Howard Hawks - Rétrospective personnelle

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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Jeremy Fox
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Re: Howard Hawks - Rétrospective personnelle

Message par Jeremy Fox »

Rick Blaine a écrit :Un texte enthousiasmant pour un film que je n'ai jamais vu.
Peut-être ce soir, si j'ai le temps.
Martin Ritt risque d'en faire les frais :wink:
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Rick Blaine
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Re: Howard Hawks - Rétrospective personnelle

Message par Rick Blaine »

Jeremy Fox a écrit :
Rick Blaine a écrit :Un texte enthousiasmant pour un film que je n'ai jamais vu.
Peut-être ce soir, si j'ai le temps.
Martin Ritt risque d'en faire les frais :wink:
Donc grosse attente!!
Geoffrey Carter
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Re: Howard Hawks - Rétrospective personnelle

Message par Geoffrey Carter »

Encore un peu de retard à prévoir pour les deux prochaines chroniques. Je devrais avoir plus de temps pour écrire (et aussi passer sur le forum) à partir du mois de décembre ;)
Geoffrey Carter
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His Girl Friday

Message par Geoffrey Carter »

La Dame du Vendredi (His Girl Friday) 1940

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Scénario : Charles Lederer, Morrie Ryskind et Ben Hecht d’après la pièce The Front Page de Ben Hecht et Charles MacArthur ; Photographie : Joseph Walker ; Son : Lodge Cunningham ; Montage : Gene Havlick ; Décors : Lionel Banks ; Musique : Morris W. Stoloff ; Costumes : Robert M. Kalloch ; Réalisateur de seconde équipe : Richard Rosson ; Durée : 92 minutes pour une production Howard Hawks pour Columbia.

Interprétation : Cary Grant (Walter Burns), Rosalind Russell (Hildy Johnson), Ralph Bellamy (Bruce Baldwyn), Helen Mack (Mollie Malloy), Porter Hall (Murphy), Ernest Truex (Bensinger), Cliff Edwards (Endicott), Clarence Kolb (le maire), Roscoe Karns (McCue), Frank Jens (Wilson), Regis Toomey (Sanders), Abner Biberman (Diamond Louis), Frank Orth (Duffy), John Qualen (Earl Williams), Alma Kruger (Baldwyn’s Mother).

Une légende, désormais célèbre, veut que lors d’un dîner avec plusieurs personnes inconnues, Hawks ait proposé d’organiser une lecture de la pièce The Front Page, de Ben Hecht et Charles McArthur. Il aurait confié le rôle d’Hildy à une jeune femme anonyme, et aurait lui-même tenu le rôle de Walter Burns. Aucune source ne permet d’affirmer si cette fameuse histoire se rapprochait de la vérité ou s’il s’agissait d’une énième affabulation hawksienne. En tout cas, on peut imaginer que cette histoire restera éternellement indissociable du film puisqu’elle serait à l’origine du changement de sexe du personnage, véritable trait de génie qui contribuera en grande partie à la réussite du film, et à sa réputation internationale comme l’une des œuvres les plus parfaites du cinéaste.

