Tomotaka Tasaka (1902-1974)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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bruce randylan
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Tomotaka Tasaka (1902-1974)

Message par bruce randylan »

Un topic pour ce cinéaste trop peu connu à mon goût (il est absent du récent dictionnaire de l'âge d'or du cinéma japonais 1935 - 1975).
J'ouvre avec l'un de ses films les plus renommés et qui fut présenté en son temps au Festival de Venise.

Les cinq éclaireurs (Tomotaka Tasaka - 1938)

Image

Un petit régiment arrive dans une ville déserte du nord de la chine, à quelques kilomètres du front. Cinq homme sont envoyés en reconnaissance pour établir les positions ennemies.

Même si je n'ai vu que 3 de ses films, Tomotaka Tasaka est l'un des cinéastes japonais "classiques" qui me semblent bien trop méconnus en occident. C'était donc avec impatience que j'ai découvert ce film très réputé et loué par les critiques de l'époque. Et il faut vraiment réussir à se mettre dans la peau d'un spectateur de l'époque pour pleinement apprécier ce film qui a pris un sérieux coup de vieux il faut avouer : l’interprétation est plutôt rigide, il n'a pratiquement pas de vrais enjeux dramatiques durant la première moitié, patriotisme envahissant, absence de contexte géo-politique, une narration sans progression... Les personnages paraissent donc beaucoup désincarnés pour un rythme languissant.
Voilà, c'est plutôt compliqué pour un spectateur de 2018. Il y a 80 ans en revanche, le film était plus original, voire atypique, dans son approche du film de guerre. Bien que nationaliste (et impérialiste), le film n'est jamais belliqueux (les ennemis chinois ne sont que des lointaines silhouettes et on ne compte que deux morts en hors-champ) et ne glorifie jamais le militarisme. Cela dit d'après Tadao Sato, il semble que les films de propagandes japonais de l'époque étaient assez différents de ce qu'on pouvait imaginer mais il n'en demeure pas moins que Les cinq éclaireurs fut le premier à adopter ce ton et cette approche.
L'accent est mis sur l'attente, le doute, la frustration et surtout l'amitié. La fraternité est vraiment mise en avance et c'est tout le régiment qui forme à l'unisson un battement de cœur à la respiration suspendue en espérant que les éclaireurs rentrent vivant. Et ça ne devait pas être courant de voir des officiers bienveillant, encourageant leur blessés à partir se faire soigner plutôt que de se sacrifier inutilement sur le chant de bataille. De même, je ne suis pas sur qu'il était d'usage de montrer des soldats fragiles, fuyant devant l’ennemi et pleurant facilement, submergés par des émotions simples.
Il y a quelque chose de feutré, de contenu, de profondément dédramatisé dans le traitement à hauteur d'hommes. On peut penser finalement à du Henry King, sans que Tasaka n'atteigne le même lyrisme pudique. Mais ce dernier fait vraiment preuve à plusieurs reprises d'une réelle délicatesse et de chaleur avec quelques plans inspirés (un soldat ramenant des oies vers le campement, la marche des éclaireurs dans les hautes herbes ; le mouvement de caméra final).

Malgré tout, c'est une relative déception au vue de mes attentes et du souvenirs que je garde de Terre et Soldats (1939) qui pourrait presque en être une suite où Tasaka se montre plus à l'aise dans une veine quasi documentariste.

En attendant d'avoir la chance d'en découvrir davantage un jour, je vais déterrer mes vieux avis. :)
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bruce randylan
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Re: Tomotaka Tasaka (1902 - 1974)

Message par bruce randylan »

Terres et soldats (Tomotaka Tasaka - 1939)

Incroyable film de guerre qui fut produit pour sensibiliser les japonais sur la vie des soldats au front à une époque où les informations n'étaient pas relayées depuis la Manchourie.
Pour la préparation, le réalisateur a ainsi collé au plus prés de plusieurs compagnies lors de vrais combats et l'on sent fortement cette approche très documentée.

