Le Point de non-retour (John Boorman - 1967)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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Gaston
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Message par Gaston »

Leopold Saroyan a écrit : ce film est véritablement une date dans l'histoire du polar, essentiellement par la forme il est vrai.
toutafé :lol: :lol: :lol:
Un de mes polars préférés, d'une très grande violence malgré l'absence de truquages, poursuites ou fusillades en tous genres... ma vhs est usée, j'attends un hypothétique DVD...

Tiens, j'y pense, on peut trouver une certaine analogie dans la sobriété de ce film avec les polars ascétiques de Melville, peu de musique, bande son minimale, mais images concises, et jeu des acteurs et dialogues essentiels.

Fait partie de mon top 50 8)

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blaisdell
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Message par blaisdell »

Notre ami Tuck Pendleton avait raison.
Le moins que l'on puisse dire est que je n'ai pas été déçu par la découverte de ce POINT DE NON RETOUR.

Il s'agit vraiment d'un film étonnant, un chaînon manquant entre le Aldrich de KISS ME DEADLY, LA LOI DU MILIEU et le cinéma expérimental européen des années 1960.
Pourtant, ce film est d'une cohérence incroyable, on sent vraiment un sentiment d'inexorabilité ,durant 90 minutes où l'on est tenu en haleine.

Je me demande si l'on peut imaginer de nos jours, dans le cadre de l'industrie hollywoodienne un film aussi libre, culotté, susceptible de dérouter certains spectateurs. La façon dont le réalisateur insère de brèves séquences du passé qui font écho à celles du présent est très bien vue.

Tout est choisi avec un soin formidable: les décors que soit Alcatraz désert, les intérieurs de la maison de la femme de Lee Marvin, les trognes des membres qui composent "L'ORGANISATION".

Et Lee Marvin :shock: Dans ce film où il se contente le plus souvent de clamer "I want my money", il affiche une présence et une détermination impressionnantes. On le voit jouer un rôle qui ressemblent à ceux que Charles Bronson incarnera peu de temps après -avec moins de génie que Marvin quand même.. Sauf qu'ici, Lee Marvin ne tue pas mais provoque la mort de ses rivaux.
Et puis il y a Angie Dickinson aussi :oops:

Mais si la forme impressionne, le récit ne manque pas de génie lui non plus. Le thème souvent vu de l'homme manipulé est ici vu de façon très inspirée.

Spoiler (cliquez pour afficher)
Et celà nous donne cette étonnante séquence finale où Marvin s'éclipse discrètement: le dégoût qu'il éprouve à avoir été manipulé par le chef secret de l'organisation devient soudain bien plus fort que son envie initiale de récupérer le magot
Bref, une claque, c'est mon film de ce mois de juin et il entre tout de suite dans mon top 20 personnel.
Lord Henry
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Message par Lord Henry »

On y trouve aussi toute la thématique "arthurienne" du réalisateur déjà parfaitement en place.
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Jack Griffin
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Message par Jack Griffin »

Content que tu aies aimé Blaisdell. Si tu as le temps, je te conseille de jeter une oreille au comm audio de Soderbergh et Boorman (ce dernier n'étant normalement pas très bon à ce genre d'exercice, il se révèle ici très interessant.)
Lord Henry a écrit :On y trouve aussi toute la thématique "arthurienne" du réalisateur déjà parfaitement en place.
Indeed. :)
Et ce n'est que le deuxième film de Boorman !
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Watkinssien
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Message par Watkinssien »

Revisionnage de ce polar unique et formidable, où Boorman se lâche complètement visuellement, où l'intrigue du polar basée sur une idée fixe se transforme en un mouvement symphonique de plans et de sons, magistralement orchestrée par un cinéaste virtuose.