Brillante journaliste, Hildy Johnson s’est séparée de son mari Walter Burns, rédacteur en chef du quotidien pour lequel elle travaillait. S’étant trouvée un nouveau compagnon, Bruce, elle souhaite quitter son métier, obtenir le divorce pour se remarier, et tout simplement devenir une femme. Elle vient voir Walter à son bureau pour l’informer de toutes ces décisions. Alors, le rédacteur en chef échafaude plusieurs stratagèmes pour récupérer son épouse et précieuse collaboratrice. Il réussit à l’envoyer faire l’interview d’un condamné à mort. La voilà contrainte de rester dans la salle de presse du pénitencier tandis que Walter joue des tours pendables à Bruce. Le condamné tente de s’évader et Hildy le cache. Elle en informe Walter qui se porte en renfort. Et quand la police découvre le stratagème, Walter démasque la supercherie du shérif qui dissimulait la grâce dont bénéficiait le condamné. A l’issue de cette aventure, Hildy et Walter sont réunis, loin de Bruce et du passé. Mais une nouvelle information coupera court à leur projet de seconde lune de miel…
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Alors qu’il vient d’entamer le tournage de Seuls les Anges ont des ailes, Howard Hawks propose à Harry Cohn de produire une nouvelle adaptation (la seconde) de la pièce The Front Page, avec ce qui est désormais l’acteur fétiche du cinéaste : Cary Grant. Au début, Cohn pensait que Grant jouerait le rôle du reporter et voulait confier le personnage de Walter Burns à Walter Winchell, célèbre chroniqueur de radio. Le cinéaste n’a apparemment pas grand mal à convaincre le directeur de la Columbia de modifier le sexe du personnage principal et il fait donc appel à Charles Lederer pour écrire son scénario, les auteurs de la pièce – Ben Hecht et Charles MacArthur – étant indisponibles. D’après Hawks, le travail de Lederer rendit « toutes les scènes bien meilleures et les personnages mieux définis ». Mais Hawks trouvait que les dialogues manquaient de punch, et il sollicita Morrie Ryskind, dramaturge américain qui améliora le texte de la pièce pour en faire des répliques tranchantes, rythmées et modernes. De toute évidence, changer Hildebrand et Hildegard – et faire de Hildy l’ex-épouse de Walter Burns - enrichissait considérablement la dynamique de l’histoire. Femme, Hildy devient un personnage nettement plus fort, et permet à Hawks de brosser un de ses plus beaux portraits de femme. Certaines scènes importantes prennent une signification particulière : la scène où la jeune femme s’entretient avec le condamné à mort, montre ainsi tout son professionnalisme et son talent de journaliste, et combien elle est digne de l’estime de Walter – et du spectateur. Les rapports avec ses confrères s’en voient également modifiés, tous les autres reporters étant des hommes. Le changement impliquait aussi de repenser complètement le personnage auquel Hildy est fiancée. Bruce Baldwyn, personnage un peu niais, parlant lentement, inapte à s’intégrer au milieu journaliste et n’aspirant qu’à une vie campagnarde simple et ennuyeuse (le jeu de Ralph Bellamy allant dans ce sens), possède aussi une respectabilité et des qualités certaines qui en font un personnage indispensable et mémorable, contrairement à la pièce où la fiancée d'Hildy était inutile et médiocrement caractérisée par les auteurs. Afin d’améliorer la structure de son film par rapport au matériau d'origine, Hawks et ses scénaristes entreprennent également d’ajouter une sorte de contextualisation avant l’action principale, à la manière de Train de luxe, afin de bien établir les rapports entre les personnages. Les vingt premières minutes, incluant la conversation d’Hildy avec Walter et le déjeuner au restaurant, appartiennent à cette sorte de long prologue qui ne figure pas dans la pièce. Comme dans plusieurs autres screwball comedies de l’époque, l’action commence alors en fin de matinée pour évoluer vers la nuit. Un autre changement majeur est la modification de la fin, la pièce se terminant par la fameuse réplique « The son-of-a-bitch stole my watch ! » révélant la perfidie de Walter qui, après avoir encouragé Hildy à partir avec sa fiancée et lui avoir fait cadeau de sa montre, appelle la police en l'accusant de vol. Ryskind et Hawks eurent l’idée d’une réconciliation maritale entre Walter et Hildy, qui envisagent une seconde lune de miel aux chutes de Niagara, mais il devront se contenter d’Albany, la destination initiale de Bruce et Hildy, afin de couvrir une grève. Walter ajoute sournoisement : « Je me demande si Bruce pourra nous loger ». La fin initiale voulait que Hildy et Walter se marient dans la salle de presse et commencent immédiatement à se disputer. Un des collègues journalistes, joué par Diamond Louie, devait avoir la dernière réplique : « Cette fois, je crois que ça va marcher. » Mais Ryskind raconta fièrement son idée à un groupe de scénaristes de la Columbia dans un bar, et il se trouva quelques jours plus tard que la scène avait été utilisée pour un autre film ! Elle fut donc remplacée par celle que l’on connaît.
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En septembre 1939, alors que le scénario est quasiment terminé – et que la guerre éclatait en Europe, Haws n’a toujours pas trouvé l’actrice qui incarnerait sa vision personnelle de l’héroïne de The Front Page. Cohn avait annoncé en mars que Jean Arthur jouerait dans le film, mais elle ne souhaitait pas retravailler avec le réalisateur. Furent envisagées tour à tour, Claudette Colbert, Ginger Rogers, Carole Lombard ou encore Irene Dunne, mais toutes refusèrent. Finalement, à quinze jours du tournage, Cohn emprunta à la MGM une actrice qui venait de terminer le tournage de Femmes (George Cukor) qui allait définitivement l’imposer comme une star importante après des rôles secondaires dans des comédies : Rosalind Russell. Prise au dépourvue, la comédienne aurait appris cela dans un article du New York Times. Décidée à ne pas aimer le réalisateur, elle alla nager avant la première entrevue et ne prit pas la peine de se sécher les cheveux, par provocation. Pendant le rendez-vous, Russell lui annonça brutalement qu’elle savait très bien que Hawks ne l’avait pas choisi pour ce rôle. Très calme, le réalisateur répondit que tout se passerait bien et conseilla à l’actrice de passer au département habillage pour se commander un élégant tailleur à rayures. Dès les premiers jours de tournage, Russell fut déconcertée par le fait que Hawks ne disait rien et se contentait de la regarder avec des yeux semblables à « deux cubes de glace bleus ». Cary Grant, habitué aux méthodes de travail du cinéaste, affirma à sa partenaire : « Si ce que tu faisais ne lui plaisait pas, il te le dirait, Roz ». Encouragée, Russell s’adressa directement à Hawks, lui demandant ce qu’il pensait. « Se déroulant comme un serpent, il se leva de sa chaise. Continuez à l’asticoter comme vous faites, me dit-il. Je pouvais à peine l’entendre, mais je distinguais un pétillement dans ses yeux de glace. Il nous observait, Cary et moi, depuis deux jours. J’avais jeté mon sac à main à la tête de Cary – c’était mon idée – et l’avais manqué, et Cary avait dit, « Tu faisais ça mieux autrefois » et Hawks avait tout gardé. C’est vraiment un bon metteur en scène, celui qui devine les possibilités d’un acteur, étudie ses interprètes, apprend à les connaître personnellement, sait tirer le meilleur d’eux-mêmes. » A partir de ce moment, tout alla comme sur des roulettes entre Hawks et ses acteurs. Non seulement il les laissait libres, mais il les encourageait à inventer des répliques, des jeux de scène, au gré de leur fantaisie. Dans ses films « sérieux », Hawks préférer respecter le scénario à la lettre, mais dans ses comédies il laissait une place importante à l’improvisation, car il pensait – à raison – que les acteurs, par leur spontanéité, pouvaient apporter au film une inspiration et une vie dont les scénaristes, assis devant leur bureau, étaient incapables.
