J'ai trouvé l’interprétation de Burt Lancaster très touchante, celle d'un homme bousculé dans ces habitudes, rappelé tout d'un coup dans le monde contemporain par l'irruption de "cette famille" de nouveaux riches (et en particulier cette femme sans savoir-vivre qui installe son amant dans l'appartement du-dessus).
La peinture substitue à son regard un monde qui s’accorde à ses désirs aurait pu écrire Visconti en guise de préambule..
Il y a beaucoup du Guépard dans ce film, un guépard qui aurait survécu et vivrait encore "de nos jours", enfermé dans son appartement, effrayé par le monde moderne, endormi jusqu'à ce qu'une explosion retentisse..
lesinrocks a écrit :Un magnifique testament moral et artistique. Un vieux professeur qui vit en autarcie dans sa maison romaine remplie de livres d’art, de tableaux et de souvenirs, est dérangé par l’intrusion d’une comtesse qui insiste pour louer le deuxième étage de sa demeure afin d’y loger sa fille, son ami ainsi que Konrad, un gigolo. Le professeur est ulcéré par la vulgarité de ce petit monde aristocratique en voied’embourgeoisement, sans aucune culture ni éducation. Mais il constate l’intelligence de Konrad, cachée sous son cynisme de prostitué, et se lie d’amitié avec le jeune homme, qui devient durant une courte période le fils qu’il n’a jamais eu. Les derniers films de Visconti, marqués par la maladie et le désespoir, souffrirent longtemps de la comparaison avec ses chefs-d’œuvre avant que ne resplendisse leur dimension funèbre. Le cloisonnement de l’action dans un appartement reconstitué en studio témoigne du mépris de Visconti pour le monde moderne mais s’explique aussi par sa paralysie qui l’empêchait de mettre en scène d’amples fresques. Violence et passion demeure, avant l’épure glaciale de L’Innocent, le somptueux testament moral et artistique du cinéaste, qui exacerbe son goût pour la tragédie et la décadence. Ce repli sur soi n’implique aucune forme de renoncement, politique ou esthétique. Visconti évoque dans ce film de chambre l’actualité la plus brûlante (les tentatives de complots ourdies par les grands patrons d’extrême droite), tout en s’enivrant une dernière fois des effluves du temps perdu.
Extrait de l'ouvrage Le cinéma italien (1945-1979) par Freddy Buache a écrit :
Dans tous ses films, Visconti s'intéresse beaucoup plus aux rapports des individus entre eux ou avec les réalités de l'Histoire qu'aux drames psychologiques; les destinées personnelles constituent à ses yeux le milieu spectral au travers duquel se décompose, comme en un prisme, notre civilisation décadente; il en révèle ainsi la relativité des valeurs et ne manque jamais de montrer qu'au-delà de ses illusions de grandeur, de permanence ou de liberté, l'homme bute fatalement sur la mort: le corps est soumis à la dégradation; la jeunesse est passagère. On se souvient du tableau de Greuze figurant vers la fin du Guépard (l'agonie d'un vieillard) et les larmes du Prince après le bal. Ce thème de la vieillesse hantée par son propre anéantissement et fascinée par la beauté (de la jeunesse ou de l'art) sera repris sans cesse par l'auteur et court avec précision notamment de l'une à l'autre des œuvres qui forment la trilogie, majeure dans sa filmographie: Les Damnés (1960), Mort à Venise (1970) et Ludwig (1972).
Pendant le montage de ce film, Visconti fut atteint dans sa santé. L'attaque et le risque de rester paralysé n'ont pu que nourrir sa réflexion; il pousse donc plus loin que jamais sa méditation sur lui-même, sur sa classe et sur notre époque. De sa voiture d'infirme, absolument sûr de ses moyens, il a mis en scène un poème déchirant qui ne doit presque rien à l'autobiographie et qui, pourtant, est entièrement nourri de l'expérience intime du cinéaste. Bien que fondée à partir d'une dialectique articulée sur la confrontation de deux espaces (l'appartement labyrinthique du professeur et l'appartement rénové de l'étage au-dessus), sa puissance expressive ne s'explique ici que par l'ordre spirituel qui régit le jeu des intrigues. Par conséquent, le procès que divers analystes, en particulier révisionnistes, font au film (en Italie, L'Unità fut sévère) en y décelant un confusionnisme politique ne me paraît pas justifié. Car la gravité des questions qu'il pose dépasse de loin quelques notations comme l'appartenance de l'époux à un mouvement d'extrême droite ou le récent passé gauchiste de Konrad. Le mécontentement que suscite un tel film chez les progressistes triomphalistes soumis au culte de l'expansion (soi-disant socialiste) me semble témoigner plutôt en sa faveur: il crie à haute voix des vérités gênantes, masquées aujourd'hui par les états-majors de partis aussi bien que par la démagogie des publicistes.
