Assurance sur la Mort (Billy Wilder - 1944)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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Federico
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Re: Assurance sur la mort (Billy Wilder - 1944)

Message par Federico »

Je viens de me passer une partie des bonus de l'édition Carlotta et j'ai beau être habitué aux (systématiques) docus-analyses américains à montage alterné et qui se recoupent (avec intervenants répétant exactement ce que vient d'énoncer le précédent), j'en suis resté comme deux ronds de flan en les entendant parler de l'aspect révolutionnaire du film. A les croire, Wilder aurait inventé le flash-back, la femme-fatale, les contournements de la censure etc. Bref, que le film noir commence avec Double Indemnity ! :shock: . Ils n'ont donc jamais vu Loulou de Pabst, Le jour se lève, les films de Lang, Grémillon, Duvivier, von Sternberg, Hitchcock, les polars de la Warner des années 30, I wake up screaming d'Humberstone et ceux que j'ai cités plus haut...
Si l'âge d'or du film noir (américain) correspond bien aux années 40-50, l'invention du genre remonte à la fin du muet.
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Rick Blaine
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Re: Assurance sur la mort (Billy Wilder - 1944)

Message par Rick Blaine »

Federico a écrit :A les croire, Wilder aurait inventé le flash-back, la femme-fatale, les contournements de la censure etc. Bref, que le film noir commence avec Double Indemnity ! :shock: .
Il est vrai que sous-entendre que Wilder invente tout cela dans Double Indemnity est très exagéré.
D'ailleurs, plutôt qu'un film inventif ou fondateur, ce serait plutôt à mon sens un film somme, l'archétype parfait du film noir. La plupart des éléments typiques du genre y sont présent; certes, ils existaient auparavant, mais ils sont magnifiés par Wilder, Double Indemnity est un chef d'œuvre nourrit de toute ces inventions.
Demi-Lune a écrit :Un authentique chef-d'œuvre pour ma part. Peut-être le meilleur film noir hollywoodien.
A mon sens également, peut-être le meilleur des films noir.
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Jeremy Fox
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Message par Jeremy Fox »

Voilà ce que j'écrivais ici et qui irait dans le sens de Rick Blaine :
Ce monologue qui ouvre Double Indemnity, c’est donc celui de l’agent d’assurances, Walter Neff, qui, mortellement blessé par une balle dans le corps, ayant péniblement réussi à regagner son bureau, se met au dictaphone pour y enregistrer sa confession. A partir de ces seules cinq premières minutes constituant le prologue, il serait presque possible d’étudier le film dans son intégralité par une explication de texte et d’analyse filmique et, à travers ceux-ci, faire ressortir les principaux éléments constitutifs du film noir (mystère, atmosphère nocturne, fatalisme prégnant, ambiance tragique et mortifère…) ainsi que les bouleversements et évolutions que Double Indemnity lui a apporté. Car le troisième film de Billy Wilder change radicalement la donne et, comme Le Faucon maltais (The Maltese Falcon) de John Huston trois ans auparavant, fait véritablement repartir le genre sur de nouvelles bases, lui ouvrant des espaces narratifs encore inexplorés et oh combien passionnants ! Depuis, le film noir l’a repris à son compte des milliers de fois mais (avec Citizen Kane dans un autre registre) c’est vraiment Assurance sur la mort qui a lancé la mode de la voix off et du flashback pour briser la linéarité du récit policier et du suspense. Suspense qui ne repose plus désormais forcément sur l’identité du coupable (puisque nous le connaissons ainsi que son échec final dès les premières minutes par l’intermédiaire du soliloque recopié ci-dessus) mais sur le pourquoi et le comment de l’assassinat.
Pour moi aussi le plus grand film noir juste derrière Pickup on South Street
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Message par Federico »

Rick Blaine a écrit :
Federico a écrit :A les croire, Wilder aurait inventé le flash-back, la femme-fatale, les contournements de la censure etc. Bref, que le film noir commence avec Double Indemnity ! :shock: .
Il est vrai que sous-entendre que Wilder invente tout cela dans Double Indemnity est très exagéré.
D'ailleurs, plutôt qu'un film inventif ou fondateur, ce serait plutôt à mon sens un film somme, l'archétype parfait du film noir.
Là, je suis davantage d'accord... tout en ne pouvant m'empêcher (on va finir par croire que j'ai mauvais esprit :wink: ) qu'il y manque un élément standard du film noir : une galerie de seconds couteaux bien typés. Car pour soutenir les trois acteurs principaux, ceux qui interprètent le mari, la belle-fille et son petit ami ne brillent pas par un grand relief. Même le témoin avec sa dégaine et son accent de gars de la campagne qui veut profiter de la grande ville pour le week-end reste convenu. Il y a juste (mais trop brièvement) le chauffeur de camion pas super futé et qui a voulu arnaquer les assurances et le prétentieux boss de la compagnie (que Robinson remet si génialement à sa place).

