Les Damnés (Luchino Visconti - 1969)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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Strum
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Re: Ludwig : question sur les versions

Message par Strum »

Manolito a écrit :Il y un discours très clair d'Aschenbach à ce sujet après que Herbert, joué par Umberto Orsini, vient se livrer au nazis pour qu'on libère sa femme et ses filles. Le SS révèle à ce moment à Gunther que c'est Frederick, joué par Bogarde, qui a tué son père de ses propres mains. Et là, il explique que si Martin n'est qu'une "vipère" dont la morsure suffira pour éliminer Sophie et Frederick, l'ordre nouveau a besoin de la "haine pure" de quelqu'un comme Gunther pour faire des grandes choses, que c'est lui la vraie conquête d'Aschenbach. Recruter les meilleurs hommes pour un ordre nouveau en pleine ascension, tandis que l'ordre ancien de la bourgeoisie industrielle est sur le déclin irrémédiable...
Je me souviens très bien de cette scène (la seule du film sur cette question, qui intervient peu avant la fin du récit, avant que Gunther ne disparaisse totalement de la circulation et que la totalité de la fin du film se concentre sur la transformation de Martin dans son nouveau rôle de nazi), qui ne remet pas du tout en cause mon analyse. Gunther est en effet le meilleur "espoir" d' Aschenbach. Mais encore une fois, la concrétisation de cet espoir et la manière dont Gunther pourrait devenir un bon nazi, n'est pas le sujet du film, n'est pas l'histoire que Visconti raconte. On n'en verra donc rien. A quelle époque se passe le film ? Il commence en 1933 (incendie du Reichstag), se poursuit en 34 (Visconti nous montre la Nuit des Longs Couteaux). Bref, nous sommes à l'aube du nazisme, dans cette phase de transition où selon Visconti le capitalisme dégénère en nazisme et, à ce titre, un Martin fait à cette époque un excellent nazi car il est le rejeton dégénéré de la famille. Le jeune Gunther représentera peut-être le nazi d'un type nouveau, celui de 1940 (le nazisme est évolutif), tel que le rêve l'Etat totalitaire. Ce pourrait être le sujet d'une suite aux Damnés, mais il se trouve que de suite, il n'y en a pas.

Par ailleurs, j'ai trouvé totalement invraisemblable cette intrigue secondaire où Gunther qui semblait le seul membre restant de la famille ayant une conscience, du bon sens et des sentiments humains, deviendrait soudain un idiot tombant si facilement dans les griffes d'Aschenbach. C'est très mal amené par Visconti, sans doute parce que cette question l'intéressait beaucoup moins que celle de la décadence.

Je t'invite également à revoir le film, ce que tu pourras faire facilement puisque tu l'as aimé. Pour ma part, n'étant pas masochiste, je m'y refuse. :mrgreen:
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Message par joe-ernst »

Strum a écrit :Bref, nous sommes à l'aube du nazisme, dans cette phase de transition où selon Visconti le capitalisme dégénère en nazisme
Je ne suis pas d'accord avec ton analyse. Ce n'est pas tant le capitalisme qui dégénère en nazisme, que la peur et la haine engendrée par le bolchevisme, qui font se rallier tant de grandes familles aristocratiques et bourgeoises à l'idéologie hitlérienne, comme étant à leurs yeux le seul rempart contre le communisme. Quant à l'évolution du personnage de Günther, elle s'explique pour moi par la terreur que faisaient désormais régner en Allemagne les SS. Artiste et vraisemblablement fragile, il était peut-être plus sensible à ce genre de choses que les autres membres de la famille.
L'hyperréalisme à la Kechiche, ce n'est pas du tout mon truc. Alain Guiraudie
Strum
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Re: Ludwig : question sur les versions