Le film opte donc une structure narrative qui surprend au début : on passe de quelques scènes centrées sur des groupes de soldats évoquant la dureté de la vie sur place (les longues marches d’entrainement ; l'impuissance face à la mort de civils ; décès d'un frère d'armes) à d'autres moments quasiment sans dialogues où l'on suit presque en TEMPS REEL la progression sur les champs de bataille.

D'un réalisme toujours extraordinaire près de 60 ans après leur réalisations, ces passages sont d'immenses moments de cinéma. Il faut voir l'assaut d'une maison isolée qui dure presque 40 minutes pour comprendre les efforts du cinéaste à suivre le plus possible la réalité. On y tire vraisemblablement à balles réelles en percevant du coup le tracés des balles et les dégâts sur la maison que les soldats sont obligés d'effriter morceaux par morceaux pour déloger un groupe de sniper invisibles et mortels. La difficulté de la progression, la peur d'une balle faucheuse, les problèmes de communication entre les escouades, le bruit assourdissant (le travail sur le son est tout aussi fabuleux)... Tout y est, porté en plus par une caméra qui se s'écarte jamais du point de vue des soldats, pour mieux renforcer l'immersion.

Cet effacement du réalisateur et de tout propos, s'il évite de sombrer dans le film de propagande (à une scène près où un blessé agonisant dédie sa mort à l'empereur), nuit cependant tout de même à l'implication émotionnelle au profit de celle plus sensorielle..
L'agencement des scènes et le montage du film rendent donc impossible un récit fluide et l'on regrette quelques fois que les histoires personnelles ne soit réduites qu'à quelques minutes (celui où un soldat essaye de sauver en vain un bébé au milieu de cadavres étant le plus flagrant).

C'est bien sur un choix de réalisation osé et l'on ne peux qu'admirer l'ambition de Tasaka de livrer un document brute, précis, au discours effacé, avec ce risque de laisser certains spectateur sur le carreau.
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Re: Tomotaka Tasaka (1902 - 1974)

Message par bruce randylan »

Une ruelle sous le soleil (Tomotaka Tasaka -1958)

Une jeune préceptrice est engagée dans une riche famille pour aider une adolescente légèrement handicapée à la jambe. Le deuxième grand frère de celle-ci découvre qu'il est un enfant adopté.

3h08 sur un tel scénario ça fait sans doute beaucoup et en effet le film ne mérite pas cette longueur d'autant que nous ne sommes pas dans une grande fresque familiale qui se déroule sur des années.
C'est au contraire une comédie (dramatique) qui repose sur un scénario digne d'un soap opéra mais qui est sauvée par la direction prise par le réalisateur. Loin du mélo pesant, pleurnichard et torturé, il opte pour un ton léger et dédramatisé à l'extrême avec des personnages qui agissent de manière assez moderne pour une certaine liberté de ton.
Pour un film grand public, les allusions sexuelles sont également très nombreuses entre le frère qui s'amuse à toucher les seins de la préceptrice, la soeur mineure qui va donner des leçons à un gynécologue (chose inimaginable dans le cinéma américain de la même époque!) et autres références plus ou moins sous-entendues. Quant aux bouleversements et aux révélations qui frappent tous les protagonistes, ils prennent ça avec un recul, une philosophie positive et une ouverture d'esprit assez étonnante.

Tasaka (qui a co-écrit cette adaptation d'un célèbre roman japonais) semble vouloir prendre en contre-pied les clichés inhérents du genre en rendant les rebondissements comme évidents pour tout le monde. Ils sont à peine surpris et réagissent comme si on leur disait qu'il n'y avait plus de baguette en boulangerie. Il en ressort une fraîcheur contagieuse et une certaine vitalité qui évoque très bien l'insouciance d'une jeunesse découvrant le rock 'n' roll et s'émancipant des conventions et des traditions familiales.
Tasaka en profite pour donner une caméra très mobile là aussi assez moderne. Presque tous les plans sont en mouvements et certains sont assez techniques. Presque trop même car tous les travelling ou plans à la grue ne sont pas justifiés. On pourra toujours dire qu'il accompagne littéralement les déplacements des acteurs mais ils ne soulignent pas à chaque fois une émotion.
On ne se plaindra pas cependant ce dynamisme qui apporte une grande fluidité à la narration d'autant que le découpage n'a rien de champ-contre champs basiques et que les transitions d'une séquence à l'autre sont bien gérées. Il choisit aussi de filmer le seul flash-back dans une série de cadrages audacieux très influencés par la bande-dessinée.
Sa mise en scène est tout cas très intelligente car elle met très bien en relation le décor, les personnages et la manière dont ils occupent l'espace au point qu'on pourrait comprendre certaines scènes sans les dialogues.

