C’est le genre de film qui s’avale comme un verre de gnôle. Mais si l’alcool est raide, il n’est pas trafiqué. Inutile d’y chercher la moindre crédibilité : John Boorman consent à toutes les invraisemblances possibles et imaginables. Walker survit au tir d’une arme qui l’atteint à bout portant. Il poursuit seul un combat que tout porte à juger désespéré contre une obscure organisation. Pas un instant il ne s’interroge sur l’identité et les mobiles de l’homme qui le guide. Présenté comme insensible à tout et à tous, il fait l’amour à la sœur de sa défunte épouse. Et pourquoi donc faut-il que la supplication d’un (ex-)ami trouve sa place au sein d’une forêt de jambes ? Pourquoi vider un chargeur entier sur un lit sans occupant ? Qui a fait disparaître le cadavre de Lynne ? Pourquoi transformer un stock-car en outil de torture ? Pourquoi Walker n’ouvre-t-il pas le paquet qui lui est abandonné à la fin ? Sait-il qu’il ne contient pas d’argent ? Depuis quand le saurait-il ? Et d’ailleurs le savons-nous ? Aux conventions hollywoodiennes établies comme une restitution naturelle de la réalité, le film oppose un brouillage complet de la perception. Il emploie des procédés qui relèveraient d'une forme de distanciation si, par une ruse majeure, ils ne servaient pas à maintenir la fascination totale du spectateur. Le cinéaste se livre à un véritable éclatement du polar, lui inocule le virus d’une certaine approche européenne, acclimatée aux exigences d’un genre qui ne perd pourtant jamais ses droits. Comme on l’a souvent écrit,
Le Point de non-retour, adapté d'un roman de Richard Stark (pseudonyme de Donald Westlake), c’est en quelque sorte Don Siegel revu et corrigé par Alain Resnais. Il est d’ailleurs sorti trois ans après
À Bout Portant (signé du premier précité), qui est la traduction littérale de
Point Blank et réunissait déjà Lee Marvin et Angie Dickinson. Sur un canevas minimal (un truand remonte une filière mafieuse pour retrouver les complices qui l'ont trahi), Boorman recourt à des dispositifs qui, en déviant de la linéarité narrative par un jeu subtil de retours en arrière et de plans prémonitoires, tendent à sédimenter des nappes de temps.
S’il a toute l’apparence d’une histoire de vengeance, le film est d’abord un thriller qui se métamorphose en méditation sur l’Amérique contemporaine et plonge la série noire dans le grand bain de l’expérimentation esthétique. Il saisit jeux et combinaisons de forces, en deçà de toute intériorité psychologique, comme ces récits mythiques où le héros n’est que ce qu’il fait et ce qu’il veut. La puissante Organisation à laquelle s’attaque Walker le bien-nommé transforme le monde en paysage métaphorique, détermine presque tous les lieux de l’action. Y compris ceux qu’il a cru choisir : ne s’avère-t-il pas être le principal instrument du pouvoir qu’il s’imagine combattre ? Comme Melmoth, il apparaît doué d’une volonté et d’une détermination indomptables. Sa marche sans fin dans un couloir anonyme est soulignée par sa cadence robotique, par le bruit métallique et amplifié de ses talons heurtant le sol. Son opiniâtreté obsessionnelle déclenche une violence qui fait boule de neige et devient absolue tant elle dépasse l’enjeu initial. La représentation de Lee Marvin porte entièrement le regard de Boorman : elle constitue un bloc physique qui répugne à l’explicitation émotionnelle comme à l’approfondissement romanesque, autour duquel tourne toute la mise en scène, pour la briser comme pour l’exalter, pour la détruire comme pour la faire renaître. Les images ressemblent alors davantage à des invocations qu’à des agressions. Certes le visage du comédien est parfois pris dans le flou et l’intention de contrepied est assez appuyée à ce moment-là, mais ces décisions sont rares, pas exclusives, et à ressaisir avec tous ces plans traversés, poignardés par la couleur acier des yeux de Marvin, qui s’associe parfaitement à celle de ses costumes. Il s’agit de porter atteinte à ce corps qui fut si souvent statufié (visage massif, reflets minéraux de la pierre ou de la montagne, force de la présence).
Avec
Le Point de non-retour, le film noir glisse vers la rêverie somnambulique. Le sommeil est d'ailleurs récurrent au fil d’une intrigue où certains personnages consomment des somnifères jusqu'à la mort ou s'évanouissent au cœur de la fiction. Le récit a beau être toujours en mouvement, il donne pourtant l’impression de faire métaphoriquement du surplace. Walker n’y entre pas en frappant mais en s’écroulant. Les différentes plongées et contre-plongées l’écrasent davantage, reprennent dans la figuration les données élémentaires du l’histoire : la trahison, la faiblesse, la souffrance sont appuyées et démultipliées par les choix de cadrage et de montage. Peut-être le héros est-il sous l’empire d’une paramnésie galopante : le présent imite le passé à satiété, à l’épouse suicidée se substitue aussitôt sa sœur, les comparses se dédoublent ou vont par paire. Dépaysés, les faits se soustraient à la chronologie — options de mise en scène que soutiennent deux autres composantes du style. D’abord l’extrême soudaineté de l’action, qui tient en partie à la vitesse d’exécution, à l’adresse et à la sûreté de l’acteur. Ensuite la répétition des épisodes : quand Walker s’arrête sur la tombe de Lynne, il semble qu’il est trop tôt pour qu’elle soit déjà enterrée, et que des successions de flashbacks, présentant divers aspects de la chambre où elle s’est tuée, ont déposé son trépas dans un labyrinthe temporel. Les réitérations à l’identique du déjà vu sont nombreuses, qui dissocient l’acte, tel que la narration le sanctionne dans sa singularité, de sa forme gestuelle. L’étreinte amoureuse, chaque fois que les amants pivotent, révèle ainsi une personne nouvelle. Les péripéties en deviennent opaques. Quelle blessure a reçu Walker au début ? Pourquoi retrouve-t-il sur l’étagère un flacon bleu semblable à celui qu’il a jeté au sol ? La chute de Reese dans le vide est-elle l’effet de sa maladresse ou bien Walker l’y pousse-t-il du vingtième étage ? Cette abstraction se déclare par un expressionnisme agressif (influence revendiquée :
Le Désert Rouge d’Antonioni). Gris cannetille, kaléidoscope chromatique dans le night-club qui voit Walker émerger d’une bagarre infernale, verts de métal satiné que tranche la robe orange d’Angie Dickinson (quand elle en porte une…), soit un barbouillage de couleurs mélangées et veinées où circule, un peu plus apparent, un courant sanguin.