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joe-ernst a écrit :Je ne suis pas d'accord avec ton analyse. Ce n'est pas tant le capitalisme qui dégénère en nazisme, que la peur et la haine engendrée par le bolchevisme, qui font se rallier tant de grandes familles aristocratiques et bourgeoises à l'idéologie hitlérienne, comme étant à leurs yeux le seul rempart contre le communisme. Quant à l'évolution du personnage de Günther, elle s'explique pour moi par la terreur que faisaient désormais régner en Allemagne les SS. Artiste et vraisemblablement fragile, il était peut-être plus sensible à ce genre de choses que les autres membres de la famille.
Ce n'est pas mon analyse du nazisme. C'est celle de Visconti (d'où mon 'selon Visconti' dans mon post), celle qu'il semble exprimer dans son film. Et elle est fausse historiquement (ce que ton post, qui parle d'éléments extérieurs au film, relève justement)

(Cf Viconti lui-même sur son film (courtesy of P&P): "de toutes les interprétations du fascisme, la plus juste, plus juste que celle de caractère freudien et psychanalytique, est celle qui considère le nazisme comme la dernière phase du capitalisme dans le monde, comme le dernier résultat de la lutte des classes arrivée à son extrême conséquence, à son extrême solution, celle d'une monstruosité comme le nazisme ou le fascisme")

Sinon, Gunther est présenté dans le film comme bien moins fragile que Bogarde, qui est lui fragile. On peut savoir jouer de la musique sans pour autant être fragile. :)
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Re: Ludwig : question sur les versions

Message par joe-ernst »

Strum a écrit :Ce n'est pas mon analyse du nazisme. C'est celle de Visconti (d'où mon 'selon Visconti' dans mon post), celle qu'il semble exprimer dans son film. Et elle est fausse historiquement (ce que ton post, qui parle d'éléments extérieurs au film, relève justement)

(Cf Viconti lui-même sur son film (courtesy of P&P): "de toutes les interprétations du fascisme, la plus juste, plus juste que celle de caractère freudien et psychanalytique, est celle qui considère le nazisme comme la dernière phase du capitalisme dans le monde, comme le dernier résultat de la lutte des classes arrivée à son extrême conséquence, à son extrême solution, celle d'une monstruosité comme le nazisme ou le fascisme")
OK, d'accord.
Strum a écrit :Sinon, Gunther est présenté dans le film comme bien moins fragile que Bogarde, qui est lui fragile. On peut savoir jouer de la musique sans pour autant être fragile. :)
Bien sûr, mais je reste sur mon analyse... :wink:
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Re: Les damnés (Luchino Visconti, 1969)

Message par Alligator »

http://alligatographe.blogspot.fr/2013/ ... garde.html

"Les damnés" présente une grande fresque familiale sur laquelle l'Histoire de l'Allemagne nazie trouve une illustration pleine d'éclat sinon de pertinence. En effet, Luchino Visconti veut montrer comment une grande famille aristocratique, les Von Essenbeck, va épouser les thèses d'Hitler au pouvoir afin de continuer à puiser sa richesse de ses aciéries. La progression que suit cette vieille aristocratie vers une déchéance de plus en plus mortifère montre de manière très violente comment le régime a poussé certains vers leurs plus bas instincts. Cette progression suit la véritable histoire de l'hitlérisme, depuis l'incendie du Reichstag jusqu'après la nuit des longs couteaux.

Avant même que le nazisme perturbe cette famille, certains de ses membres avaient déjà de sérieux problèmes. Loin d'être idéale, l'harmonie familiale montrait de nombreux dysfonctionnements. De fait, le scénario de Nicola Badalucco, Enrico Medioli et Luchino Visconti laisse un voile astucieux sur les liens de cause à effet et l'on ne sait trop si c'est l'hitlérisme qui est à l'origine de la faillite morale de cette dynastie ou bien si ce sont tous ces désordres familiaux (et que l'on peut imaginer identiques dans d'autres lignées) qui ont pu faire émerger la violence nazie. Le mariage est parfait.

Ici l'écroulement des Von Essenbeck semble en germe depuis longtemps. Au début, le vieux patriarche peine à incarner encore un semblant de normalité, pépé gâteau devant ses petites-filles. Et pourtant, se sentant trop âgé pour continuer à diriger les aciéries, il lègue cette tâche à l'un de ses fils, celui qui fait déjà partie des SA, au détriment de l'autre anti-nazi virulent. Les raisons sont à trouver dans une sorte de pragmatisme cynique : Hitler est au pouvoir et la vieille Allemagne s'y abandonne, par lâcheté ou lassitude, cela revient au même.