En fait, je crois que la vision de films aussi fabuleux que La dame de Shanghai, Laura, The big combo, Kiss me deadly, Vicki, Les forbans de la nuit, Le grand sommeil, Call Northside 777... m'a rendu très difficile. Et on pourra m'objecter - à raison - qu'ils sont tous postérieurs au Wilder, même le Preminger* sorti la même année mais 6 mois après.

(*) Dont la construction en flash-back est beaucoup plus sophistiquée, à l'image des personnages du film.
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Message par Federico »

Tiens, pour abonder dans le sens de Rick Blaine, à propos de la notion d'archétype, j'ai pensé à la scène où les amants se retrouvent dans les rayons du supermarché. Je ne suis pas sûr de moi mais il me semble l'avoir revue dans Liaisons secrètes de Richard Quine avec Kirk Douglas et Kim Novak (qui est plus une comédie dramatique qu'un polar). Et il y a bien sûr la séquence d'anthologie avec Al Pacino et Ellen Barkin nue sous son imper* dans Mélodie pour un meurtre :oops: .

(*) Détail qui par association d'idée me ramène à un des films que j'ai cité parmi les prémices du film noir : Loulou de Pabst. A cause de l'anecdote racontant que pour la scène où Louise Brooks se retrouve en peignoir devant Alwa Schön, Pabst avait exigé de l'actrice qu'elle ne porte rien d'autre sur elle. Et quand elle lui avait rétorqué que c'était inutile car les spectateurs n'en sauraient rien, Pabst lui avait répondu que l'important, c'était que son partenaire le sache. J'ignore si Wilder émit une exigence similaire à l'encontre de Stanwyck pour sa première apparition en haut de l'escalier :D .
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Message par Rick Blaine »

Federico a écrit :j'ai pensé à la scène où les amants se retrouvent dans les rayons du supermarché. Je ne suis pas sûr de moi mais il me semble l'avoir revue dans Liaisons secrètes de Richard Quine avec Kirk Douglas et Kim Novak (qui est plus une comédie dramatique qu'un polar).
C'est effectivement à ce genre de chose que je pensais (même si je n'ai pas encore vu Liaisons Secrètes pour l'exemple cité). Il arrive très souvent que je me dise "tiens, j'ai déjà vu ce genre de chose", et que je tombe finallement sur Double Indemnity. C'est en celà que le film est fondateur, pas nécessairement par ses inventions, mais par le fait qu'il est devenu une sorte de pierre de touche du film noir, et du cinéma hollywoodien dans son ensemble.
Federico a écrit :Car pour soutenir les trois acteurs principaux, ceux qui interprètent le mari, la belle-fille et son petit ami ne brillent pas par un grand relief. Même le témoin avec sa dégaine et son accent de gars de la campagne qui veut profiter de la grande ville pour le week-end reste convenu. Il y a juste (mais trop brièvement) le chauffeur de camion pas super futé et qui a voulu arnaquer les assurances et le prétentieux boss de la compagnie (que Robinson remet si génialement à sa place).
C'est aussi l'écrasante réussite des 3 personnages principaux et de leur interprétation, notamment celle d'Edward G. Robinson qui pourrait éclipser les personnages secondaires dans ton esprit. Je n'ai effectivement plus beaucoup de souvenir des autres personnages, mis à part le boss évidement, mais principalement par les réponses de Robinson.
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Message par Federico »

