Strum a écrit :Voilà ce qui le fascine dans son enquête plus proche de la quête : se voir dans un miroir déformant. Or, si le meurtrier est son double, c’est donc son frère.
C'est peut-être l'aspect qui m'a le plus remarqué à la revision du film, il y a quelque temps, et c'est un aspect qui semble anticiper l'argument développé près de quinze ans plus tard dans
Entre le Ciel et l'Enfer. Je me permets donc de rebondir sur ce point spécifique (ton texte est remarquable, au passage). Pour le personnage de Mifune, la perte de son colt signifie la perte de son identité, puisque sans arme il se confond avec tout le monde, il n’est plus rien de particulier. Qui plus est, lorsqu’il identifie l’arme meurtrière comme étant la sienne, il se sent responsable. C’est à la fois cette perte d’identité et cette culpabilisation qui le lancent sur la piste de son voleur, qui justifient la hargne – la rage – qu’il met dans son enquête. Mais plutôt que de chien enragé, il faudrait parler de chiens enragés, le limier et le criminel étant deux frères, voire les deux parties à la fois contraires et semblables d’un seul couple de forces. D’ailleurs, ainsi que le formule Shimura qui apporte son expérience à la fougue d’un jeune homme, le dicton ne dit-il pas qu’aux yeux d’un chien enragé il n’y a qu’une seule ligne droite ? Malgré les tours et détours de l’intrigue qui procède par multiples ricochets, l’inspecteur est obnubilé et ne suit qu’une seule ligne droite. À sa perte d’identité correspond chez le voleur l’acquisition d’une personnalité, voire même d’une virilité. Ce n’est pas un hasard si ses deux victimes sont féminines, ni s’il utilise l’arme pour offrir des bijoux à son amie danseuse de cabaret (la séquence du ballet est d’ailleurs significative de l’influence américaine sur le Japon vaincu). Mifune sans son colt est également impuissant. Il est dans la logique symbolique de l’histoire que ce revolver, qui constitue son moteur, se retourne contre son propriétaire, d’abord en blessant son maître et ami, puis finalement lui-même lors de la confrontation finale où les deux hommes se font face, s’affrontent dans les herbes avant de tomber dans une mare fangeuse laissée par l’orage, la boue recouvrant leurs vêtements parfaitement blancs, leurs visages, les uniformisant, les identifiant, particulièrement dans un plan à ras de terre où ils sont étendus côte à côte, également essoufflés, épuisés par l’effort, leur course, leur bagarre. Mais l’un a récupéré son colt, l’autre a les menottes aux mains.
Pourtant, si
Chien enragé montre la duplicité fondamentale de l’être humain, il insiste également sur l’égalité des chances au départ (le détective et le voleur ont le même âge, ils ont vécu la guerre...), l’existence d’une alternative donc d’un choix individuel possible. C’est ce que montrent chacune à leur façon les scènes de la mère et de la danseuse, de la quiétude familiale du logis, de la jeune fille en kimono jouant au piano, et surtout les images finales d’un groupe d’enfants passant sereinement près des deux hommes affairés côte à côte. C’est l’espoir d’une cohabitation pacifique qui l’emporte, entre des apports occidentaux et des traditions japonaises, celui aussi d’une résolution des antagonismes profonds de l’homme. Par delà l’américanisation de surface de la réalisation, pas difficile de percevoir ici l’humanisme caractéristique du Kurosawa de cette période, un humanisme qui se laissera au fil des ans gagner par un scepticisme de plus en plus prononcé, jusqu’au tableau de la misère de
Dodes’kaden ou à cette grande fresque de la désolation qu’est
Ran. Si l’on descend aux enfers dans ce film, on remonte aussi et une séquence typiquement "kurosawaienne" le montre joliment, scène de calme où la poésie relaie pour un instant le réalisme cru de la trajectoire. Au milieu de cet univers sans pitié, croulant sous une chaleur torride qu’arrêtera seulement un orage libérateur, existe encore une plage de repos : c’est le moment où la femme du bus, que Mifune n’a pas lâchée d’une semelle, rend les armes et lui apporte gentiment un verre de bière. Elle se renverse en arrière et, surprise, en apercevant le ciel, explique que cela fait vingt qu’elle a oublié les étoiles. Or, si le tableau social du film est remarquable, s'il dépeint avec force, cruauté mais sans complaisance les rues pauvres, les intérieurs sordides où règne une chaleur étouffante, les music-halls minables qui font penser à Fellini et où s'entassent des femmes ruisselantes de sueur, les ruelles encombrées de vagabonds et de chômeurs, c'est bien ce rayon de lumière que l'on peut choisir de retenir comme leçon.