages (le cadrage bref mais appuyé quand Keriadec s'empare d'un des gamins qui le nargue). Le beau rapprochement entre Maurice et Odette se déploie dans un somptueux extérieur quand les accents baroques d'une rencontre nocturne dans une grange signent leur inéluctable éloignement. Les grands espaces succèdent aux intérieurs étouffant, la nuit au jour, le tout dans une contradiction constante des actes et sentiments de protagoniste indécis en le malaise passé et la promesse d'avenir. La grande séquence de mariage atteste de cette dichotomie, le drame se déployant dans un pur moment de joie collective. La fin est emblématique à ce titre, une flamboyante et onirique scène de danse (là encore des rêveries inhabituelle chez Grémillon) montrant une impasse sentimentale et morale étant suivi d'un départ digne, apaisé et néanmoins dramatique dans un pur environnement réaliste. L'irréel dans les aspirations des héros, dans l'idéalisation de l'autre ou tout simplement dans son approche formelle tire toujours vers l'échec et le drame. Le réel n'offre que d'éphémère moment de répit dans une œuvre d'une grande noirceur. Passionnant même si l'épilogue vaguement policier est un peu expédié. 4,5/6
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Re: Jean Grémillon (1898-1959)

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L'Amour d'une femme (1953)

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Marie, un jeune médecin, remplace sur l’île d’Ouessant, le vieux praticien qui prend sa retraite. Malgré les préjugés des insulaires, elle parvient à se faire accepter. Elle noue des liens d'amitié avec l'institutrice, également proche de la retraite, Germaine Leblanc. André, un ingénieur installé provisoirement sur l'île pour un chantier, tombe amoureux d'elle. D'abord réticente, elle sort avec lui, au risque de compromettre sa réputation. Il la demande en mariage, mais exige qu'elle renonce pour cela à son métier.

L'Amour d'une femme est le dernier film d'un Jean Grémillon qui ne retrouvera l'occasion de passer derrière la caméra que le temps de trois courts-métrages documentaires par la suite. Il s'agit d'un scénario original de Grémillon coécrit avec René Fallet et René Wheeler et le réalisateur y offre une sorte de condensé épuré de ses grands films des années 40. Dans nombre de films de Grémillon, il est question de romances contrariées par un clivage social (le couple de Gueule d'amour (1938)) ou un conflit moral (la relation adultère de Remorques (1941)) pouvant s'exacerber dans le cadre de communauté isolées telles que la province minière de Lumière d'été (1943) ou celle portuaire de Pattes blanches (1949). On retrouve tout cela ici mais dans une forme d'épure dénuée des tics d'écriture du réalisme poétique ou de la "qualité française" des années cinquante. Point de personnages tourmentés, de construction dramatique tirant vers une noirceur attendue ou de grand final soufflant un romanesque ténébreux. Grémillon offre ici une sorte de pendant lumineux de Pattes blanches où l'élément féminin extérieur est source d'apaisement sans totalement perdre sa nature sacrificielle.

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Marie (Micheline Presle) est une femme médecin venue officier sur l'île d'Ouessant. On évite le cliché de la communauté isolée, rugueuse et méfiante (si ce n'est une plaisanterie dont sera victime Marie) puisqu'après avoir montré ses compétences en sauvant une petite fille, Marie est rapidement adoptée par les habitants. L'isolement se ressentira plutôt à travers l'avenir qui se pose à elle en exerçant sa profession sur le long terme dans cet environnement loin de tout. Elle aura notamment l'exemple de son prédécesseur le docteur Morel (Robert Naly) repartant vieillard et usé après trente ans de bons et loyaux service. Le plus significatif sera cependant celui de l'institutrice Germaine Leblanc (Gaby Morlay) prochainement amenée à quitter ses fonctions célibataire et sans enfants si ce n'est ceux qu'elle a accompagné dans leur éducation durant toutes ces années. Lorsque Marie tombera amoureuse d'André (Massimo Girotti) un ingénieur de passage sur l'île le temps de son chantier, le conflit entre son sacerdoce et ses aspirations de femme va la tirailler.