Sur ma lancée, comme j'ai le DVD de Carlotta, je viens de me passer le remake télévisuel de 1973 réalisé par le modeste Jack Smight. Pas de surprise, c'est le cas standard d'un copié-collé en version digest pour se conformer au format petite lucarne. La plupart des dialogues sont identiques (à part quelques infimes modifications pour s'adapter aux 70's). Richard Crenna fait le job, sans plus en reprenant le rôle de MacMurray, la flamboyante rousse (pléonasme) Samantha Eggar joue Phyllis (la chaînette de cheville est devenue un simple bracelet au poignet) et... les portes s'ouvrant cette fois de l'intérieur, elle doit se cacher dans l'escalier :lol: . Une version, il va sans dire, très inférieure à l'originale mais dans le genre, j'ai vu pire (si vous êtes maso, infligez-vous la version télé de L'affaire Cicéron avec Ricardo Montalban, toujours chez Carlotta, une horreur !!). Car Lee J. Cobb, tout en ne pouvant éclipser la performance de Robinson et malgré son jeu Actor's Studio est très sympa en Barton Keyes. Avec un clin d'oeil à la version Wilder à la fin puisque durant tout le téléfilm, ils se servent d'un briquet... sauf quand Cobb allume la dernière cigarette de Crenna en craquant une allumette entre ses doigts.

Accessoirement, j'ai été assez content de ma remarque précédente à propos de Keyes-Columbo quand j'ai vu au générique le nom de... Steven Bochco :wink: .
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Thaddeus
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Noirceur et dévoration


Assurance sur la Mort, c’est d’abord, dans la nuit blanche du générique, l’ombre en grisé d’un homme qui, béquille alerte, traverse haut le pied (plâtré) cartons et fondus-enchaînés avant de se perdre dans le récit où il vient de s’installer, menace constante pour les personnages, dont il constitue à la fois la honte, le remords et la convoitise. Puis les phares blafards d’une lourde voiture viennent trouer le voile d’un début de journée caniculaire à Los Angeles, port de l’angoisse : d’où elle vient, où elle va, on ne le comprendra qu’à la fin. Et le mystère s’étend comme la matinée se lève, déjà rythmée de cette mélodie en mineur qui conduit le film de Billy Wilder vers l’inéluctable. L’œuvre ne doit d’être au monde qu’à la Warner. Il s’agit d’une production Paramount, commandée au cinéaste pour rivaliser avec les bandes de gangsters où Huston, Curtiz et Hawks brillaient à longueur de contrats. Pour adapter la nouvelle d’origine dans laquelle James Cain reprenait son thème des amants criminels, déjà couronné de succès par Le Facteur sonne toujours deux fois, Raymond Chandler fut engagé. C’était miser sur le brio et la confusion, les intrigues de l’écrivain ne se distinguant généralement guère par leur clarté linéaire. Or miracle : Wilder remit de l’ordre dans un script au départ intournable et le transforma en épure, comme s’il s’agissait pour lui de ne conserver que les archétypes du roman noir, en gommant le monde grouillant des comparses pittoresques qui tenait habituellement lieu de contexte crédible. Ici, pas de réalisme. Au contraire, un univers étrange, glauque, dont l’érotisme trouble baigne la moindre plante en pot, le moindre coin de bureau, les divans, les silences et les ombres. La progression dramatique y est d’une rigueur infaillible et ne tolère aucun faux pas dans son traitement, à l’instar du plan machiavélique qui y est implacablement exécuté. Tout est réglé comme du papier à musique, et pourtant le cinéaste ne s’enivre pas de cette perfection technique au point d’oublier les rapports psychologiques et l’ambiance vénéneuse dans laquelle les protagonistes évoluent.


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Double Indemnity : le titre terre à terre ne désigne pas seulement le sujet du film, une escroquerie à l’assurance suivie d’un beau crime presque parfait, mais symbolise aussi ce couple qui se hait en s’embrassant et s’aime en se tuant à moitié. Chacun veut au départ se dédommager. Dès sa seconde visite à celle qui n’est pas encore sa maîtresse, l’assureur dindon de la farce lance tout de go qu’il ne participera jamais à un meurtre quelconque. La femme, qui n’a encore rien dit, le laisse s’enferrer avant de jurer qu’à aucun moment l’idée de liquider son époux ne lui a traversé l’esprit. Double aveu, double mensonge. La séquence suivante le prouve, qui fait de ces ennemis deux amants prêts à tout, scellés l’un à l’autre par un pacte perfide. Leur union sur un canapé déjà mouillé est celle du reptile avec la mangouste. Un duo de cannibales. Femme fatale jusqu’au bout de sa cheville prise dans un collier d’or, Phyllis Dietrichson (Dietrich comme Marlene, dont Barbara Stanwick est l’arrogante descendante) va inexorablement tisser sa toile et dévorer son pigeon trop sûr de lui, après l’avoir fasciné. Mais lui-même, comme mû par un fatalisme irrationnel, renonce vite à lutter. Présenté d’abord comme un garçon sans problème, tout feu tout flamme, Walter Neff se laisse peu à peu éteindre, conscient d’être vaincu par ses faiblesses. La boîte d’allumettes qu’il sort toujours à propos pour son ami Barton Keyes lui échappera après que Phyllis l’ait, une dernière fois, frappé de malédiction. Au dernier plan du film, c’est le détective qui allume au héros moribond son ultime cigarette. Ce minuscule accessoire, évoquant un avenir en cendres, brise les liens d’une rencontre qu’un simple échange de boissons suffit à montrer comme impossible. Walter exige de la bière lorsque sa future partenaire lui tend du thé glacé. Deux univers se portent un toast empoisonné : lui ne vit qu’avec des inconnus ; elle doit des sourires incessants à son époux et à sa belle-fille. Malgré tout, un embrasement s’empare d’eux et les plonge dans la clandestinité des coupables. Leurs conciliabules se déroulent, furtifs et un peu ridicules, parmi les boîtes de conserve d’un supermarché trop éclairé où de grosses dames flanqués de marmots bruyants les bousculent. Dans ce microcosme du monde de l’abondance, ces deux êtres tremblent, dérisoires, pour de l’argent.