Là où malheureusement le mat blesse, c'est dans la dernière heure où une intrigue secondaire vient apporter beaucoup trop de répétitions et de redites sur une psychologie que les dialogues expliquées déjà un peu trop. Le rythme en prend un coup comme la spontanéité initiale. On pourrait ainsi enlever aisément une demi-heure. Des longueurs qui viennent entacher les nombreuses qualités de la ruelle sous le soleil.

En tout cas, Tomotaka Tasaka me fait ici une très bonne impression avec un travail sur la mise en scène et la direction d'acteur que je trouve épatants. J'avais pu voir lors de la rétrospective Nikkatsu il y a trois ans un autre de ses films : Terre et soldat, un époustouflant film de guerre, là aussi d'une modernité incroyable. Il faudrait que je retrouve mon avis que j'avais posté sur le précédent forum.

Avec Tadashi Imai et Koreyoshi Kurahara, voilà bien un réalisateur totalement méconnu ici dont je rêve de découvrir plus de films et de connaître leur place au seins de l'industrie cinématographique japonaise.
L’enfant favori de la bonne ( Tomotaka Tasaka – 1955 )

Bon, cette fois c'est définitif Tomotaka Tasaka confirme qu'il est un très grand 8)

C’est une comédie dramatique proche des chroniques attendrissantes et espiègle d’un Ozu ou d’un Naruse.
Dans le cas présent, on suit une fille de la campagne naïve et pleine de bonne volonté qui monte sur Tokyo pour y devenir une servante. Son naturel et son franc-parler lui attirent quelques problèmes d’autant qu’elle devient complice du jeune enfant turbulent de la famille où elle travaille.

Pas de grande trames narratives, pas (ou très peu) de moments forts dramatiquement mais une succession de moments simples, drôles et touchants qui évoquent des instantanés du quotidien en suivant les 400 coups que fait le garçon : le chien qu’il cache, des bagarres avec ses camarades de classes, une soudaine passion pour les trains ou la chasse etc…

Son innocence se complète bien sûr avec la personnalité fraîche et spontanéité de la bonne qui l’ouvrira sur la nature, l’environnement ou d’autres plaisirs simples. Une manière d’aborder l’éducation totalement différent de ses parents, des bourgeois un peu maniéré et rigide qui oublie l’éveil de leur enfant.
Bien-sûr l’opposition entre les gens de la ville et ceux de la campagne est un peu schématique mais elle n’est pas non plus trop manichéenne et elle ne dérange pas plus que ça.

On s’attache en tout cas très rapidement à ce duo qui donne lieu à quelque très beaux moments chaleureux et drôles : le piège pour les oiseaux, l’escalade dans arbres pour regarder les arbres, la course les yeux bandés, le petit chien.

Le dernier quart s’offre même un passage dans la campagne neigeuse pour une partie assez émouvante et une séquence irrésistible des ogres Oga (une sorte de variante à notre père fouettard où deux monstres viennent dans les maisons pour chercher les méchants enfants).

La seule fausse note arrive vers la fin qui s’avère prévisible avecc de plus une mise en appuyée et maladroite lors de travellings décadrés.
C’est un peu regrettable car jusque-là la mise en scène était un régal avec de très beaux mouvements de caméra, des compositions de plans très beaux tenant autant de l’impressionnisme que d’une certaine tendance néo-réaliste. Malgré tout, ça n’entame rien le charme indéniable de ce film admirablement bien racontée et fluide.
Une petite merveille qui met du baume au cœur. :D
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Re: Tomotaka Tasaka (1902 - 1974)

Message par bruce randylan »

Un mini cycle à la MCJP consacré à "L’Art des charpentiers japonais" permet de faire remonter ce topic sur ce cinéaste qui n'a toujours pas été redécouvert en occident.