A partir de là, tout ce qui reliait plus ou moins les différents membres de la famille se détériore à grande vitesse. Et Luchino Visconti, grâce une très belle photographie de Pasqualino De Santis et de Armando Nannuzzi, très mélodramatique, exploite la palette chromatique des émotions entre rouge et vert, jusqu'au discours incisif des ombres, comme dans un film noir.

L'histoire suit son cours et amène ses personnages jusqu’à la caricature parfois. Helmut Berger est à ce titre un peu irritant. Dans l'ensemble les comédiens n'ont pas des rôles faciles, mais cet acteur me semble beaucoup trop libre dans son expression quelques fois grimaçante. De plus, son côté efféminé nuit à son personnage qui tient plutôt de l'ado attardé et difficile. Sa pédophilie et son désir incestueux latent se confondent mal avec cette féminité exacerbée. Je ne sais pas, je la trouve incongrue. Souvent au cours du visionnage, ses simagrées m'ont fait "sortir" du film. Dommage.

Pour être honnête, Ingrid Thullin manque également de sobriété sur quelques séquences, ce qui m'étonne, vu qu'elle sait être beaucoup plus mesurée et juste sur d'autres. Il s'agit donc là bien d'un parti pris conscient dont le sens me reste inaccessible.

Ce qui m'a vraiment plu, outre la forme, apocalyptique, cette grandiose catastrophe que l'outrance de la photo et des décors rendent avec maestria, c'est l'intelligente "façon" qu'a le récit de décrire l'évolution funeste des Von Essenbeck, sa nature implacable, avec sa cadence millimétrée et ses passages obligés, car logiques. Le trait est peut-être appuyé. Avec le temps, le cinéma a gagné en nuances depuis. Reste que le cinéma de Visconti parvient dans une sorte de frénésie tragi-comique à produire un tableau doté d'une force visuelle et d'une percussion dans le discours qui peuvent émouvoir encore. L'on y perçoit l'atroce intensité des sentiments, et cette peur, primale, la peur du vide, morbide, celle que le gouffre de l'absurde vous inflige avec violence et que cette époque a instillé parfois avec une lente et sournoise régularité.

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StateOfGrace
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Re: Les damnés (Luchino Visconti, 1969)

Message par StateOfGrace »

Je viens de voir Les Damnés et et je suis encore sous le choc...

Tel un entomologiste, Luchino Visconti ausculte la longue descente aux Enfers d’une puissante famille industrielle allemande dirigeant les aciéries Essenbeck, dans le contexte de l’inexorable essor du nazisme. L’assassinat du patriarche omnipotent de la famille, qui coïncide avec l’incendie du Reichstag dans la nuit du 27 au 28 février 1933, ouvre la plaie purulente de l’ambition, du sexe et de la mort, tous les trois inextricablement liés. Visconti fait du château des Essenbeck un dédale de couloirs et de salons luxueusement apprêtés guettés par une décadence inéluctable, comme si la pourriture semblait prête à suinter des murs impeccablement lambrissés.
Le cinéaste scrute les visages et passe de l’un à l’autre par des zooms subtils, décelant un sourire narquois, un rictus esquissé ou une surprise feinte.

Les protagonistes sont ravagés par l’ambition, par l’ivresse d’un pouvoir qui est leur Graal.
C’est finalement le personnage le plus pathétique, celui travesti en homme au début du film, qui humiliera sa mère possessive, qui poussera ses rivaux à se donner la mort, qui obtiendra une miette de puissance éphémère – mais qui semblera n’avoir vécu toute sa vie que pour cet instant.

Le film fascine par ses personnages intrinsèquement torturés, et révulse par les actes innommables qu’ils commettent.
Luchino Visconti tisse une toile de perversion, et déstabilise le spectateur par ses accès de violence et de sexe, telle la Nuit de Longs Couteaux qui occupe le centre du film, où une orgie nazie s’achève dans le crépitement des mitraillettes, les râles d’agonie et le sang qui ruisselle sous les corps amoncelés, sinistres pantins désarticulés.