C’est le moteur du film, comme celui de nombreuses autres grandes œuvres de l’auteur. Les principes d’inversion constituent bien sûr l’une des composantes cruciales du cinéma de Wilder. En engageant Barbara Stanwick et Fred MacMurray, vedettes habituées aux emplois souriants dans des comédies plus ou moins sentimentales, pour interpréter des crapules ordinaires, il impose son goût de la subversion avec un sens de la nuance qui lui permet de tromper la censure. Pour la première fois dans sa carrière, une femme cupide lui inspire quelques chapitres d’une noire amertume, qui s’exprime beaucoup par le dialogue. Grinçant, étincelant, acerbe. Amorce du mélange des genres qui s’avérera par la suite si constitutif de sa personnalité : aux sombres feux de l’intrigue répondent les lueurs plus douces d’un comique de mots volontiers sardonique. L’envolée du détective Keyes (nom qui rassemble à lui seul tous les privés du Nouveau Continent) sur son métier ("Je suis à la fois un inspecteur, un chirurgien, un conférencier, un chien sanglant"), doit autant à Wilder qu’à Chandler. Ironique désenchantement d’un homme que ce métier fait vivre par romans interposés et d’un autre, brusquement dépaysé, affrontant un pays et une atmosphère trop vastes pour lui. Contrairement à Walter, qui veut concevoir l’histoire à sa façon, Barton non seulement la critique mais imagine comment la démonter. Le premier cogite l’action pour satisfaire des désirs sexuels inavoués, en rupture et en révolte avec les règles de la société (prosaïquement une firme d’assurance), et ne peut du coup qu’échouer. Le second étudie les statistiques pour dévoiler les machinations en se fiant autant à son intelligence qu’à son instinct, et s’est fait une règle d’appliquer la loi dans une quête pulsionnelle de la vérité des faits (le "petit bonhomme" qui le tenaille dans la poitrine), sans se rendre compte que cette passion est tout aussi, sinon plus néfaste que celle de son ami. Transposition à peine voilée d’une séance de travail créatif : la narration débute, de façon fameuse, par l’aveu de l’auteur du crime face à un dictaphone, comme on le fait pendant l’écriture d’un scénario, et qui devient finalement le bon et le vrai script du film. Car une histoire est aussi une machine qui emporte dans un voyage entre réel et imaginaire, à l’instar de celle menant William Holden dans la villa enchantée de Norma Desmond, à l’instar ici de celle conduisant Neff au siège de sa sa compagnie, édifice qui de jour lui est familier mais qui, de nuit, revêt de ténébreuses traces gotiques, tel un vieux manoir dans l’arsenal de l’horreur.