Une oeuvre expérimentale surdouée et largement accessible, portée par la complicité de Boorman avec son incroyable interprète, Lee Marvin.
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Chrislynch
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Re: Le point de non-retour (John Boorman, 1967)

Message par Chrislynch »

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(Point Blank). Avec : Lee Marvin (Walker), Angie Dickinson (Chris), Keenan Wynn (Fairfax), Carroll O'Connor (Brewster), John Vernon (Mal Reese), Michael Strong (Stegman), Sharon Acker (Lynne), Roberta Haynes (Mrs. Carter). 1h30.
Autodestruction des forces primitives
John Boorman : « Ce que je voulais dire dans ce film et qui est sans doute une banalité, c’est que la société Américaine se tue elle-même, elle s’autodétruit. Walker dans le film est un catalyseur. Il est très vulnérable. La société américaine qui est une société décadente est elle aussi très vulnérable, face aux forces
Primitives
». Extraits du livre Entretiens de Michel Ciment (John Boorman : un visionnaire en son temps).

Le progrès, la modernité, qui s’opposent aux forces primitives ; et nous voilà au cœur des thématiques du cinéaste, qu’il ne cessera d’analyser tout le long de sa filmographie.

Dans Point Blank, nous pourrons remarquer à quel point la Nature, si chère au cinéaste, est quasi absente à l’image. Et cette carence ne signifie en rien une omission de la part de John Boorman. Au contraire, cette absence volontaire est signifiante d’un point quasi de non retour entre les liens qui unissent l’homme et la Nature. Partant de cette idée, l’enfermement psychologique qui va suivre.
L’emprisonnement, l’enfermement

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Et comme symbole de cette enfermement, une prison, celle d’Alcatraz. Un lieu créé par l’homme, entouré par la Nature (l’eau).

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Remarquons cette image hautement symbolique de l’oiseau sur les barbelés. Et le plan qui suit, dans l’idée d’association, de l’homme dans les barbelés.

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Dès le générique, le cinéaste insiste sur les barbelés, les barreaux, qui renvoient à cette idée d’enfermement psychologique et symbolique. La première phrase du film est « Une cellule… ». Walker, enfermé dans sa prison mentale.

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L’enquête de Walker ou le miroir brisé de lui-même.

A la recherche de son ombre.

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Pour Boorman, le progrès symbolise une forme d’ombre pour l’homme, la part grandissante du retrait de l’humain par rapport à sa mère Nature. Dans cette projection, Walker devient un chasseur d’ombre. Et donc grandes authenticité et cohérence du cinéaste dès le début de sa carrière.

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Walker, entre ombre et lumière, entre compréhension et incompréhension, entre conscience et inconscience
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Demi-Lune
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Re: Le point de non-retour (John Boorman - 1967)

Message par Demi-Lune »

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J'aurais aimé ravir Père Jules, mais je vais devoir être pondéré par rapport à son enthousiasme. Le film de Boorman m'a en effet laissé avec un petit arrière-goût de déception par rapport à la fulgurance de l'entame. Les vingt premières minutes placent très haut les attentes avec cette ambiance radicale, ce montage déstructuré comme un flot de souvenirs et ces expérimentations sonores (l'enchaînement Lee Marvin qui marche dans le couloir, plans sur sa femme se faisant une beauté, Marvin l'observant de dehors et son entrée violente dans l'appartement, le tout porté par le "clac clac clac" ininterrompu de ses bruits de pas, c'est juste génial). Malheureusement, le film s'adoucit dans ses effets assez rapidement. La hargne est toujours là et la mise en scène reste de belle tenue mais ce qui faisait le prix de l'introduction, ce souci d'expérimentation, devient beaucoup plus épisodique (par exemple la "boucle" des amants créée par le montage). Et comme la remontée de la filière par Walker est répétitive, je dois avouer que mon intérêt a un peu baissé. Les séquences entre Marvin et Angie Dickinson ramènent un peu de trouble, d'ambiguïté, à ce jeu de massacre dont je mesure néanmoins toute l'insolence (avec Bonnie & Clyde la même année, c'est vraiment l'arrivée du sang neuf). Bon film noir, mais pas mon préféré du cinéaste.
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Jeremy Fox
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Re: Le Point de non-retour (John Boorman - 1967)