Dès lors les flammes qui s’échappent des gigantesques aciéries des Essenbeck semblent figurer le bûcher funéraire d’une dynastie consumée par l’excès...

Du très grand art…
joe-ernst
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Re: Les Damnés (Luchino Visconti - 1969)

Message par joe-ernst »

On mentionnera que la Comédie Française a adapté ce film pour la scène et a présenté ce spectacle au dernier Festival d'Avignon. France 2 l'avait d'ailleurs retransmis. Le résultat est une très belle adaptation avec une utilisation extrêmement intelligente de la vidéo. Le spectacle est donné actuellement à la salle Richelieu.
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Thaddeus
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Re: Les Damnés (Luchino Visconti - 1969)

Message par Thaddeus »

La disparition d'Helmut Berger, mémorable dans Les Damnés, m'incite à publier ce texte.


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Le bal des vampires


Face à la constance de la carrière de Luchino Visconti, il est difficile de distinguer l’œuvre jeune de l’œuvre mûre, l’œuvre majeure de l’œuvre mineure. Mieux qu’à celle d’un guépard, la démarche du cinéaste renvoie, par sa lenteur, sa sérénité et sa longévité, à la permanence d’une tortue des Galápagos. Certains observateurs, sans doute porteurs d’idées préconçues, ont estimé qu’un artiste répertorié comme un "homme de la Renaissance" pouvait difficilement se couler dans un contexte germanique et plonger dans le tumulte et les convulsions d’une Histoire lui étant étrangère. C’est oublier l’attachement que l’auteur a toujours nourri pour un écrivain ayant cristallisé les contradictions les plus exemplaires de la culture allemande au tournant du vingtième siècle : Thomas Mann. Les deux longs-métrage suivants (Mort à Venise et Ludwig) avaliseront le démenti infligé à ces sceptiques par Les Damnés. Après l’orage passionnel de Senso, la culbute de l’ancienne société sicilienne dans Le Guépard et le chant liturgique de Sandra, Visconti aborde rien moins que la chute de l’Europe occidentale. Mais que l’on ne se méprenne pas sur ses intentions : la fameuse fresque si chère à ses exigences marxistes lui permet avant tout d’éclairer le présent en illustrant brutalement les divers cheminements de l’hérésie humaine. Dans l’égarement de l’homme moderne, le cauchemar du nazisme est vécu comme l’aboutissement d’une profonde crise de civilisation. À ce paroxysme correspond chez le réalisateur une mise en scène de défi : il n’accepte pas que la fièvre et l’intensité de son film soient en-deçà des flammes du Troisième Reich qui ont failli brûler et emporter le monde. Du point de vue dramatique, la période à laquelle il se circonscrit est riche de virtualités. Entre le 27 février 1933, date de l’incendie du Reichstag, et le 2 août 1934 où, Hindenburg mort, Hitler devient le maître absolu de l’Allemagne, se déroulent comme en accéléré toutes les phases de l’agonie de la République de Weimar, faible et malade, et de l’instauration par le Führer de son régime de terreur et de corruption.


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Grande famille industrielle de la Ruhr, la dynastie von Essenbeck est vouée à la déliquescence, à la forfaiture et à la disparition. La Marche Funèbre du Crépuscule des Dieux résonne aux obsèques du patriarche comme l’écroulement des anciennes idoles rongées par des instincts, des appétits et des passions funestes (stupre et débauche, inceste et pédophilie). Si le descendant des ducs de Milan ne peut se défaire de sa fascination pour ce milieu de lourde magnificence dont il est coutumier, tout de velours pesants, de serviteurs muets et de cristaux taillés, il ne le dépeint pas moins avec une amère et impitoyable lucidité. La beauté et la préciosité de l’évocation suggèrent la luxuriance des forêts tropicales : elles s’enracinent dans un pourrissement sous-jacent signifiant que le ver est dans le fruit. Subjugué depuis toujours par la décadence humaine, Visconti transforme l’opulent palais de ces aristocrates névrosés en un implacable laboratoire d’observation. La séquence d’ouverture décrit les préparatifs du dîner d’anniversaire de l’ancêtre, le baron Joachim. Thilde dit à Günther que cette année n’est pas comme les précédentes puisqu’elle tiendra un rôle. Ce théâtre sera bien sûr celui de l’Histoire, où s’accomplira la chute d’un ordre miné de l’intérieur, assimilé par Visconti à une autodestruction. À l’annonce de l’incendie du Reichstag et à l’accusation portée contre les communistes répondent aussitôt l’assassinat de Joaquim, vestige de l’Allemagne parlementaire, et l’inculpation du gendre libéral Herbert Thallman. Celui-ci saisit les raisons de l’ascension d’Hitler, il s’oppose à l’antinazisme de pur snobisme de Joaquim, ainsi qu’au nazisme lui-même, mais il n’est en rien un continuateur du comte Ussoni de Senso. Même en détestant l’"enchantement fasciste" et les suggestions de l’hypnotiseur, il s’y soumet, justement parce que sa position n’a qu’un caractère purement négatif et qu’un simple "non" est en soi privé de force et condamné d’avance à l’échec.