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De fait, le personnage-clé du récit n’est peut-être ni la garce en perruque platine ni son complice manipulé mais bien le limier perspicace, obstiné, auquel Edward G. Robinson prête ses traits. Il est d’une certaine façon le double du cinéaste, jamais dupe des apparences, familier jusqu’au pessimisme de la noirceur du monde, lucide jusqu’au cynisme quant à la nature humaine, bien qu’il s’aveugle par affection pour son collègue. Âpre et lucide bien que plus misanthrope, le cinéma de Wilder offre un portrait caustique mais compréhensif de l’animal humain, et Assurance sur la Mort en témoigne. Pourtant de nombreux plans ressemblent ici à des plans de défense. L’agressivité elliptique avec laquelle le réalisateur filme le visage lisse et glacé de son actrice au volant du véhicule tandis que le mari, assis à côté d’elle, est en train de se faire assassiner, indique en un panonceau superbement éclairé un danger mortel. Femmes, je vous hais. Tous dans cette séquence le pensent : l’époux soudain mis en présence du monstre qu’est sa compagne (laquelle a tué sa précédente femme), l’amant contraint à une besogne que sa médiocrité initiale ne le prédisposait guère à accomplir, et le spectateur qui condamne la créature tout en l’adorant, comme un trésor interdit et maléfique. Les cent mille dollars après quoi court le couple posent d’ailleurs un problème : leur emploi. Walter ne semble pas désirer de promotion sociale et refuse la fonction d’assistant que lui propose Keyes, poste il est vrai davantage payé d’honneur que d’espèces. Phyllis jouit quant à elle d’une position enviable, son conjoint trayant des centaines de puits de pétrole loin d’être taris. En réalité, le manteau de la liberté s’est abattu sur les épaules de ces deux individus que le poids des habitudes finit par pousser au pire. Alors ils jouent à un quitte ou double romantique, alliés le temps d’un meurtre et séparés par la découverte d’un secret : la femme vénale et toxique n’aimait pas Walter mais s’en servait comme d’un instrument. Pour lui, l’impact de leur rencontre est un "tisonnier incandescent entre ses mains", métaphore conjointe du sexe et de l’arme à feu. Phyllis se dit enfermée par son mari qui la tient si court qu’elle ne respire plus, mais le sort se rebiffe. À l’instant où elle tire, Walter la sert contre son cœur et l’abat. Mourant, il avoue : "Je n’ai pas eu la femme, et je n’ai pas eu l’argent."

Il y a dans la manière dont il se confesse, au fur et à mesure qu’il perd tout son sang, une sérénité, un détachement, une forme de sagesse résignée qui le conduisent à la mort presque apaisé et heureux. Petit-bourgeois dépassé par plus noir et plus ambigu que lui, fidèle au fond à des croyances qui veulent à tout prix le triomphe du bien, il expire repenti, lavé de son horrible péché. Son murmure pendant que la nuit envahit l’écran possède la transparence des discours qui ferment les tragédies antiques, l’association de l’image et des phrases plus soufflées que dites constituant comme un chœur grec. C’est l’aboutissement d’une fatalité que l’anti-héros avait ressentie juste après l’assassinat. Six ans avant Boulevard du Crépuscule, le cinéaste aborde déjà le cinéma comme une danse macabre, un art de magnifier les fantômes et de s’abîmer sous le poids du destin. "Je n’entendais plus mes pas, avoue-t-il, c’étaient ceux d’un mort." Les béquilles du mari défunt martèlent son crâne de victime par naïveté, et sa dernière entrevue avec sa maîtresse enfin démasquée ressemble fort à un suicide, sensuel comme les approches de séduction avant l’acte d’amour. Le geste de Phyllis au coussin sous lequel se tait encore pour quelques instants la gueule courte d’un revolver, la façon dont elle porte la main à ses cheveux trop blonds forment les atouts d’un grand jeu morbide et pernicieux auquel un innocent vient de perdre. Assurance sur la Mort quitte alors les allées du thriller pour les salons feutrés du mélodrame sophistiqué, si bien que parti d’une intrigue policière on se retrouve en plein Sternberg, l’ornementation visuelle en moins. Wilder s’en tient à la pureté d’une esthétique hollywoodienne au premier degré : montage coulé mais nerveux, plans filmés straight mais parsemés d’audaces, comme le début du récit-off sur un panoramique surplombant les bureaux de l’agence — lesquels annoncent ceux de La Garçonnière et du Procès de Welles. L’insolite mariage du film noir et de la passion mythique garantit à ce modèle absolu du genre une assurance de vie sans échéance, illimitée comme la soif de l’homme de se dépasser, de s’étourdir, et d’aimer à en mourir.


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Re: Assurance sur la Mort (Billy Wilder - 1944)

Message par AlexRow »

Un film clé dans la naissance du film noir. Personnages, cadres, situations... tout concourt à élever les éléments archétypaux du genre, avec une grande maîtrise. Le film reste puissant 75 ans plus tard. Particulièrement pour ce qu'il donne à voir de la ville tentaculaire, avec ses arrêts sur des lieux à la fois d'une grande banalité et totalement emblématiques, comme une villa suburbaine, un bâtiment des assurances, un supermarché... La narration prend largement ses distances avec la notion du destin. Derrière les discours sur la machine qui se met en branle, de vrais choix sont possibles à chacune des étapes menant au crime et à ce qui suit.

