Marlen Khoutsiev

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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bruce randylan
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Marlen Khoutsiev

Message par bruce randylan »

Cinéaste culte et emblématiques de la Russie des années 60-70 (notamment j'ai vingt ans), Marlen Khoutsiev est l'auteur d'une douzaine de films qui n'ont pas eu la chance de sortir en France. Cette méconnaissance de son oeuvre aura prochainement un coup de projecteur à la Cinémathèque lors de la future saison 2016-2017 (après un hommage à la Rochelle en 2003).

Avant cela, j'ai pu voir grâce à une arte blanche dédiée à Serge Bozon le téléfilm C'était le mois de mai (1970).

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L'histoire se déroule quelques jours après la l'armistice de 1945 où des soldats russes qui n'ont pas encore quitté l'Allemagne savourent un peu d'indolence dans une ferme. Après une fête bien arrosée, ils se perdent en route et tombent sur un camp de prisonniers désormais désert.


Voilà une oeuvre très étonnante et déstabilisante avec une structure clairement découpée en deux actes.
La première suit avec nonchalance le quotidien de ces soldats qui profitent de leur temps libre pour jouer de la musique, réparer des motos, lézarder au soleil, vider des bouteilles de vins ou de bières ou pour sympathiser avec les allemands même s'ils ne comprennent leur langue. Le cinéaste suit cette langueur avec des scènes dilatées qui ne sont pas sans rappeler les aller-retour formel d'un Miklos Jancso (en bien mois baroque il va sans dire). On sent une certaine insouciance et un nouvelle liberté dans les activités de ces soldats dont une grisante sortie en moto et une soirée alcoolisée quasi presque païenne.

Il va sans dire que la découverte nocturne qu'ils font agit comme une immédiate gueule de bois car ce qu'il visite n'est rien de moins qu'un camp d'extermination bien qu'eux ne le savent pas encore. Ils sentent bien que quelques choses cloche ici, qu'il y a un climat malsain qui s'échappe de cette étrange "chaufferie". Mais quoi précisément ?
Cette réalité leur sera apprise par plusieurs survivants juifs qui ont quitté le camp quelques jours auparavant. A partir de la, le film devient littéralement pesant comme si la gravité terrestre était deux fois plus forte et ce ne sont plus seulement les personnages qui sont hébétés mais la caméra même.
La aussi, les plans sont particulièrement étirés mais pour créer un sentiment totalement autre, littéralement assommant.

C'est un parti pris osé et plutôt courageux mais qui signe aussi ses limites pour un dispositif presque trop démonstratif dans ses effets et sa démarche. Mais il est difficile en même temps de lui reprocher car il parvient à nous plonger dans le même état d'esprit que ces jeunes russes, sous le choc de cette révélation puis de sa réelle signification.

Si cette lenteur pesante se retourne par moment contre elle, il faut reconnaître que C'était le mois de mai imprime la rétine et impose une ambiance obsédante plusieurs jours après son visionnage.
Autant dire que je suis désormais très curieux de découvrir le reste de sa filmographie. :)
Dernière modification par bruce randylan le 7 juin 17, 07:16, modifié 1 fois.
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bruce randylan
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Re: Marlen Khoutsiev

Message par bruce randylan »

J'anticipe un peu la rétro à venir à Bercy (que je ne pourrais pas faire de toute façon) avec le premier long-métrage de Khoutsiev,

Spring on Zarechnaya Street (Marlen Khutsiev & Feliks Mironer - 1956)

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Une jeune et timide professeur de littérature arrive dans une ville étrangère pour ses débuts d'enseignantes. Peu d'années la sépare de ses élèves et l'un d'eux tombe rapidement amoureux d'elle.

Il est cela dit tout de même difficile de savoir qui a fait quoi sur ce film puisqu'il s'agit d'une co-réalisation avec Mironer qui est également l'auteur du scénario. De plus les deux hommes devaient bien se connaître (et s'apprécier ?) puisqu'ils avaient déjà tous deux fait leurs débuts 6 ans auparavant avec un court métrage commun. Une association qui ne sera cependant pas reconduite.

Peu importe au final puisqu'il s'agit avant tout d'un joli drame, touchant et vibrant. Comme souvent avec de nombreux films russes, il m'a fallut un peu de temps pour rentrer dans l'histoire et m'attacher aux personnages, sans doute parce que malgré le début du "dégel", le film est loin d'être exempt des figures de style du cinéma de propagande avec ses jeunes gens souriants et chantant avec autant de ferveur que de candeur, tout en optimisme forcé.
Mais au bout d'une demi-heure, le drame se met rapidement en place avec cette histoire d'amour impossible entre la professeur et son étudiant.
Les cinéastes font alors preuve d'une très tendresse et d'une attention toute particulière aux visages et aux regards qui ne peuvent se confronter directement. Il s'émane donc rapidement une mélancolie assez profonde et silencieuse qui va droit au cœur avec ses personnages un peu prisonnier de leurs rangs, surtout la professeur contrainte de devoir toujours paraître digne et du niveau de son emploi (jolis moment où elle pousse un élève à étudier un poème moqueur qu'il avait inscrit sur le tableau de la classe ou lors de la déclaration amoureuse alors que l'étudiant essaie de contenir la foule de l'autre côté de la porte). Ce sont les passages muets qui résonnent le mieux et délivrent de délicieux frissons avec le visage fragile de Nina Ivanova par des travellings tout en délicatesse.