Dans la première partie, le cinéaste expose narrativement et plastiquement le clivage qui s’installe entre les générations et les intérêts divergents de chacun. Tandis que Günther exécute un solo au violoncelle, la caméra vocalise mélancoliquement avec l’instrument et figure déjà comme un souvenir rejeté au passé la galerie de ces monarques bientôt destitués. Tout d’intériorité, son art mélomane représente un hommage à la culture moribonde du XIXème siècle en même temps qu’une fuite dans l’introversion, à laquelle fait pendant l’agressivité exhibée de Martin, héritier direct qui, travesti en Marlene Dietrich, réclame "einen mann, einen richtigen mann". Le meurtre de Joachim et la prise en mains des aciéries par la baronne Sophie et l’amant roturier de celle-ci, Friedrich Bruckmann, ratifient la montée en coulisse du nazisme et d’Hitler, ce "gentleman" avec qui Joaquim avait cru pouvoir pactiser afin d’asseoir la pérennité de la maison. La famille Essenbeck est d’abord une puissance économique dont l’annexion est indispensable au pouvoir émergent. Sophie en est l’âme damnée et, entre ses mains, Friedrich devient l’instrument docile d’un double crime destiné à assurer la suprématie du couple. Poussé par elle comme Macbeth est envoûté par sa femme, il s’aperçoit peu à peu qu’il n’est qu’un régent, que sa volonté n’a jamais gouverné les évènements, et agit en exorcisant sa peur comme dans un mauvais rêve. Désormais la grande demeure patricienne, huis-clos autarcique, laisse pénétrer par ses fissures les menaces des conquérants venus de l’extérieur. Suivant un retournement d’une logique imparable, ceux-ci se retrouvent à la fin prisonniers de leur conquête, sans échappatoire possible. Les étapes de la dégénérescence familiale sont ainsi calquées sur les péripéties politiques du pays : métaphore justifiant l’absence du peuple, de la masse des attentistes et des résignés, appelés à devenir bon gré mal gré des complices. Elle garantit la clarté d’une allégorie en vertu de laquelle le plan particulier cède au plan général, l’itinéraire des Essenbeck épousant celui de l’Allemagne.