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Parallèlement au travail avec ses interprètes, Hawks l’ingénieur était toujours présent. La première version cinématographique de la pièce aurait contenu les dialogues les plus rapides jamais entendus à l’écran. Hawks inventa une manière de battre un record de vitesse dans His Girl Friday en faisant se chevaucher les répliques des acteurs, une technique déjà exploitée par lui-même et d’autres réalisateurs, mais ici il mit au point, avec ses scénaristes, un système consistant à écrire le dialogue de telle sorte que les débuts et fins de phrase soient inutiles, qu’ils servent uniquement à faire se chevaucher les répliques. Le débit fut également accéléré, jusqu’à atteindre plus de deux cent cinquante mots par minute, et une moyenne de presque cent cinquante pour les conversations. Pour s’assurer de sa réussite, Hawks fit projeter les deux films simultanément (la version de Milestone et la sienne) et les spectateurs s’étonnèrent de la lenteur de l’original en comparaison avec la nouvelle version. Mais un jour, Russell finit par craindre que le flot ininterrompu de paroles n’agace et n’épuise le spectateur, mais Hawks, très perspicace, la rassura en évoquant la scène qu’elle allait jouer avec le criminel, séquence posée, calme et silencieuse, dialoguée à voix basse. Rassurée, l’actrice se mit rapidement au diapason de Grant, tant pour la rapidité que les saillies improvisés. Elle était maintenant totalement convertie aux méthodes du réalisateur. Une fois, ce dernier dit à Grant : « La prochaine fois, tu la pousses violemment sur le canapé. » Grant a répondu : « Je ne veux quand même pas la tuer ! ». Hawks a réfléchi une seconde puis a dit : « Si. Essaie de la tuer. » Une autre fois, Russell fit quelque chose de si inattendu que Grant en oublia son personnage, et adressant une grimace à la caméra, demanda : « Elle va vraiment faire ça ? ». Hawks conserva la réplique dans le film. Cependant, en dépit du plaisir qu’elle prenait à son rôle, Russell en vint à penser que les scénaristes avaient infléchi le scénario en faveur du personnage de Burns, lui réservant les meilleures réparties. Elle contacta alors un rédacteur anonyme, qu’elle paya de sa poche, pour polir ses répliques, et même quelquefois celles de Grant. Sur le plateau, Russell n’avait pas à faire approuver ses changements et les intégrait dans son « improvisation », même si Cary Grant finit par se douter de quelque chose. Cet auteur anonyme aurait notamment contribué à la scène du restaurant, qui ne figure pas dans la pièce d’origine.
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Tout au long du film, Hawks joue du côté théâtral et bavard de son oeuvre pour transformer ces deux handicaps en énergie qualitative. Cette translation s’effectue sur les rouages de la parole, même lorsque le dit transite par l’écrit. Et cet épanchement verbal ne se conjugue qu’au présent. Mais dans ce film, la parole est souvent liée au téléphone : tous les personnages sont perpétuellement accrochés à cet accessoire. Par leur métier de journalistes, ils y puisent un savoir ou y déversent la relation d’un réel immédiat, quitte à le déformer de façon spectaculaire en cours de communication. Privés de ce moyen de transmission, ils deviennent inefficaces, mutilés, infirmes. Aussi, dans ce film, le téléphone nourrit-il la mouvance d’une structure en étant présent dans chacun des lieux, y compris dans un restaurant pourtant impliqué comme un espace de repos. C’est un cordon ombilical qui fait office d’écho simultané de l’instant : il domestique son incontournable vitesse et contraint l’usager à exprimer l’immédiate pulsion de sa pensée. La communication ne se fait donc plus par un média de nature presque humaine, mais sur un mode délibérément abstrait : l’onde. De cette manière, l’univers entier peut être exploré par quelqu’un d’immobile à l’intérieur d’un lieu clos. Il peut y rediffuser ce qu’il reçoit, par le même téléphone, dans toutes les directions de l’univers. Néanmoins, ce circuit parfait a ses perversions ; l’information devient une sorte « d’infirmation » de la vérité. En effet, la parole interprète les faits réels pour les teinter de fiction et de dramaturgie afin de les rendre plus romanesques pour le public. C’est d’ailleurs une fonction dont Walter s’acquitte dans son travail comme dans sa vie privée. Dans sa démarche, l’instinct amoureux est tout à fait secondaire : son sens du stratagème de récupérer Hildy et de la réintégrer dans la machine qu’il dirige et manipule à loisir. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, Walter n’est pas celui qui assure la continuité hawksienne dans le film. Il n’est que le relais de la fiction absolue. Il décrit même Bruce comme le sosie de Ralph Bellamy, comédien jouant le rôle de Bruce. Cet élément comique, un des plus célèbres du film – et à juste titre – n’est pas un « private joke » mais un « public joke ». Précisément, Walter ne s’intéresse à la nature humaine qu’en tant que matériau de base à ses affabulations de journaliste. Par ailleurs, il ne cesse d’organiser des mises en scène ou de jongler avec de l’argent – faux ou véritable. Son pouvoir ne peut tenir que par sa science de la manipulation. De son côté, Hildy est autant colonisée par son métier que son mentor : elle veut réagir et pense trouver une réalité naturelle de femme en fondant un foyer avec Bruce, le modèle de l’homme faible et soumis. Mais c’est impossible car elle appartient au mécanisme même de la presse et y montre une exceptionnelle compétence à bâtir un point médiateur entre la nature hostile et le lieu clos de la civilisation. Trop habituée à décrire les faits divers ou les catastrophes, elle a perdu sa profondeur humaine, et devient une machine à langage, un rouage nécessaire au fonctionnement d’ensemble de la société. Ce n’est qu’au moment où la fiancée du condamné se révolte contre les autres journalistes qu’elle laissera transparaître son émotion. Cependant, sa réaction ne dévoile pas un sentiment de solidarité envers une autre femme. Cela viendrait plutôt du désir de vivre la réalité de la même manière que cette femme le fait. Ce qu’elle défend alors, c’est l’image à laquelle elle ne peut tenter d’aspirer qu’en vain. On peut ainsi voir la fiancée comme une projection fantasmatique de la conscience d’Hildy. D’ailleurs, Hawks accentue la théâtralisation dans la scène où cette fille se jette par la fenêtre, seul véritable moment dramatique du film. Il obtient ainsi la rature dont la marque oblitère définitivement les impossibles espoirs de la journaliste. Après cette séquence, Hildy redevient identique aux autres membres de la presse. Il n’y a plus de passé ni d’avenir. Elle se branche sur le présent, avant qu’une variation ne le renouvelle, pour en tirer le maximum et le transmettre au plus vite.