Message par Jeremy Fox »

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AtCloseRange
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Re: Le point de non-retour (John Boorman - 1967)

Message par AtCloseRange »

Demi-Lune a écrit :
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J'aurais aimé ravir Père Jules, mais je vais devoir être pondéré par rapport à son enthousiasme. Le film de Boorman m'a en effet laissé avec un petit arrière-goût de déception par rapport à la fulgurance de l'entame. Les vingt premières minutes placent très haut les attentes avec cette ambiance radicale, ce montage déstructuré comme un flot de souvenirs et ces expérimentations sonores (l'enchaînement Lee Marvin qui marche dans le couloir, plans sur sa femme se faisant une beauté, Marvin l'observant de dehors et son entrée violente dans l'appartement, le tout porté par le "clac clac clac" ininterrompu de ses bruits de pas, c'est juste génial). Malheureusement, le film s'adoucit dans ses effets assez rapidement. La hargne est toujours là et la mise en scène reste de belle tenue mais ce qui faisait le prix de l'introduction, ce souci d'expérimentation, devient beaucoup plus épisodique (par exemple la "boucle" des amants créée par le montage). Et comme la remontée de la filière par Walker est répétitive, je dois avouer que mon intérêt a un peu baissé. Les séquences entre Marvin et Angie Dickinson ramènent un peu de trouble, d'ambiguïté, à ce jeu de massacre dont je mesure néanmoins toute l'insolence (avec Bonnie & Clyde la même année, c'est vraiment l'arrivée du sang neuf). Bon film noir, mais pas mon préféré du cinéaste.
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Demi-Lune
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Re: Le Point de non-retour (John Boorman - 1967)

Message par Demi-Lune »

Ça va, j'ai pas été virulent. :lol:

Mais t'as raison, faut que je trouve de nouvelles cibles, là, tout de suite.

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shubby
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Re: Le point de non-retour (John Boorman - 1967)

Message par shubby »

AtCloseRange a écrit :
Demi-Lune a écrit :
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J'aurais aimé ravir Père Jules, mais je vais devoir être pondéré par rapport à son enthousiasme. Le film de Boorman m'a en effet laissé avec un petit arrière-goût de déception par rapport à la fulgurance de l'entame. Les vingt premières minutes placent très haut les attentes avec cette ambiance radicale, ce montage déstructuré comme un flot de souvenirs et ces expérimentations sonores (l'enchaînement Lee Marvin qui marche dans le couloir, plans sur sa femme se faisant une beauté, Marvin l'observant de dehors et son entrée violente dans l'appartement, le tout porté par le "clac clac clac" ininterrompu de ses bruits de pas, c'est juste génial). Malheureusement, le film s'adoucit dans ses effets assez rapidement. La hargne est toujours là et la mise en scène reste de belle tenue mais ce qui faisait le prix de l'introduction, ce souci d'expérimentation, devient beaucoup plus épisodique (par exemple la "boucle" des amants créée par le montage). Et comme la remontée de la filière par Walker est répétitive, je dois avouer que mon intérêt a un peu baissé. Les séquences entre Marvin et Angie Dickinson ramènent un peu de trouble, d'ambiguïté, à ce jeu de massacre dont je mesure néanmoins toute l'insolence (avec Bonnie & Clyde la même année, c'est vraiment l'arrivée du sang neuf). Bon film noir, mais pas mon préféré du cinéaste.
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Je comprends. J'aime bcp ce film mais lui préfère le Payback avec Gibson, tellement plus fendard.
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Addis-Abeba
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Re: Le Point de non-retour (John Boorman - 1967)

Message par Addis-Abeba »

Deuxième fois que je vois ce film, plus de vingt cinq ans après la première, et si je le trouve toujours aussi remarquable, aussi novateur dans sa mise en scéne, cet article m'interpelle:
https://fenetresurecran.wordpress.com/2 ... on-retour/

Je trouve le deuxième niveau de lecture très intéressant, je ne sais pas si ca déjà était invoqué ?
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odelay
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Re: Le Point de non-retour (John Boorman - 1967)