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Car le microcosme malade de ce nid de vipères est propice à la diffusion de la gangrène. Il offre un terrain favorable au fascisme en donnant prise au chantage et à la subornation. Visconti rappelle ici une vérité cruciale : les soi-disant surhommes n’étaient que des gangsters de la pire espèce, celle qui tue en donnant de bonnes raisons pour le faire. Les turpitudes de la saga dynastique obéissent parfaitement au mécanisme de la dictature, sécrétion naturelle d’un capitalisme dévorant, issue d’une classe dominante incapable de conserver ses privilèges par les moyens ordinaires de la "démocratie bourgeoise". Les vieux mondes qui fascinent le cinéaste meurent victimes d’eux-mêmes et de la vulgarité des forces qui les assiègent. Derrière cette spirale de tares, de vices et de dépravations, un ordonnateur démoniaque tire les ficelles : le hauptsturmführer Aschenbach, être fanatique, raffiné et incorruptible qui possède la dureté de l’acier. Sourire aux lèvres, il met en branle tout un engrenage de mort et de désolation. Il est un facteur de résolution, à l’intersection des intrigues, et guide l’histoire, le destin et la fatalité. Peut-être a-t-il pour modèle Reinhard Heydrich, abattu en 1942 par la résistance tchécoslovaque. Sorciers et ensorcelés : devant Aschenbach — esprit du Mal, authentique Satan — les membres du clan Essenbeck capitulent les uns après les autres. Tous, entre ses mains gantées de cuir, deviennent des pantins monstrueux et blafards. Jusqu’aux ultimes rejetons : rempli de haine et assujetti à d’ignobles perversions (il viole une fillette juive qui finira par se suicider, aventure calquée sur la Confession de Stavroguine dans Les Possédés), Martin est récupéré avant d’avoir pu faire le jeu de Konstantin. Ce dernier est quant à lui éliminé lors du saisissant massacre des SA d’Ernest Röhm par les SS, engeance contre engeance, au cours d’une orgie homosexuelle et païenne dans l’auberge d’un bord de lac. Signant la fin de toute opposition à Hitler, cet épisode marque la prise de conscience par Friedrich (soit par une certaine intelligentsia collaboratrice) d’avoir été joué, ainsi que la "libération" de Martin au plus grand bénéfice du culte national-socialiste. Ainsi se parachève l’emprise nazie sur les corps et les âmes.

Traversée de cumulus vénéneux comme une tempête wagnérienne, stylisée à la manière d’un ballet mortuaire, gagnée par la fantasmagorie d’un opéra baroque, l’œuvre avance au pas de parade vers l’apocalypse. La concentration dans l’horreur, les partis pris esthétiques des compositions, les dominantes rouges et vertes convoquant le climat infernal ou mortifère de la peinture expressionniste, la gestuelle emphatique des comédiens, les décors surchargés et étouffants, le recours au mythe ancestral du feu (hauts-fourneaux, autodafés), les références aux modèles privilégiés, coups de projecteur jetés sur la trame réaliste du récit, travaillent en profondeur un discours saturé d’effroi. Visconti se tient aux lisières assumées du Grand-Guignol et procède par accumulation. À la dilution d’une chronique forcément plus grise qui aurait englobé la totalité du nazisme, il préfère la concentration sur le grand mouvement circulaire entraînant au sommet les puissants pour mieux les abîmer dans la ruine. La lutte sanglante de ces spectres déchus, détraqués, affolés comme des rats, devait se clôturer sur une cérémonie funèbre : les noces de Friedrich et de Sophie désormais folle, plausible réminiscence du mariage d’Hitler et d’Eva Braun la veille de leur suicide. Les visages livides de ces morts-vivants sont éclairés par des cierges sépulcraux, l’ultime étape de leur triomphe ne consacre plus que leur défaite, et une attente moite et sulfureuse accompagne leur agonie. Le poison consommé, Martin, définitivement converti à la mentalité et à l’uniforme hitlériens, salue de son bras levé les cadavres de sa mère et de l’époux de celle-ci. Puis il disparaît dans l’ultime retour des forges, cet or du Rhin convoité par les dieux, cause de leur anéantissement et symbole d’embrasement crépusculaire. La boucle est bouclée, l’industrie de guerre tourne à plein au profit du nouveau régime. Écho sinistre d’une époque de bruit et de fureur où l’argent n’achetait de passeport que pour l’enfer.


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Alexandre Angel
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Re: Les Damnés (Luchino Visconti - 1969)

Message par Alexandre Angel »

Merci Thaddeus!!
J'aurais préféré Ludwig ou Violence et Passion (décidemment, mon film préféré qui traite de la montée du nazisme restera pour toujours -on ne se refait pas- Cabaret) en hommage à Helmut mais bravo bien évidemment!
Comme "le Temps de l'innonce" et "A tombeau ouvert", "Killers of the Flower Moon" , très identifiable martinien, est un film divisiblement indélébile et insoluble, une roulade avant au niveau du sol, une romance dramatique éternuante et hilarante.

m. Envoyé Spécial à Cannes pour l'Echo Républicain
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