Visconti précipite le réalisme critique au cœur d'une parabole pour livrer, du mal dont souffre la société capitaliste, un diagnostic pessimiste. Ce qui ne l'empêche pas, d'ailleurs, d'élargir le débat pour lancer, en même temps, un hymne à l'amour, un appel à la reconnaissance de soi par la reconnaissance des autres.
Le professeur et le groupe des intrus qui perturbent sa tranquillité de conscience ne sont que les deux faces de la bourgeoisie contemporaine, l'une (en voie de disparition) passéiste, rêveuse et solitaire, coupée du monde, nichée au creux du libéralisme douillet, satisfaite de son sentiment d'avoir lutté contre le fascisme pour la démocratie, et l'autre (envahissante) désireuse de connaître les plaisirs de la consommation, opportuniste et sans scrupule en se donnant l'alibi de la révolte. Contradictoires, ces deux conceptions de l'éthique et de la pratique se heurtent. Chaque spectateur s'efforcera d'en tirer la leçon, mais l'auteur n'apporte aucune conclusion; pas de prêche, ni de sentence; il désigne un chaos idéologique, des affectivités en ruine, une volonté de laisser à la vie sa chance de reprendre racine entre les constructions fonctionnelles de l'univers technologique à la manière des buissons qui poussent au fronton des temples abandonnés. Son unique affirmation clôt le récit; l'ultime visiteuse fait résonner son pas; impossible d'échapper à son verdict, qui est le même pour tous, qu'on l'accueille en joignant les mains ou à bras ouverts.
Le professeur en robe de chambre dans ses vastes salons remplis de livres empilés et d'objets d'art (il apprécie par-dessus tout ces compositions de la peinture anglaise du XVIII° siècle nommées "conversation pieces") représente le type de l'intellectuel humaniste; il déclare être d'une génération qui estimait logique et harmonieux le passage de la politique à la morale. Il a pu croire à la science, mais a déchanté lorsqu'il s'aperçut que sous le prétexte de libérer les hommes (en dominant la nature, selon le schéma des marxistes), elle contribue à les rendre esclaves. Il a fait la guerre, mais l'âge aidant, il s'est retiré derrière son rempart culturel, ajoutant à ses déclarations d'esthète le bonheur de la bonne chère, car il possède encore des terres d'où lui viennent les nourritures saines conservées dans un réduit et les vins de sa cave.
Brutalement, une étrange tribu pénètre chez lui, s'impose et obtient d'habiter, c'est-à-dire aussi de transformer, l'étage supérieur de sa maison. Il ressent la présence de ces gens comme une agression; tout, en eux, le choque ou le dégoûte, à commencer par la vulgarité de leur langage, leurs préoccupations futiles ou l'extravagance de leurs mœurs. Néanmoins quelques réactions inattendues le touchent. Il s'étonne d'entendre Konrad parler d'un tableau avec intelligence, croit que son interlocuteur a suivi, sur le sujet, des études sérieuses, et s'étonne plus encore en l'entendant avouer: "J'ai eu tout le loisir de l'étudier puisqu'il se trouve, chez des amis, suspendu près du téléphone!" Bref le professeur a horreur de ses locataires qui par instants, forcent néanmoins, imperceptiblement, sa sympathie. Un air de Mozart, un rire, un regard, une douleur vite escamotée par l'ironie ou la trivialité finissent par l'émouvoir, lui qui se revoit parlant de son grand-père à sa maman ou qui évoque avant de s'endormir l'échec de son mariage. A l'exaspération fera place, parfois, le dialogue; et le professeur comprendra ce qu'il a gagné sans le savoir, ce qu'il perd brusquement, quand il pénètre dans le décor moderne en portant le cadavre de Konrad, plan d'une beauté bouleversante qui précise d'un coup le sens de ce film admirable.
Visconti ne cède pas à la nostalgie et n'accuse pas l'avenir d'être menaçant, même s'il déclare par la bouche du professeur que le prix du progrès est la destruction. Il ne se veut pas sociologue ou délivreur de messages, et la signification centrale de ce nouveau chef-d'œuvre naît de ce que chacun des cinq personnages principaux peut apporter aux quatre autres, que ce soit par la confusion, le mensonge, la douceur involontaire, le besoin de tendresse ou le défi. Dans cette société qui ne permet pas que survive un idéalisme trompeur et qui se trouve en proie à la corruption galopante, il ne s'agit pas plus de vouloir demeurer pur que de se laisser mourir; il convient plutôt d'essayer de renouer la communication (autrement que par le téléphone!) en retrouvant au niveau de la petite cellule un geste juste, un mot vrai, la faculté d'écouter et de ne pas condamner, de rompre les vieux codes et surtout d'adapter ce que l'on pense à ce que l'on fait dans le quotidien, afin de regagner sur la veulerie du social une dignité du cœur et de l'esprit.