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Comme L’Impossible Monsieur Bébé, His Girl Friday nous montre donc d’incessantes dépenses d’énergie, aux frontières de l’hystérie. Cette insistance dans l’excès n’est jamais de la complaisance, elle produit la mise en dérision du système choisi par Hawks. His Girl Friday, qui est devenu naturellement le centre des discussions autour de l’attitude de Hawks à l’égard des femmes, met pourtant en scène un personnage très inhabituel, même dans l’œuvre de Hawks, qui possède un caractère presque déshumanisé. Hildy peut être perçue comme le modèle de la femme moderne et désenchantée, féministe avant l’heure qui pense, écrit et s’exprime mieux que n’importe lequel de ses collègues masculins. Son seul souci est la rapidité du transfert par la bonne marche de son énergie, toute canalisée dans la disponibilité de ses cordes vocales. Ainsi, pour pouvoir obtenir une communication s’accordant à leur désir, tous les personnages interfèrent leurs phrases, superposent leur texte, se coupent la parole les uns les et tissent un langage vrombissant comme le moteur d’un avion ou d’une voiture course. C’est au plus rapide d’imposer le flux de son énergie, quitte à provoquer un accident (défenestration de la fiancée) ou une élimination (rejet de Bruce). Mais dans ce type de compétition, somme toute sportive (d’une manière ou d’une autre, on y revient toujours chez Hawks), il n’y a ni poteaux d’arrivée ni escales pour le repos. La machine ne peut jamais s’arrêter, et le circuit doit connaître un mouvement perpétuel qui ne cessera qu’avec la mort. Mais au-delà de toute cette complexité, Hawks n’en est plus à filmer des gens qui parlent, il filme directement la parole, ce qui est une évolution majeure dans son cinéma.
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Sur le plan formel, His Girl Friday est évidemment moins élaboré que d’autres films de Hawks de part son côté théâtral, mais il contient l’un des rares longs mouvements de caméra dans l’œuvre du cinéaste. Il s’agit de la scène d’ouverture (qui fut aussi la première tournée, le 27 septembre) où Hildy arrive au bureau de Burns pour lui annoncer qu’elle se marie le lendemain. Ce travelling est extrêmement efficace car il établit les rapports d’Hildy avec sa collègue et sa place privilégiée parmi eux. Une autre scène extrêmement élaborée et soignée est celle du restaurant, qui fut d’ailleurs l’une des plus difficiles à tourner. Elle nécessitait trois acteurs débitant des dialogues à toute vitesse, un timing parfait pour les apparitions du serveur ou autres petits rôles, nuances et sous-entendus dans la lecture des répliques. D’ailleurs, ce qu’on pourrait prendre pour un faux raccord contribue en fait au réalisme de la scène : la nourriture reste dans les assiettes, car les personnages parlent tant et si bien qu’ils n’ont pas le temps de manger. Hawks filma cette séquence chronologiquement et avec une seule caméra, durant quatre jours au lieu des deux prévus. Les scènes dans la salle de presse avec les seconds rôles sont également minutieusement composées, avec des plans d’ensemble complexes. Souhaitant ne pas renouveler « l’erreur » de L’Impossible Monsieur Bébé en montrant des personnages tous plus loufoques les uns que les autres, le cinéaste s’entoura d’acteurs de composition pittoresques pour jouer les journalistes, mais ne distribua que quelques rôles véritablement comiques pour contraster avec le comportement débridé des personnages principaux. « A l’exception d’un reporter, du maire un peu chargé et du personnage comique qui apporte le pardon d’Earl Williams par le gouverneur, ils étaient tous assez ordinaires. Je ne veux pas dire que les reporters n’étaient pas drôles, mais ils l’étaient de façon normale. Ils avaient l’attitude cynique de journalistes habitués aux affaires criminelles, et c’est essentiellement par la façon dont ils disaient les choses qu’ils étaient amusants. » Du côté de la photographie, on note le travail toujours aussi remarquable de Joseph Walker (chef-opérateur attitré de Frank Capra). En général, les comédies nécessitent un éclairage plus intense et plus simple que les drames : le style visuel et l’atmosphère étaient complètement différents de Seuls les anges ont des ailes, leur collaboration précédente. L’imprévisibilité du déplacement des acteurs dans ce genre de comédies était difficile à gérer pour le directeur de la photo, et Walker eut un problème particulier avec Rosalind Russell : la peau de sa mâchoire pendait un peu le long du menton, ce qui la rendait difficile à photographier. Walker demanda alors au maquilleur de « dessiner une ligne ferme et très sombre le long de la mâchoire, en l’estompant vers le cou. La lumière d’un puissant projecteur transportait cette ligne en une ombre sous la joue de l’actrice, lui donnant une apparence jeune et ferme. » Enfin, chose inhabituelle pour l’époque, on remarquera que Hawks n’utilise aucune musique dans son film, hormis dans le dernier plan de l’ultime séquence.
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La première du film, organisé par Cohn dans une salle de Pomona, eut lieu la première semaine de décembre. Les réactions très positives du public dissipèrent les inquiétudes que le cinéaste et les producteurs avaient pu avoir quant à la rapidité des dialogues. Présenté à la presse début janvier 1940, His Girl Friday fut unanimement bien accueilli, les critiques approuvant le changement de sexe qui justifiait ainsi la nouvelle adaptation d’une pièce de théâtre classique. Avec le regain d’intérêt suscité par la filmographie du réalisateur à partir des années 1950, le film a toujours été tenu en haute estime par l’ensemble de la critique, et ce statut ne fait que s’améliorer depuis quelques années : His Girl Friday est effectivement l’un des points culminants de la carrière du réalisateur, en même temps que l’apogée d’un genre (la screwball comedy) et plus généralement une des plus grandes comédies du cinéma américain, que l’on peut légitimement considérer comme supérieure à son matériau d’origine. Mais la qualité du film se mesure aussi au plaisir immense que l’on prend lors de son visionnage, et nul doute que His Girl Friday résistera au temps pendant encore de longues années.
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Hitchcock
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Re: Howard Hawks - Rétrospective personnelle