Message par odelay »

Ah c’est marrant il a aussi été un de mes films de confinement il y a trois jours. Un plaisir pour les yeux et les oreilles tellement la mise en scène, l’image et la bande son sont inventifs et travaillés. Je vais lire l’article.
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Thaddeus
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Re: Le Point de non-retour (John Boorman - 1967)

Message par Thaddeus »

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À bout portant


C’est le genre de film qui s’avale comme un verre de gnôle. Mais si l’alcool est raide, il n’est pas trafiqué. Inutile d’y chercher la moindre crédibilité : John Boorman consent à toutes les invraisemblances possibles et imaginables. Walker survit au tir d’une arme qui l’atteint à bout portant. Il poursuit seul un combat que tout porte à juger désespéré contre une obscure organisation. Pas un instant il ne s’interroge sur l’identité et les mobiles de l’homme qui le guide. Présenté comme insensible à tout et à tous, il fait l’amour à la sœur de sa défunte épouse. Et pourquoi donc faut-il que la supplication d’un (ex-)ami trouve sa place au sein d’une forêt de jambes ? Pourquoi vider un chargeur entier sur un lit sans occupant ? Qui a fait disparaître le cadavre de Lynne ? Pourquoi transformer un stock-car en outil de torture ? Pourquoi Walker n’ouvre-t-il pas le paquet qui lui est abandonné à la fin ? Sait-il qu’il ne contient pas d’argent ? Depuis quand le saurait-il ? Et d’ailleurs le savons-nous ? Aux conventions hollywoodiennes établies comme une restitution naturelle de la réalité, le film oppose un brouillage complet de la perception. Il emploie des procédés qui relèveraient d'une forme de distanciation si, par une ruse majeure, ils ne servaient pas à maintenir la fascination totale du spectateur. Le cinéaste se livre à un véritable éclatement du polar, lui inocule le virus d’une certaine approche européenne, acclimatée aux exigences d’un genre qui ne perd pourtant jamais ses droits. Comme on l’a souvent écrit, Le Point de non-retour, adapté d'un roman de Richard Stark (pseudonyme de Donald Westlake), c’est en quelque sorte Don Siegel revu et corrigé par Alain Resnais. Il est d’ailleurs sorti trois ans après À Bout Portant (signé du premier précité), qui est la traduction littérale de Point Blank et réunissait déjà Lee Marvin et Angie Dickinson. Sur un canevas minimal (un truand remonte une filière mafieuse pour retrouver les complices qui l'ont trahi), Boorman recourt à des dispositifs qui, en déviant de la linéarité narrative par un jeu subtil de retours en arrière et de plans prémonitoires, tendent à sédimenter des nappes de temps.


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S’il a toute l’apparence d’une histoire de vengeance, le film est d’abord un thriller qui se métamorphose en méditation sur l’Amérique contemporaine et plonge la série noire dans le grand bain de l’expérimentation esthétique. Il saisit jeux et combinaisons de forces, en deçà de toute intériorité psychologique, comme ces récits mythiques où le héros n’est que ce qu’il fait et ce qu’il veut. La puissante Organisation à laquelle s’attaque Walker le bien-nommé transforme le monde en paysage métaphorique, détermine presque tous les lieux de l’action. Y compris ceux qu’il a cru choisir : ne s’avère-t-il pas être le principal instrument du pouvoir qu’il s’imagine combattre ? Comme Melmoth, il apparaît doué d’une volonté et d’une détermination indomptables. Sa marche sans fin dans un couloir anonyme est soulignée par sa cadence robotique, par le bruit métallique et amplifié de ses talons heurtant le sol. Son opiniâtreté obsessionnelle déclenche une violence qui fait boule de neige et devient absolue tant elle dépasse l’enjeu initial. La représentation de Lee Marvin porte entièrement le regard de Boorman : elle constitue un bloc physique qui répugne à l’explicitation émotionnelle comme à l’approfondissement romanesque, autour duquel tourne toute la mise en scène, pour la briser comme pour l’exalter, pour la détruire comme pour la faire renaître. Les images ressemblent alors davantage à des invocations qu’à des agressions. Certes le visage du comédien est parfois pris dans le flou et l’intention de contrepied est assez appuyée à ce moment-là, mais ces décisions sont rares, pas exclusives, et à ressaisir avec tous ces plans traversés, poignardés par la couleur acier des yeux de Marvin, qui s’associe parfaitement à celle de ses costumes. Il s’agit de porter atteinte à ce corps qui fut si souvent statufié (visage massif, reflets minéraux de la pierre ou de la montagne, force de la présence).