Plus j'y pense, plus j'y vois le regard d'un étranger - Wilder - sur Los Angeles, sur la classe moyenne et ses valeurs qui sécrètent l'esprit même du crime crapuleux, raccourci vers le succès à la fois obligatoire et inaccessible si l'on reste dans la vertu que prône en façade cette société.
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Re: Assurance sur la Mort (Billy Wilder - 1944)

Message par Sybille »

AlexRow a écrit :Le film reste puissant 75 ans plus tard.
C'est sûr.
Pour m'être enfin décidée en début d'année à découvrir le remake téléfilm des années 70 (présent sur le dvd Carlotta de 2006), on voit tout de suite la différence de niveau :uhuh: (même si ça reste regardable, je pense même que j'aurais pu mieux apprécier si je ne connaissais pas l'original depuis bien avant).
Plus j'y pense, plus j'y vois le regard d'un étranger - Wilder - sur Los Angeles, sur la classe moyenne et ses valeurs qui sécrètent l'esprit même du crime crapuleux, raccourci vers le succès à la fois obligatoire et inaccessible si l'on reste dans la vertu que prône en façade cette société.
Ca a probablement été analysé et avoir de multiples raisons, mais je me demandais justement l'autre jour pourquoi beaucoup de réalisateurs "germaniques" ont pu si bien s'intégrer à Hollywood (au point qu'on oublie même parfois leurs racines européennes) tout en réalisant des films critiques sur la vie américaines, au contraire des Français comme Renoir, Duvivier...
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Re: Assurance sur la Mort (Billy Wilder - 1944)

Message par AlexRow »

Sybille a écrit : Ca a probablement été analysé et avoir de multiples raisons, mais je me demandais justement l'autre jour pourquoi beaucoup de réalisateurs "germaniques" ont pu si bien s'intégrer à Hollywood (au point qu'on oublie même parfois leurs racines européennes) tout en réalisant des films critiques sur la vie américaines, au contraire des Français comme Renoir, Duvivier...
C'est une bonne question. Il faudrait savoir dans quel esprit ces migrants ont abordé Hollywood : se sont-ils mis au service d'une industrie ou ont-ils pensé que celle-ci se mettrait au service de leur art ?
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Re: Assurance sur la Mort (Billy Wilder - 1944)

Message par Alexandre Angel »

Sybille a écrit : Ca a probablement été analysé et avoir de multiples raisons, mais je me demandais justement l'autre jour pourquoi beaucoup de réalisateurs "germaniques" ont pu si bien s'intégrer à Hollywood (au point qu'on oublie même parfois leurs racines européennes) tout en réalisant des films critiques sur la vie américaines, au contraire des Français comme Renoir, Duvivier...
Je crois qu'une des raisons est le fait qu'il a existé une assez importante communauté "germanique", issu d'une immigration fuyant le nazisme, à Hollywood. Il étaient réalisateurs, scénaristes, directeurs photo, compositeurs de musique.. Il devait y avoir beaucoup d'entraide. D'après Douglas Sirk, Billy Wilder était, sur ce plan, quelqu'un de bien, accueillant les nouveaux venus avec bienveillance, les aidant à s'installer, leur dégotant du boulot. Fritz Lang, en revanche, n'aurait pas été cool du tout.

Et les producteurs n'étaient pas fous : ils savaient bien qu'ils avaient affaire à un vivier de talents exceptionnel.

Cela dit, il ne se sont pas tous bien intégrés... comme Max Ophüls, par exemple.
Comme "le Temps de l'innonce" et "A tombeau ouvert", "Killers of the Flower Moon" , très identifiable martinien, est un film divisiblement indélébile et insoluble, une roulade avant au niveau du sol, une romance dramatique éternuante et hilarante.

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Message par AlexRow »

Alexandre Angel a écrit :Je crois qu'une des raisons est le fait qu'il a existé une assez importante communauté "germanique", issu d'une immigration fuyant le nazisme, à Hollywood. Il étaient réalisateurs, scénaristes, directeurs photo, compositeurs de musique.. Il devait y avoir beaucoup d'entraide.
Tu as raison : la situation de la diaspora est essentiellement différente de celle des artistes français, plus isolés.
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