Un des multiples exemples de chef-d’œuvre nés d'une gestation difficile et de film lié à jamais à un acteur, en l’occurrence une actrice. Et quelle actrice...
Bon, même si ses yeux aigue-marine en persiennes, ses craquantes pommettes, son port de tête, sa belle ligne d'épaules et son non moins troublant petit cheveu sur la langue ont de quoi faire perdre toute notion d'objectivité, Gene Tierney n'était pas la meilleure comédienne de la Fox (et elle fut la première à le reconnaître) mais sa seule présence a souvent tenu de la magie, y compris dans des œuvres bien plus oubliables que celle-ci.
Sa prestation est mieux que soutenue par un casting de très grande classe sur lequel règne un extraordinaire Clifton Webb, lui aussi dans le rôle de sa vie (bien que la gentillette comédie 13 à la douzaine le rendit également très populaire). On sera gré à Preminger d'avoir insisté pour l'avoir car le très macho Darryl Zanuck voyait d'un mauvais oeil cet acteur qui était un des rares à ne pas faire mystère de son homosexualité. Aujourd'hui, impossible d'imaginer un autre que lui en esthète fielleux s'auto-proclamant Pygmalion d'une inaccessible beauté. Dans le réservoir de la Fox, seul peut-être le génial George Sanders l'aurait pu... sauf que son physique d'athlète n'aurait pas donné la même sensation de décalage avec Vincent Price, Dana Andrews et bien entendu Gene Tierney. Et puis Webb avait alors 55 ans quand Sanders n'en aurait eu que 38*.
Webb campera avec le même talent un personnage assez similaire dans Le fil du rasoir d'Edmund Goulding en 1946, toujours avec... Gene Tierney.
Dans le rôle du parasite mondain, le cauteleux et suave Vincent Price est une tête à claques de concours. Ça tombe bien, il se prendra un bon bourre-pif [edit : en fait un direct dans le buffet] de la part du détective qui va peu à peu devenir son concurrent. Ce merveilleux acteur prouvera encore toute l'étendue de son registre deux ans plus tard face à la même Gene en inquiétant châtelain du Château du dragon de Mankiewicz.
Quant au détective lui-même, figure immarcescible du polar, c'est l'inoubliable Dana Andrews qui offre une leçon d'économie de moyens pour un résultat optimum digne du Gabin de la première période ou de Lino Ventura. Vous savez, le genre d'acteur dont on dit qu'il est bon, même de dos. Avec Andrews, tout est dans l'à peine perceptible mouvement des lèvres et deux séquences ne cessent de m'épater. D'abord au début, quand il vient enquêter chez Lydecker et que le critique, qui le reçoit dans sa baignoire, sort (hors-champ of course ) de l'eau. Face à cette vision qu'on devine peu aguichante mais dont le culot peut forcer l'admiration, Andrews a un petit sourire amusé. Et puis il y a surtout l'instant où McPherson demande tout de go à Laura où en sont ses relations avec Shelby Carpenter et qu'elle lui fait comprendre que c'est de l'histoire ancienne. Là, c'est à se passer et se repasser en boucle : l'espace d'1/4 de seconde, Andrews laisse filtrer un génial petit rictus de satisfaction, genre : "L'affaire est dans l'sac mais calme ta joie quand même. Tu n'es pas face à une poule qu'on emmène à un match de boxe mais à une dame"**.
McPherson est un tough guy, un gars de la rue, un nerveux qui se contrôle non pas avec du chewing gum mais en s'aidant d'un drôle de petit jeu de billes en bois. Débarquant dans le monde de la "haute", il reste sur ses gardes et doit songer que moins il en dira et plus il écoutera les autres, moins il ne commettra de bourdes. Si Lydecker l'étonne et l'amuse, Carpenter l'agace très vite. Quant à Laura Hunt, plus besoin de faire un dessin. C'est presque malgré lui qu'il joue son rôle de flic à fond avec elle, lui infligeant la scène hyper-classique de la lampe dans les yeux. Le problème c'est qu'il est très dangereux de projeter de la lumière dans de tels yeux laser. Quand finalement il baisse la lampe, c'est d'une part, rassuré d'un début d'innocence de la jeune femme qui le supplie d'arrêter mais bien aussi parce que c'est lui qui vient d'en prendre plein les mirettes.
Ceci dit on trouve une situation assez proche (le flic amoureux d'une disparue jusqu'à l'obsession) dans deux autres grands films noirs : I wake up screaming de Bruce Humberstone (1941) et son excellent remake Vicki de Harry Horner (1953). Ce n'est pas un hasard si dans ce dernier, on entend un extrait de la séquence d'interrogatoire de Laura lors d'une scène se déroulant dans un cinéma.