A cet égard, ce film au titre français stupide constitue une poignante méditation, un magnifique poème vraiment révolutionnaire.
blaisdell a écrit :Quoi ??? Violence et Passion est un film bouleversant. Par cet autoportrait , Visconti a fait un film magnifique.Nicolas Brulebois a écrit :Je me rappelle d’une rétrospective, voici quelques années, à la Cinémathèque Française.
J’y ai découvert (extasié) La Terre Tremble, Senso, Ludwig, L’Innocent (à redécouvrir, celui-ci)…
Le programme (comme toujours dithyrambique) insinuait aussi que Violence et Passion était une grande œuvre injustement méconnue…
Je l’ai vu quelques années plus tard. Et je suis au regret de dire que ce film m’a paru calamiteux d’un bout à l’autre ! Lancaster incapable de la moindre nuance dans son rôle de pseudo misanthrope coupé du monde (en fait de misanthrope, il fait surtout penser à un gros nounours, le pauvre), et Helmut Berger condamné à rejouer son rôle de jeune homme ambigu, cette fois avec beaucoup moins de maestria.
Et puis, franchement… nous pondre cette histoire simpliste de voisinage bruyant et envahissant quand on a fait (quelques années plus tôt) La Terre Tremble… Non, décidément, cela n’est pas sérieux.
Visconti a tout transcendé et pourquoi n'aurait-il pas le droit de filmer une histoire de "voisinage" après avoir filmé un village de pêcheurs.
Par contre, je ne vois pas en quoi cette oeuvre est méconnue, on reconnaît (ici) souvent sa grande qualité... Moins peut-être que LE GUEPARD mais bon ...
Il se trouve que j'ai encore regardé ce film cet après-midi et je vais en faire bientôt une critique plus détaillée...
En revanche, je m'aperçois que je suis peut-être un peu virulent avec vous car il y a quand même UN seul Visconti que je n'aime pas: L'INNOCENT.
Demi-Lune a écrit :Visconti est un de mes cinéastes favoris, mais je dois avouer avoir subi une belle déception avec Violence et passion (1974).
La réalisation n'est évidemment pas à mettre en cause. Visconti gère l'exercice du huis-clos avec une science de l'espace et de l'écran large qu'il n'a plus à démontrer, d'autant qu'avec l’appartement romain du Professeur (Burt Lancaster), on retrouve tout ce vieux monde aristocratique déchu qui le fascine tant. Beau tournage en studio, donc, grâce à une direction artistique solide.
Le casting a également de la gueule avec un Lancaster toujours impérial, renouant avec l'esprit du Prince Salina pour une réflexion plus intimiste autour de la vieillesse, de la solitude, du temps qui passe et de la mort approchante.
C'est, à vrai dire, le peu d'intérêt que je tire de cette œuvre testamentaire où Visconti, malade, se projette sur son personnage principal, vivant reclus dans ses souvenirs et ses tableaux et ayant fait le choix de la solitude pour ne plus à avoir à subir les déconvenues de l'attachement affectif. Lancaster, digne, mélancolique, porte le film sur ses épaules. Mais si son personnage émeut, ceux qui gravitent autour de lui (toute cette famille qui emménage au-dessus de son appartement et dont il va se prendre d'amitié et d'affection par substitution) me paraissent fort peu convaincants à cause d'une écriture confuse. Les caractères semblent forcés, les dialogues ampoulés, chacun surjoue son excentricité, sauf Helmut Berger. Le poids du secret et du tabou étant au centre des enjeux, l'aspect psychologiquement allusif du scénario nécessitait une vraie qualité d'écriture. Or je trouve ici Visconti exceptionnellement brouillon, ne provoquant guère d'empathie (chose paradoxale puisque Lancaster doit en éprouver) pour ce quatuor de voisins tapageurs et décadents. Même confusion au niveau du sous-texte politique : Visconti agite au travers de ses personnages le spectre du fascisme, du mouvement révolutionnaire de 68, mais sans que son propos soit très clair.
Au final, Violence et passion peut être vu comme une variation autour de Sandra : le palazzo dans lequel le temps semble s'être figé, la famille et ses tabous qui pourrissent tout, la même conclusion tragique... Claudia Cardinale fait d'ailleurs un caméo. Mais cet avant-dernier film de Visconti ne décolle jamais vraiment à mes yeux, contrairement à son ancêtre. Dommage.