Message par Hitchcock »

Un film que je considère aussi comme unes des plus grandes comédies, si ce n'est la plus grande. :)
kiemavel
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Re: Howard Hawks - Rétrospective personnelle

Message par kiemavel »

Pour moi, son chef d'oeuvre pour la comédie. Un film dont je ne me lasse pas. Bravo pour ce grand texte toujours aussi brillant tout en restant simple à lire.
Geoffrey Carter
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Re: Howard Hawks - Rétrospective personnelle

Message par Geoffrey Carter »

Dans la comédie américaine, ce film est effectivement difficilement surpassable ; seuls les meilleurs Lubitsch et It Happened One Night ou Bringing Up Baby peuvent le concurrencer.
Merci à toi kiemavel ;)
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Alphonse Tram
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Re: Howard Hawks - Rétrospective personnelle

Message par Alphonse Tram »

Bravo pour ce retour en grande forme, avec un texte extrêmement plaisant à lire :D
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Watkinssien
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Re: Howard Hawks - Rétrospective personnelle

Message par Watkinssien »

Oui, c'est toujours un plaisir ! :)
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Mother, I miss you :(
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Jeremy Fox
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Re: Howard Hawks - Rétrospective personnelle

Message par Jeremy Fox »

Oui, c'est toujours aussi passionnant. :wink:
Geoffrey Carter
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Re: Howard Hawks - Rétrospective personnelle

Message par Geoffrey Carter »

Merci à vous trois :oops:
someone1600
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Re: Howard Hawks - Rétrospective personnelle

Message par someone1600 »

Passionnante chronique ! Pour un excellent film également.
Geoffrey Carter
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Re: Howard Hawks - Rétrospective personnelle

Message par Geoffrey Carter »

Sergent York (Sergeant York) 1941

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Scénario : Harry Chandlee, Howard Koch, Abem Finkel, John Huston d’après War Diary of Sergeant York (Sam K. Cowan), Sergeant York and His People (Sam K. Cowan) et Sergeant York, Last of the Long Huters de Tom Skeyhil ; Photographie : Sol Polito, Arthur Edeson (séquences de guerre uniquement) ; Son : Oliver S. Garreston ; Montage : William Holmes ; Décors : John Hughes, Frank MacLean ; Musique : Max Steiner, orchestrée par Hugofriedhofer et dirigée par Leo B. Forbstein ; Conseillers techniques : Donoho Hall, Paul Walters, Capitaine William Yettes ; Réalisateurs de seconde équipe : B. Reeves Eason, Vincent Sherman ; Durée : 134 minutes pour une production Jesse L. Lasky, Hal B. Wallis pour Warner Bros.

Interprétation : Gary Cooper (Alvin York), Walter Brennan (Rosier Pile), Joan Leslie (Gracie), George Tobias (M. T. Pusher Ross), Stanley Ridges (Cdt Buxton), Margaret Wycherly (Mère de York), Ward Bond (Ike), Noah Beery (Buck), June Lockhart (Rose York), Dickie Moore (George York), Clem Bevans (Zeke), Howard Da Silva (Lem), Charles Trowbridge (Cordel Hull).