Comme l'indique François Giraud, l'aspect, le background théâtral du film sont omniprésents bien qu'il soit adapté d'un (médiocre) roman. L'intégralité du film se déroule en intérieurs et à celle de Preminger et Clifton Webb, on peut ajouter la présence de la grande Judith Anderson, impeccable dans le rôle ingrat et difficile d'une femme mûre entretenant un jeune gigolo et secrètement jalouse de sa bien trop ravissante nièce. Avec le recul, cet aspect hyper-construit (les cadrages, les éclairages et les déplacements de caméra sont au cordeau) peut donner un effet de bel objet un peu vain et factice. Mais qu'est donc Laura Hunt sinon une créature de rêve un peu vaine et factice sortie de la glaise par un improbable créateur. Vanité creuse aussi du milieu dans lequel il la découvre : la publicité. C'est d'ailleurs amusant de remarquer que - comme dans beaucoup de relations amoureuses - cette première confrontation se passe très mal. Choquée par l'arrogance de Lydecker qu'elle a osé déranger en un moment sacré (son déjeuner !), le jeune femme lui jette son mépris au visage. A cette époque, Laura Hunt n'est pas encore la créature sophistiquée et mondaine qu'il fera d'elle bien qu'on suppose qu'elle provient d'une famille plutôt aisée.
Et puis malgré ces défauts que je qualifierai "d'époque" (celui de l'âge d'or du film en studio) et son final pas tout à fait à la hauteur***, Laura contient à son exact milieu une séquence d'anthologie où se croisent, se mêlent à jamais le fantasme et le réel. Preminger et LaShelle réussissent la fluidité parfaite avec ce qui pourrait presque passer pour un long plan-séquence alors qu'il y a en fait une vingtaine de coupes. Effet hypnotique renforcé par l'étrange tonalité que prend alors le thème musical, annonçant celle de La nuit du chasseur (je pense à la séquence où les enfants en barque échappent de justesse à Mitchum).
Car j'allais oublier cet élément crucial : le thème créé par David Raksin dans des conditions troublantes****. Il fit le tour du monde et sera moult fois repris par les plus grands (Ellington, Sinatra...). Les lyrics un peu niaises qui y furent accolées par Johnny Mercer inspireront même un hilarant détournement à la troupe de Spike Jones, le Tex Avery du music-hall.
Multi-nominé aux Oscars (dont Clifton Webb, seul des comédiens pressenti et encore, juste à titre de supporting actor ), Laura n'en remportera finalement qu'un, attribué à Joseph LaShelle pour sa somptueuse photographie noir et blanc. Cette année-là, c'est La route semée d'étoiles de Leo McCarey avec Bing Crosby qui raffla presque tout.
Si je peux me permettre une petite correction technique sur la belle analyse de François Giraud... C'est à propos de sa phrase : "En appuyant sur la gâchette du fusil, il chercherait donc à prendre définitivement possession de celle qu’il considère comme sa création, en plus de s’affirmer en tant qu’homme."
En effet, il est impossible d'appuyer sur la gâchette d'une arme à feu, cette pièce étant interne. Je sais que c'est une confusion courante mais dans le cas présent, vous allez voir que ça peut accentuer le sel du texte puisque le terme d'armurerie exact est... queue de détente.
Côté DVD, la Fox a fait du joli travail en proposant le film dans sa collection de prestige Cinéma Référence. Film commenté accompagné de deux documentaires biographiques sur Vincent Price et Gene Tierney.
En 1978, la revue L'Avant-Scène Cinéma publia un numéro spécial Preminger comprenant non seulement le découpage intégral mais aussi de nombreuses séquences coupées au montage et qui sont présentées dans la continuité.
(*) Mais en 1968, lors d'un remake réalisé pour la télévision, ce fut bel et bien un Sanders en fin de carrière qui impersonnifiera Waldo Lydecker. Rien que pour lui, je serais curieux de le découvrir. McPherson était joué par Robert Stack (bonne idée aussi), Shelby Carpenter par Farley Granger (why not) et Laura par Lee Radziwill, soeur cadette de... Jackie Kennedy (je ne sais pas si Gene Tierney a goûté l'ironie de la chose ). En voyant ces photos, ça fait quand même un peu peur...
(**) Allusion à cette autre séquence-clé du début, dans l'appartement de Laura, où Lydecker montre le portrait au détective.
(***) Un poil grandiloquente mais préférable à la seconde fin tournée et un temps envisagée dont l'issue était moins dramatique.
(****) Raksin raconta avoir pianoté distraitement ce thème après avoir lu tout aussi distraitement une lettre de son épouse, ne réalisant qu'ensuite qu'il s'agissait d'une lettre de rupture.