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Grémillon oppose tout au long du film la satisfaction commune de Marie et ses patients avec celle intime ressenti au contact d'André. C'est le motif de son refus initial puis la raison d'un premier rendez-vous manqué. L'enchaînement des scènes obéit à ce doute permanent, la méticulosité attentive qui voit Marie sauver une fillette fiévreuse étant suivie d'une magnifique scène de rencontre nocturne où le rapprochement se fait avec André. Quand elle s'abandonnera trop intensément à son amour, un montage alterné la trahira avec le décès d'un personnage emblématique. Micheline Presle apaisée et le sentiment du devoir rempli après un bienfait au service de la communauté oppose un jeu plus à fleur de peau et ardent dans les bras de Massimo Girotti. L'assurance de son métier, savoir et l'attente des autres à son égard lui confère une autorité naturelle (la haletante scène d'opération de la dernière partie) qui s'estompe quand il est question de ses propres sentiments et du choix de suivre André qui veut d'une épouse traditionnelle. Il y a également de la part du réalisateur un jeu sur l'espace où il se plait à fondre Marie de façon très différente selon les moments.

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L'isolement positif ou négatif se ressent dans les grands espaces, la rencontre en plein jour des amoureux s'amorçant dans un plan large où ils semblent seuls au monde alors que le village poursuit son activité autour d'eux. A l'inverse nombre de scènes d'intérieur tissent la communion de l'héroïne avec les locaux conquis par son abnégation et les amènent à l'adopter. La mère anxieuse de la petite fille malade l'observe ainsi puis la remercie chaleureusement dans l'exiguïté de sa maison puis le sauvetage final sera suivi d'une grande beuverie au bar de l'île où Marie se fond parmi les joyeux buveurs qui l'ont adoubée. Les deux scènes d'enterrements du film illustrent ce côté à la fois dedans et en dehors de Marie, la pittoresque de la première parade funéraire s'observant avec la curiosité de la nouvelle arrivante alors que la douleur de la seconde se ressent avec le sentiment d'appartenance à ce monde - mais aussi le désir de le fuir en étant ainsi crûment exposé à sa solitude.

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Tout cela s'exprime dans une veine intimiste et dénuée de toute flamboyance ou dramatisation forcée, la tonalité intimiste dominant l'ensemble si ce n'est dans la façon dont Grémillon magnifie cette espace naturel et la beauté de ces acteurs (la photo de Louis Page prend le même soin à mettre en valeur nature et décor que le moindre gros plan chargé d'amour de Micheline Presle). Cela passe aussi par la subtilité d'écriture des personnages. Massimo Girotti est très loin du rustre machiste italien et hésite toujours entre volonté d'imposer son amour et culpabilité pour les même raisons dont il voit bien la façon dont il freinera la destinée de Marie. Micheline Presle quant à elle oscille entre farouche indépendance et romance éperdue, le tout se ressentant le plus souvent dans son jeu plutôt que des dialogues qui surlignerait inutilement. C'est d'ailleurs sans un mot et sur un gros plan de son visage et de ses yeux embués de larmes que se conclut le film (rappelant la magistrale conclusion de Remorques avec le même effet sur Jean Gabin), dans un sentiment incertain entre la responsabilité et la résignation. Magnifique film où l'on regrettera juste le doublage de Massimo Girotti (le doubleur ayant une voix bien moins imposante) qui parlait pourtant bien français - arrivé en France une heure avant le premier clap, il n'aura pas eu les quelques jours pour le rafraîchir d'où la solution fâcheuse du doublage. Belle conclusion mais échec cinglant en salle pour Jean Grémillon dont la carrière ne se relèvera pas. 5/6

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Sinon au passage long sticker au début du BR Arrow sur la belle restauration Gaumont sauf qu'on a toujours pas de BR français. Mais c'est sympa de faire profiter les anglais :mrgreen:
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Re: Jean Grémillon (1898-1959)

Message par Commissaire Juve »

Ah ? il y a un BLU UK ? Je m'étonnais de la qualité des captures... Parce que le DVD "à la demande" était assez calamiteux (en termes de netteté).

Sinon, je n'ai pas du tout aimé ce film (mai je me répète... je l'ai écrit deux fois en haut de la page). Ou plutôt : la situation m'a profondément irrité... et j'ai été bien soulagé en voyant le mot fin.

Cela dit... Presle me fout souvent le bourdon.
La vie de l'Homme oscille comme un pendule entre la douleur et l'ennui...
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Profondo Rosso
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Re: Jean Grémillon (1898-1959)

Message par Profondo Rosso »

Commissaire Juve a écrit :Ah ? il y a un BLU UK ? Je m'étonnais de la qualité des captures... Parce que le DVD "à la demande" était assez calamiteux (en termes de netteté).
BR Arrow bénéficiant de la restauration Gaumont

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