Chiisakobe aka Carpenter and Children (1962)

Un menuisier issu d'une célèbre lignée apprend que ses parents ont péri dans un violent incendie qui a ravagé Edo. Avec quelques artisans, il décide de retourner sur place pour reconstruire sa maison familiale et lui redonner son prestige. Pour cela, il doit accepter des contrats d'un puissant commerçant. A peine arrivé sur place, il retrouve une amie d'enfance qui l'héberge lui et son équipe... ainsi qu'une demi-douzaine de jeunes orphelins dont personne ne veut s'occuper.

C'est un titre qui s'inscrit dans la lignée de ceux que j'ai pu voir de cette période (Une ruelle sous le soleil et l'enfant favori de la bonne) à savoir un croisement entre chronique sociale et portrait humaniste, saupoudré d'humour, le tout pour une durée à priori excessive de presque 3h.
Et une nouvelle fois, je suis plutôt sous le charme. Même si la durée ne semble pas forcément nécessaire, il n'y a pas vraiment de longueurs, ni de passage à vide, simplement car le film trouve un rythme plutôt naturel, fluide, avec quelques moments forts émouvants, sans être dégoulinant pour autant. Il y a avait pourtant tout à craindre dans cette histoire d'un homme obtus (lé héros est campé par Kinnosuke Nakamura), droit dans ses convictions et sa morale, qui va se laisser progressivement attendrir par une ribambelle d'enfants. Heureusement, et comme dans les précédents opus du cinéaste, le pathos et l'apitoiement ne sont pas de mises, ce qui n'empêche ni la tendresse ni l'émotion de s'installer ; seulement il y a une forme de retenu et d'acceptation du destin qui contournent les clichés du mélodrame. Une des scènes les plus marquantes de ce traitement est le spectacle de marionnettes autobiographiques que conçoivent les enfants pour essayer de gagner un peu d'argent. On a déjà dégainé les mouchoirs - d'autant que la musique d'Akira Ifukube est toujours aussi grave et solennelle - et au final, la scène possède un ton chaleureux et légèrement humoristique ; ce qui la rend d'autant plus belle. Il faut féliciter Tasaka à ce titre pour la direction de ses jeunes comédiens qui tombe plutôt juste dans un registre peu évident et offrant plusieurs moments poignants, vibrants et malicieux comme la découverte de leur nouveau baraquement. Il y a une réelle volonté de compréhension et d'absence de jugement plutôt progressiste avec le portrait vraiment intéressant d'un jeune délinquant qui n'a pas de scrupule à pratiquer le marché noir ou le vol envers des profiteurs abusant de leur position de force en pleine explosion de misère. Le dénouement de sa sous-intrigue est sans conteste l'un des grands moments du film avec de fulgurants et rapides travellings qui suivent sa course effrénée lors de sa tentative d'évasion.
Pour rester sur la réalisation de Tasaka, elle est plutôt sobre et ne sort jamais des quelques décors de ruines en cendres, intelligemment utilisés pour combler un budget modeste. Ca reste du beau travail tout en classicisme dans l'ensemble mais le découpage reste varié, jamais académique avec un joli scope et quelques mouvements de caméra amples comme une scène de foule captée en plan-séquence pour mieux montrer l'isolement de Nakamura face à ses anciens voisins qui viennent le solliciter.
Alors le discours peut paraître parfois souligné, appuyé, didactique voire mièvre pour certain, pour ma part je n'ai pas vu passer les 2h50 grâce à ce mélange de palette plus délicat qu'il n'y parait et des personnages au final nuancés. Il y a d'ailleurs des échanges assez savoureux et complices entre Nakamura et l'ami qui lui prête de l'argent et qui contrebalance habilement sa dimension plus austère, ce qui rend son revirement plus réaliste durant le dernier acte.
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Père Jules
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Re: Tomotaka Tasaka (1902-1974)

Message par Père Jules »

Inconnu au bataillon. Tu me rends particulièrement curieux.
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