La politique extérieure du gouvernement Roosevelt est confrontée à la guerre qui vient d’éclater en Europe en ce début d’année 1940. Summer Welles est envoyé sur place par le président pour s’entretenir avec les principaux chefs d’État en guerre. A son retour, il ne peut cacher son pessimisme sur la tournure dramatique que prennent les événements. A l’intérieur du pays, deux courants antagonistes se distinguent : les isolationnistes et les interventionnistes. Ces derniers, soutenus par le Parti Républicain, souhaitent une participation des États-Unis dans le conflit. Roosevelt, assurant qu’aucun jeune Américain n’ira combattre, est réélu au grand désarroi des républicains. Comme on le sait, Hawks a des opinions proches de cette droite conservatrice et la guerre ne l’effraie pas, même s’il ne manifeste aucune volonté belliciste. Il a d’ailleurs d’autres préoccupations personnelles, car il vient de divorcer d’Athole Shearer, qui lui aura laissé deux enfants (David et Barbara) et le fils d’un premier mariage (Peter) après douze ans de mariage. Une autre femme est entrée dans sa vie : Nancy « Slim » Keith, jeune mannequin dont il est éperdument amoureux et qu’il épousera en 1941. Professionnellement, le succès public de ses derniers films le satisfait et le rassure, d’autant plus que le milliardaire Howard Hughes reprend ses activités cinématographiques et lui signe un contrat pour la réalisation d’un western ironique écrit par Jules Furthman : Le Banni (The Outlaw). Le scénario, qui mêle plusieurs personnages illustres de l’Ouest (Doc Holliday, Pat Garrett, Billy the Kid…) est on ne peut plus éloigné des faits historiques et de toute évidence destiné à mettre en valeur la plastique de Jane Russell qui trouve ici son premier rôle au cinéma. Même si on y retrouve plusieurs thèmes hawksiens (triangle amoureux, impotence des personnages sans leur revolver, femme forte et claustration) et qu’il permet au réalisateur de débuter dans un genre, le western (qui implique forcément une importance des scènes d’extérieur et donc de la nature et des chevaux), Le Banni est plus un film d’Howard Hughes que d’Howard Hawks. D’ailleurs, les deux hommes rompront leur contrat d’un commun accord après dix jours de tournage, ne s’entendant pas en matière de conception cinématographique. Hughes terminera et signera donc lui-même le film.
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Désormais libre de tout contrat, Hawks en profite pour réaliser Sergent York, son seul film traitant d’une biographie, celle d’Alvin York, héros de la Première Guerre Mondiale dont la personnalité insolite a impressionné Jesse Lasky qui veut filmer son histoire depuis 1919. Après des années de tentatives infructueuses, il est enfin parvenu à convaincre l’ancien combattant de le laisser porter sa vie à l’écran, sous réserve de ne pas aborder ce qui concerne son acte de bravoure militaire et à condition que Gary Cooper tienne le rôle principal. Lasky fait écrire un scénario et démarche son projet auprès des grandes compagnies. La Warner donne son accord mais plusieurs problèmes vont intervenir : Cooper, à l’époque une des plus grandes stars d’Hollywood, exprime ses réticences à incarner un personnage toujours vivant et ancré dans la culture américaine. On décide d’organiser une rencontre entre Cooper et York, mais d’autres acteurs sont également envisagés, car les événements en Europe obligent à mettre le film (qui revêt clairement un caractère de propagande interventionniste) en chantier rapidement. Cependant, les réalisateurs contactés déclarent forfait pour des raisons d’emploi du temps. Apprenant qu’Hawks a quitté le plateau du Banni, Lasky lui propose ce film malgré les réticences des producteurs qui craignent la lenteur du cinéaste. Lasky invoque alors l’amitié qui unit Hawks à Gary Cooper pour les convaincre de travailler avec lui et obtient ainsi gain de cause, mais Hawks lit le scénario qu’il déteste et pose ses conditions.
« Nous avons mis à la corbeille le scénario déjà écrit et fait ce que Jesse Lasky nous a raconté sur le vrai Sergent York. Huston et moi, nous nous entendions parfaitement, nous n’eûmes aucun mal à raconter l’histoire simplement. J’ai eu beaucoup de plaisir à travailler sur ce film, spécialement parce que Lasky fut mon premier employeur et qu’à cette époque il était sur la paille. Après lui avoir parlé, j’ai appelé Gary Cooper et je lui ai dit : « Coop, c’est bien Lasky qui t’a donné ton premier job ? » Et il me répondit : « Oui. » « Eh bien, il est sur la paille, il a besoin d’un coup de pouce. Il a une histoire, je crois que nous pourrions la tourner, ça ne nous ferait aucun mal. » Coop fut d’accord, et nous parlâmes de tout, sauf de l’histoire – surtout d’un nouveau fusil. Enfin je lui dis : « Si on parlait de l’histoire ? – A quoi bon, de toute façon on va faire de foutu film, tu le sais. – Écoute, lui dis-je, allons chez Warner et faisons un marché. Quand je dirai : « C’est exact Mr. Cooper ? Tu dis oui ». Je dis donc : « Nous faisons le film si vous nous laissez seul. Correct Mr. Cooper ? – Oui. – Si vous intervenez, si vous nous forcez la main, vous tombez sur un os. Pas vrai, Mr. Cooper ? – Oui. » Nous signâmes le contrat et nous fîmes le film. »
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En réalité, l’accord de participation de Cooper ne s’est pas conclu aussi rapidement. L’acteur est sous contrat avec Goldwyn qui consent à le prêter à d’autres studios entre deux films qu’il met en chantier pour United Artists. En 1940, Goldwyn est en procès avec cette firme. Ne voulant pas prêter sa vedette à ne rien faire, il la loue à la Paramount pour Les Tuniques Écarlates, de Cecil B. DeMille et à la Warner Bros. pour L’Homme de la rue de Frank Capra. L’usage veut de ne jamais prêter une star deux fois consécutives à un même studio. L’accord se fait donc exceptionnellement par un échange de location de stars entre Gary Cooper et Bette Davis (qui tournera pour Goldwyn dans La Vipère) afin que le comédien puisse incarner le rôle principal. Cependant, Gary Cooper n’est guère convaincu par le scénario et, malgré sa rencontre avec York, il rechigne à faire ce film. C’est à la demande de Lasky qu’il accepte l’aventure, et par amitié pour cette homme. Abem Finkel et Harry Chandler, auteurs ayant une parfaite connaissance du Tennessee, signent une première version du scénario. Prudent, Lasky s’est aussi acquitté des droits de plusieurs ouvrages consacrés au héros de la Première Guerre Mondiale : d’après War Diary of Sergeant York Sergeant York and His People, tous deux signés Sam K. Cowan et Sergeant York, Last of the Long Huters de Tom Skeyhil. Ayant convaincu l’ancien combattant du besoin d’intégrer ses exploits militaires au film, il laisse alors Hawks transformer le scénario dans ce sens avec Howard Koch et John Huston, qui signe ici son dernier scénario avant de passer à la réalisation la même année avec Le Faucon Maltais. Le reste du casting se fit sans trop de problèmes : Walter Brennan, également prêté par Goldwyn, tourne son troisième film pour le cinéaste, dans le rôle taillé pour lui du pittoresque révérend Pile. L’acteur aurait d’ailleurs servi dans l’artillerie près du site des exploits de York. Margaret Wycherly, que Hawks considérait comme une « superbe actrice », jouait le rôle important de la mère de York, mais se retrouva finalement avec peu de répliques. Hawks raconte : « Pendant les répétitions, je lui ait dit de sauter une réplique. « Mais c’est une de mes meilleures, me dit-elle. On a joué la scène et je lui ai demandé de couper quelques autres répliques, si bien qu’elle m’a dit : « Je n’aurai plus rien à dire. » J’ai répondu : « C’est une bonne idée. Ne dites rien du tout. » Et la scène est bien meilleure. Quand il part, sa sœur demande : « Pourquoi est-ce qu’il s’en va ? » et la mère dit « Je n’en sais vraiment rien. » Et c’est vrai, ils ne savaient pas, et lui non plus. On partait à la guerre, et j’ai pensé qu’il valait mieux ne pas prendre parti dans la discussion. » Dickie Moore, acteur enfant alors âgé de quinze ans et qui joue ici le rôle du frère de York, voyait les choses autrement : « Margaret Wycherly était une emmerdeuse. Elle avait une attitude supérieure de grande dame du théâtre new-yorkais. On se moquait un peu d’elle sur le plateau. » Seul le rôle de Gracie Williams, la fiancée de York, posa de réelles difficultés. Quand Hawks et Hughes s’étaient séparés sur le plateau du Banni, Hawks avait abandonné toute participation financière au film, mais s’était réservé le droit d’emprunter Jane Russell quand il le désirerait. Hawks aimait beaucoup Russell mais n’avait pas eu l’occasion de travailler avec elle. Au début de janvier il lui fit faire un essai pour le rôle de Gracie et fut satisfait du résultat, ainsi que Lasky. Wallis, qui partait à Washington pour assister à la troisième inauguration du président Roosevelt, n’était pas convaincu, considérant (à raison) que Jane Russell ne ressemblait pas à une fille de la campagne. Par ailleurs, il avertit le cinéaste que « toute tentative pour faire de Gracie une créature sensuelle et provocatrice […] se heurterait à de violentes objections de la part des York », et proposa une autre jeune comédienne, Suzanne Carnahan, à qui Hawks fit faire un essai, mais il choisit finalement Joan Leslie, une jolie actrice de 16 ans sous contrat. Enfin, June Lockhart (qui avait vingt-cinq ans de moins que Cooper) hérita du rôle de la sœur de York. Le tournage commença le 3 février avec un budget d’un million et pour une durée de soixante-dix jours, deux jours de moins que le planning prévu.
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1916. La campagne profonde du Tennessee. Alvin York vit pauvrement avec sa mère, sa sœur et son jeune frère. Il passe son temps à boire et à se battre jusqu’au jour où il décide d’épouser la jeune et jolie Gracie Williams. Il achète une bonne terre et travaille durement pour régler l’échéance. Il réunit l’argent nécessaire en mettant aux enchères un bœuf qu’il a gagné à un concours de tir, exercice où il est incroyablement doué. Malheureusement, son créancier a vendu le terrain à quelqu’un d’autre, le jour même du concours. Ivre et ulcéré, Alvin projette de le tuer. Mais le tonnerre frappe son fusil. Métamorphosé, il applique les données de l’Évangile dans le moindre de ses actes. Lorsque la guerre éclate, il décide de ne pas être soldat afin de respecter les Commandements de Dieu. L’armée lui refuse l’exemption pour « objection de conscience par raison religieuse ». Il doit partir sous les drapeaux. Au camp d’entraînement, il est remarqué par les généraux pour son habileté au tir. Tout en respectant son sentiment pacifiste, ils lui font lire l’Histoire des États-Unis et lui accordent une permission afin d’y réfléchir. Après une longue méditation, il accepte d’aller se battre pour son pays. Il tuera et deviendra un héros pour avoir capturé, seul, une centaine de prisonniers. Il est adulé de tous, on lui remet les clés des villes. Mais cette gloire lui déplaît, et il refuse de vendre son image à la publicité. Il retourne dans le Tennessee pour y épouser Gracie et cultiver sa terre dans une belle demeure, don de ses compatriotes.
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En l’analysant attentivement, on peut voir que Sergent York est moins une œuvre sur une double prise de conscience – religieuse, puis patriotique – qu’une désignation cynique et désabusée de la colonisation d’un individu par les tables de Dieu et celles de la Nation. Alvin York est présenté comme un être révolté, sauvage, indépendant et naïf. Il est infantile, instinctif et hostile comme cette nature qui lui est proche. Il n’a de passion que pour sa terre clôturée loin de la civilisation et perdue à la frontière de deux états. Sa conscience d’exister lui vient des armes. C’est le prolongement son identité. D’ailleurs, lors de sa première apparition à l’écran, York trace ses initiales sur un tronc arbre à coups de revolver. Peu à peu, nous allons assister à sa vampirisation par les structures codées de la civilisation. Son innocence lui fait prendre le texte (la parole lue) pour un réel qu’il faut mimer. C’est d’abord la Bible, puis l’Histoire des États-Unis, deux éléments qui comblent l’absence de père dont son milieu familial souffre profondément. Mais Alvin York ingurgite les deux livres avec la même naïveté confondante. D’abord uniquement cantonné à l’espace clos de sa terre il tente de communier avec la nature et de respecter les théories religieuses. Par cela, il se coupe brutalement de son hostilité et de sa sauvagerie, deux éléments qu’il retrouve ensuite en changeant de cocon pour passer dans l’armée. Au régiment, il découvre une civilisation dont la parole séduit d’un bout à l’autre de la chaîne hiérarchique : le New-Yorkais lui parle du métro pour vanter la civilisation industrielle et les villes, tandis que l’officier veut lui inculquer un patriotisme presque suspect. Mais d’abord, c’est son habileté au tir qui lui vaut une promotion rapide : cette fonction mécanique est nécessaire pour la guerre. Les militaires sentent que York, en théorie, peut tuer l’ennemi et que l’histoire héroïque - et sanglante - de la constitution des États-Unis va lui faire retrouver sa nature primitive de chasseur. Son savoir en la matière alimente alors ses actions bellicistes : York imite le gloussement du dindon pour faire se découvrir les ennemis en une cible immanquable ; il fusille une rangée de soldats à l’envers, comme on le fait sur un vol d’oiseaux, afin d’en tuer le plus possible. C’est donc son instinct de chasseur qui lui sert de moteur dans la guerre et il en ressort une certaine obscénité qui freine l’adhésion totale à son héroïsme. Mais l’osmose entre Hawks et Alvin York existe uniquement sur le plan de la chasse. D’ailleurs, par définition, le cinéaste est un chasseur : c’est sa seule relation directe avec la nature que ce moyen de survie devenu un sport où