Avec Le Point de non-retour, le film noir glisse vers la rêverie somnambulique. Le sommeil est d'ailleurs récurrent au fil d’une intrigue où certains personnages consomment des somnifères jusqu'à la mort ou s'évanouissent au cœur de la fiction. Le récit a beau être toujours en mouvement, il donne pourtant l’impression de faire métaphoriquement du surplace. Walker n’y entre pas en frappant mais en s’écroulant. Les différentes plongées et contre-plongées l’écrasent davantage, reprennent dans la figuration les données élémentaires du l’histoire : la trahison, la faiblesse, la souffrance sont appuyées et démultipliées par les choix de cadrage et de montage. Peut-être le héros est-il sous l’empire d’une paramnésie galopante : le présent imite le passé à satiété, à l’épouse suicidée se substitue aussitôt sa sœur, les comparses se dédoublent ou vont par paire. Dépaysés, les faits se soustraient à la chronologie — options de mise en scène que soutiennent deux autres composantes du style. D’abord l’extrême soudaineté de l’action, qui tient en partie à la vitesse d’exécution, à l’adresse et à la sûreté de l’acteur. Ensuite la répétition des épisodes : quand Walker s’arrête sur la tombe de Lynne, il semble qu’il est trop tôt pour qu’elle soit déjà enterrée, et que des successions de flashbacks, présentant divers aspects de la chambre où elle s’est tuée, ont déposé son trépas dans un labyrinthe temporel. Les réitérations à l’identique du déjà vu sont nombreuses, qui dissocient l’acte, tel que la narration le sanctionne dans sa singularité, de sa forme gestuelle. L’étreinte amoureuse, chaque fois que les amants pivotent, révèle ainsi une personne nouvelle. Les péripéties en deviennent opaques. Quelle blessure a reçu Walker au début ? Pourquoi retrouve-t-il sur l’étagère un flacon bleu semblable à celui qu’il a jeté au sol ? La chute de Reese dans le vide est-elle l’effet de sa maladresse ou bien Walker l’y pousse-t-il du vingtième étage ? Cette abstraction se déclare par un expressionnisme agressif (influence revendiquée : Le Désert Rouge d’Antonioni). Gris cannetille, kaléidoscope chromatique dans le night-club qui voit Walker émerger d’une bagarre infernale, verts de métal satiné que tranche la robe orange d’Angie Dickinson (quand elle en porte une…), soit un barbouillage de couleurs mélangées et veinées où circule, un peu plus apparent, un courant sanguin.