De plus si la propagande est belle et bien présente, elle est intelligemment mêlée aux caractères des deux personnages avec d'un côté la culture (poésie, chanson traditionnelle, compositeur classique) et de l'autre l'industrie (avec une visite dans une raffinerie stupéfiante de beauté plastique) qui parviennent tous deux à décupler le lyrisme des séquences. Avec les nombreuses grues dans l'arrière plan, le pays est en reconstruction et en plein développement effervescent et semble contaminer sa nouvelle génération qui se laissent doucement aller à exprimer des sentiments individuels et allant contre l'ordre établi. Cette histoire d'amour est donc une sorte de nouveau départ balbutiant et frêle mais qui paraît trouver la voix de l'émancipation.

Sous le charme je suis :)
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Re: Marlen Khoutsiev

Message par bruce randylan »

Personne a tenté la rétro à Bercy ?


La porte d'Ilitch / Le faubourg d'Ilitch (1962)
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Au début des années 60, un homme de 20 ans revient dans sa ville natale et retrouve ses deux meilleurs amis. Mais cet âge qui correspond à un nouvelle étape dans leur vie commence à ouvrir une brèche dans leur rapport.

Un gros morceau dans la carrière du cinéaste et sans doute son oeuvre la plus connue qui rencontra pourtant quelques soucis avec la censure. Il sortit une première fois en 1963 sous le titre de J'ai 20 ans avec une durée d'un peu plus de 3h avant que Khoutsiev parvienne à reconstruire sa director's cut en 1988, rajoutant une quinzaine de minutes pour atteindre 3h20.

C'est une oeuvre ambitieuse et profondément générationnelle où, comme dans les 2 autres films évoqués dans ce topic, Khoutsiev s'intéresse aux états d'âmes de la jeunesse russe qui cherchait alors autant sa place dans la société qu'elle était en attente de liberté et d'épanouissement. Deux aspects un peu délicats à faire coïncider dans la Russie de l'époque.
Ici encore, on sent un vide et un malaise s'installer petit à petit. Les nouveaux engagements familiaux, l'absence de figure paternelle (décédée durant la guerre) ou les différences de caractères qui s'affirment mettent à mal l'insouciance des retrouvailles.
Le film est ainsi traversé d'un spleen très bien rendue par la photographie et par la manière de filmer Moscou (en extérieur entre rues humides, salle de fêtes alcoolisée, transports en commun ou entreprises déshumanisées).
Il y a des très beaux échanges, plein de délicatesse, de mélancolie et d'humanité comme avec ceux une contrôleuse de tramway, une épouse délaissée ou un futur beau-père mais sa durée de 3h20 joue régulièrement contre lui. L'inspiration a du mal en effet à être toujours aussi juste et d'autres séquences sont à ce titre plus inégales, plates ou redondantes. Il y a surtout un interminable tunnel d'une vingtaine de minutes avec une grande réunion politique où se succèdent poèmes et chansons et qui m'a complètement sorti du film alors qu'il restait encore plus d'une heure.

A revoir tout de même dans de meilleures conditions (là, c'était youtube et sous une bonne fatigue :oops: )
Dernière modification par bruce randylan le 16 juil. 17, 16:07, modifié 2 fois.
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Re: Marlen Khoutsiev

Message par cinephage »

J'ai effectivement vu celui-ci à la Cinémathèque. La construction en "blocs narratifs" est pénible sur une telle durée. La séquence dont tu parles, avec les poèmes, est effectivement pataude et interminable. Je suppose que pour un russe cultivé (et donc forcément très porté sur la poésie, art au coeur de la culture russe), ça fait plus sens que pour un public international...
Mais il y a aussi plein de moments assez brillants et très justes, et le film restitue fort bien le désarroi d'une génération qui n'a pas les certitudes de ses prédécesseurs, qui pouvait éprouver son courage et son engagement sur le champs de bataille. Finalement, ce "confort culpabilisant" est assez proche des malaises de leurs contemporains occidentaux, dont les parents étaient aussi des héros "pour que leurs enfants vivent en paix". Au niveau thématique, j'ai d'ailleurs pensé aux rendez-vous de juillet de Becker (mais pas pour la forme, on reste ici dans du cinéma russe avec son formalisme sophistiqué), ou aux tricheurs, de Carné, que je venais de voir...
Parce que sur la forme, c'est quand même très réussi, et plusieurs séquences m'ont vraiment épaté (la séquence avec le père, les moments de retrouvaille du début, le défilé).
I love movies from the creation of cinema—from single-shot silent films, to serialized films in the teens, Fritz Lang, and a million others through the twenties—basically, I have a love for cinema through all the decades, from all over the world, from the highbrow to the lowbrow. - David Robert Mitchell
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