l’homme veut imposer sa suprématie destructrice sur l’animal. Enfin, dans Sergent York, on trouve des adultes restés enfants : ceux du village, à l’exception du révérend qui détient le pouvoir du commerce et de la communication avec le monde extérieur (il se fait même installer le téléphone). Il y a aussi les institutions (armée, politique, pouvoir et société) et deux personnages souvent silencieux, le frère et la vieille mère. Ils semblent posséder un savoir qui n’est jamais explicité. Comme eux, York entretient des rapports privilégiés avec la nature, puis la civilisation lui inculque d’autres communions : la religion, l’amour d’une femme pour fonder un foyer, le sacrifice, l’armée, la patrie, la guerre. Il est donc ainsi toujours manipulé et quand il refuse de gagner de l’argent par la publicité, il croit se protéger de la civilisation moderne, mais en acceptant le cadeau de ses compatriotes, il ne fait que rejoindre celle-ci… Cependant, une fois la guerre finie, l’isolement des personnages est remplacé par une aliénation spectaculaire, une vitrine propice à magnifier la bravoure d’un enfant du pays : finalement, une manière supplémentaire pour ces enfants innocents de rentrer dans le rang et d’oublier leur rapport à la nature.
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Ces considérations révèlent une ambiguïté dans le regard d’Hawks. Loin du pacifisme et de l’isolationnisme de son clan idéologique, il ne parvient pas à donner intégralement son aval à un cinéma de propagande militariste ou religieuse, et signe un film professionnellement parfait, mais complètement impersonnel sur le plan du style : c’est effectivement un de ses rares longs-métrages où l’on ne reconnaît pas immédiatement la marque de son auteur. Il faut également de la bonne volonté pour repérer les thèmes hawksiens habituels, ou apprécier le personnage féminin de Joan Leslie qui manque considérablement de relief, de force et de profondeur par rapport aux précédentes (et futures) héroïnes du cinéaste. En revanche, la réussite technique et esthétique du film est difficilement contestable, avec son cadrage millimétré, son montage sec, dynamique et serré, sa photographie noir et blanc de Sol Polito admirablement contrastée et éclairée, ses décors denses et riches, le tout au service d’un rythme narratif rapide et constant. Les scènes de guerre (finalement assez peu nombreuses), tournées par une seconde équipe dirigée par Vincent Sherman, sont éblouissantes d’efficacité et de dynamisme, et force est de reconnaître qu’on s’ennuie rarement durant les 134 minutes qui constituent le long-métrage. On notera que, comme à son habitude, Hawks laissa la supervision du montage et de l’accompagnement musical à Lasky. Le thème de Max Steiner est agréable mais loin d’être inoubliable et parfois même envahissant dans certaines scènes.
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A sa sortie au début du mois de septembre 1941, Sergent York connaît un succès colossal. Tout l’été précédent a été le théâtre d’une habile préparation de l’opinion publique de la participation des États-Unis à la guerre. Depuis plusieurs mois, les relations avec le Japon sont tendues, et le 12 août 1941, le service militaire obligatoire est prolongé. De plus, en fonction de la charte de l’Atlantique, la marine américaine se doit de participer à la Bataille de l’Atlantique. Il n’en faut pas plus pour que le film devienne le prototype du film de propagande et, lorsqu’en décembre 1941 les États-Unis entrent en guerre suite au bombardement de Pearl Harbour, le succès du film s’amplifie et engrange deux millions de dollars de bénéfice. Quant à la réaction critique, elle fut si unanime qu’il est difficile de trouver un commentaire négatif ou même réservé à son sujet lors de sa sortie. Sensibles ou non au caractère manipulateur de cette œuvre de propagande, les critiques encensèrent sa remarquable opportunité et l’accueillirent comme un nouveau grand classique du cinéma américain, deux ans après Autant en emporte le vent. Étonnamment, Hawks fut peu cité parmi les facteurs de la réussite du film, les critiques signalant au mieux son professionnalisme et son habileté. Le film fut bien entendu nominé pour une dizaine d’Oscars, mais n’en remporta que deux (meilleur acteur pour Cooper et meilleur montage pour William Holmes). Cette année, ce fut Qu’elle était verte ma vallée qui emporta les principales récompenses, John Ford obtenant pour la troisième fois la statuette du meilleur réalisateur. Hawks, quant à lui, obtient son unique nomination pour la réalisation avec Sergent York, mais il ne s’en formalisa pas, ayant toujours accordé peu d’importance à la cérémonie. Il bénéficia néanmoins du succès du film, et relança sa carrière, surtout que, cette fois, il avait su tenir les délais de tournage, effaçant momentanément cette réputation de lenteur qui effrayait les studios.
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Revu avec les yeux du spectateur d’aujourd’hui, le film peut éventuellement impressionner pour sa maîtrise technique, et l’interprétation de Gary Cooper reste remarquable, l’acteur conservant un grand naturel et ne tombant jamais dans l’exagération ou le cabotinage. Néanmoins, le film, comparé aux meilleurs de son auteur, paraît non seulement conventionnel mais sans surprises. L’unique invention audacieuse de Hawks, le gloussement du dindon, introduit une note comique au moment le plus dramatique du film : l’idée est inspirée, mais en même temps elle remet en question le pacifisme de York et le sérieux de son cas de conscience. Dans Sergent York plus que dans tout autre film, Hawks dut se plier à des contingences biographiques et historiques, à des attitudes prédéterminées qui lui laissaient peu de place pour manœuvrer à sa guise. On peut donc affirmer que Sergent York n’est pas une œuvre essentielle dans la carrière de l’auteur de Rio Bravo.
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Jeremy Fox
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Re: Howard Hawks - Rétrospective personnelle

Message par Jeremy Fox »

Parcouru en diagonale pour l'instant mais en tout cas entièrement d'accord avec ta conclusion. Un des films de Hawks avec lequel j'ai nommément de mal.
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Watkinssien
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Re: Howard Hawks - Rétrospective personnelle

Message par Watkinssien »

Très beau texte encore une fois. Mais à chaque révision, je trouve ce Sergeant York remarquable.
Justement, par la précision de la mise en scène au service d'une histoire pour laquelle le cinéaste n'a pourtant pas eu les coudées franches.

Je me remémore la lecture de la lettre au bord d'une falaise ou sur une colline (ma mémoire flanche un peu là) de York, et c'est quasiment un des plus beaux plans de la carrière de Hawks.
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Mother, I miss you :(
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