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Partagé entre l’épuisement audiovisuel, le déphasement et l’excitation nerveuse, on se sent à la fois étranger à des scènes, des habitudes, des agissements bien peu humains, et en même temps happé, amalgamé, moulu, digéré par l’efficacité redoutable de la machinerie. On assiste tantôt à une séance d’électrodes (charnelles) entre Chris et Reese, aux animalités prometteuses, tantôt à la fureur de la première qui gifle et croit meurtrir un Walker stoïque, impassible, puis se venge dans un cataclysme de gadgets ménagers : la critique de la société de consommation n’est alors pas une vaine expression. Marvin hante la profondeur de champ dès les premières séquences, qui le montrent évanoui dans le décor d’Alcatraz ; néanmoins cette profondeur de champ n’est pas un seuil transitoire pour qu’il s’approprie l’avant-plan mais l’espace qui mène à des limbes. Son visage conjugue la "pensivité" et la passivité, là où la partie centrale de son corps est le regard et surtout la main (ce que John Ford avait compris dans L’Homme qui tua Liberty Valance : le regard qui perce et la main qui fouette à mort). Le Point de non-retour exerce une emprise dont la marque précise est d’introduire de plain-pied sur une autre planète. Il se refuse à la caractérisation, réduit la motivation à l’essentiel. Si les films de "privé", qu’ils soient tirés de Chandler ou de Hammett, sont tributaires par leur nature des données du scénario et des dialogues, celui-ci doit son intensité au traitement que Boorman lui fait subir. Le réalisateur britannique affirme en particulier sa maîtrise dans le choix des lieux, depuis les spirales bitumées de Los Angeles jusqu’à la boîte psychédélique The Movie House, cadre d’un pugilat homérique, où les projections de tableaux contrastent avec une danseuse en bikini et les cris désespérés du chanteur. Les silhouettes rougeâtres des combattants s’y détachent sur fond de photographies qui emblématisent la crudité hollywoodienne (typique des années soixante) et la beauté européenne (idéalisée et quoi qu’il en soit éthérée). Horizons vagues vus des terrasses et des baies vitrées, eaux brunâtres ou bleutées, villa de Brewster aux boiseries monotones… Tout est comme une ouverture sur ce rien que propose aussi l’espace blanc, asséché et désertique du canal de dérivation. Blank. Ici et là, la diversité consistante du réel fait défaut et l’absence au monde du héros se manifeste avec force.

Au fond, le talent de Walker est d’échapper à l’ordre naturel de la situation, de déplacer les actions, de changer les rôles et les places, de se tenir dans l’ombre. Il ne résiste qu’à l’aide de la rêverie mélancolique qui le maintient à l’écart. Il exige du palpable, en vain, mais il survit. Chris a beau dire qu’il est mort à Alcatraz, il n’y a laissé que sa sensibilité, son consentement à autrui. Il échappe au fil d’évènements dont l’Organisation (structure parallèle, occulte, illégale) voudrait l’envelopper parce qu’il en saisit la finalité unique : l’agent sera la proie. Cette entité n’étant rien d’autre que notre monde, seule la solitude vigilante reste vivable. Ainsi la confusion initiale se dissipe-t-elle peu à peu et c’est la netteté géométrique qui l’emporte, avec ses à-plats graphiques, ses verticales tranchantes et les arêtes saillantes qui se détachent sur des fonds d’images vides ou désertés. Sur le plan plastique, Boorman combine deux usages de la couleur : l’embellissement et la destruction intensive, et ce double emploi s’unit dans un même geste d’éclat et de tension. Il fait le choix de la désorganisation apparente et du chaos, mais il ne sacrifie pas le centre à la confusion. Il décrit aussi et surtout Los Angeles comme la cité moderne par excellence, oppressante, froide, indifférente. Cette peinture allégorique d’un pays ne semblant trouver d’issue que dans la violence répond à celle que Robert Aldrich offrait douze ans plus tôt dans En Quatrième Vitesse, autre fable apocalyptique, autre jalon crucial dans l’évolution du cinéma criminel. L’underworld a remplacé la "chose", mais Walker comme Mike Hammer n’en est pas moins un chasseur d’ombres en quête d’un Graal inaccessible. De la série noire de cette trempe, c’est peu dire qu’on en ingurgiterait jusqu’à plus soif.


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Geoffrey Firmin
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Re: Le Point de non-retour (John Boorman - 1967)

Message par Geoffrey Firmin »

Thaddeus a écrit : 18 nov. 23, 17:18 Pourquoi vider un chargeur entier sur un lit sans occupant ?
John Boorman explique que ce plan est en fait une idée de Lee Marvin improvisée pendant le tournage du film, et symboliserait une frustration, l'impuissance sexuelle du personnage. Il me semble avoir lu ça dans Rêves prometteurs, coups durs:
https://www.actes-sud.fr/node/10968
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