Partagé entre l’épuisement audiovisuel, le déphasement et l’excitation nerveuse, on se sent à la fois étranger à des scènes, des habitudes, des agissements bien peu humains, et en même temps happé, amalgamé, moulu, digéré par l’efficacité redoutable de la machinerie. On assiste tantôt à une séance d’électrodes (charnelles) entre Chris et Reese, aux animalités prometteuses, tantôt à la fureur de la première qui gifle et croit meurtrir un Walker stoïque, impassible, puis se venge dans un cataclysme de gadgets ménagers : la critique de la société de consommation n’est alors pas une vaine expression. Marvin hante la profondeur de champ dès les premières séquences, qui le montrent évanoui dans le décor d’Alcatraz ; néanmoins cette profondeur de champ n’est pas un seuil transitoire pour qu’il s’approprie l’avant-plan mais l’espace qui mène à des limbes. Son visage conjugue la "pensivité" et la passivité, là où la partie centrale de son corps est le regard et surtout la main (ce que John Ford avait compris dans
L’Homme qui tua Liberty Valance : le regard qui perce et la main qui fouette à mort).
Le Point de non-retour exerce une emprise dont la marque précise est d’introduire de plain-pied sur une autre planète. Il se refuse à la caractérisation, réduit la motivation à l’essentiel. Si les films de "privé", qu’ils soient tirés de Chandler ou de Hammett, sont tributaires par leur nature des données du scénario et des dialogues, celui-ci doit son intensité au traitement que Boorman lui fait subir. Le réalisateur britannique affirme en particulier sa maîtrise dans le choix des lieux, depuis les spirales bitumées de Los Angeles jusqu’à la boîte psychédélique The Movie House, cadre d’un pugilat homérique, où les projections de tableaux contrastent avec une danseuse en bikini et les cris désespérés du chanteur. Les silhouettes rougeâtres des combattants s’y détachent sur fond de photographies qui emblématisent la crudité hollywoodienne (typique des années soixante) et la beauté européenne (idéalisée et quoi qu’il en soit éthérée). Horizons vagues vus des terrasses et des baies vitrées, eaux brunâtres ou bleutées, villa de Brewster aux boiseries monotones… Tout est comme une ouverture sur ce rien que propose aussi l’espace blanc, asséché et désertique du canal de dérivation.
Blank. Ici et là, la diversité consistante du réel fait défaut et l’absence au monde du héros se manifeste avec force.
Au fond, le talent de Walker est d’échapper à l’ordre naturel de la situation, de déplacer les actions, de changer les rôles et les places, de se tenir dans l’ombre. Il ne résiste qu’à l’aide de la rêverie mélancolique qui le maintient à l’écart. Il exige du palpable, en vain, mais il survit. Chris a beau dire qu’il est mort à Alcatraz, il n’y a laissé que sa sensibilité, son consentement à autrui. Il échappe au fil d’évènements dont l’Organisation (structure parallèle, occulte, illégale) voudrait l’envelopper parce qu’il en saisit la finalité unique : l’agent sera la proie. Cette entité n’étant rien d’autre que notre monde, seule la solitude vigilante reste vivable. Ainsi la confusion initiale se dissipe-t-elle peu à peu et c’est la netteté géométrique qui l’emporte, avec ses à-plats graphiques, ses verticales tranchantes et les arêtes saillantes qui se détachent sur des fonds d’images vides ou désertés. Sur le plan plastique, Boorman combine deux usages de la couleur : l’embellissement et la destruction intensive, et ce double emploi s’unit dans un même geste d’éclat et de tension. Il fait le choix de la désorganisation apparente et du chaos, mais il ne sacrifie pas le centre à la confusion. Il décrit aussi et surtout Los Angeles comme la cité moderne par excellence, oppressante, froide, indifférente. Cette peinture allégorique d’un pays ne semblant trouver d’issue que dans la violence répond à celle que Robert Aldrich offrait douze ans plus tôt dans
En Quatrième Vitesse, autre fable apocalyptique, autre jalon crucial dans l’évolution du cinéma criminel. L’
underworld a remplacé la "chose", mais Walker comme Mike Hammer n’en est pas moins un chasseur d’ombres en quête d’un Graal inaccessible. De la série noire de cette trempe, c’est peu dire qu’on en ingurgiterait jusqu’à plus soif.