Federico a écrit : Greenstreet - dans son plus grand rôle ?
Je ne suis pas un grand fan de cet acteur mais je l'avais trouvé extraordinaire dans L'Impitoyable. De ce que j'ai vu jusqu'ici, oui, pour moi son plus grand rôle.
Malheureusement, le jeu monocorde de Zachary Scott m'a dépassionné
C'est volontaire. Son jeu monocorde souligne que ce type est justement sans passion. Même l'accumulation de pognon ne le rend pas heureux. Scott était relativement limité mais il pouvait être un peu plus vivant (Mildred Pierce par exemple et pourtant il jouait, pour le coup, un vrai gandin à moustaches
) mais ici c'est pour la bonne cause, l'absence d'âme. C'est un handicapé du sentiment le gars, en tout cas il le devient presque totalement car dans la première partie, je trouve que les tourments intérieurs de Vendig passe assez bien sur le visage de Zachary Scott.
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- D'accord pour l'aspect grotesque du final mais ce n'est pas qu'un défaut en l'occurrence. Le milliardaire déchu saute littéralement à la gueule de Vendig au nom de toutes ses autres victimes. Jusque là, la violence que le comportement de Vendig avait engendré, qui avait d'abord été une violence psychologique (en dehors des pratiques des milieux d'affaires qui restent une violence froide) puis qui avait eu des conséquences plus graves (avec pour point culminant le suicide d'une de ses relations d'affaires) l'avait longtemps épargné. En dehors de ses tourments intérieurs, il n'a pas eu à souffrir de son ascension sociale au cours de laquelle il avait écrabouillé ses marchepieds successifs…mais à Hollywood, bien souvent, il fallait payer l'addition.
Le final dans la flotte est plutôt spectaculaire…et un peu grotesque si tu veux mais j'aime beaucoup pour ma part les multiples incertitudes qui précèdent l'épilogue. Vendig qui à l'air de croire qu'il a séduit la jeune femme, le double de son amour de jeunesse sans que l'on sache s'il s'agit encore du manipulateur ou si on est dans la continuité de ce personnage qui semble en quête de rachat. Vic, l'ami d'enfance, le témoin de toute une vie, qui croit que l'histoire va se répéter, etc...
En profiteur opportuniste, je recase mon propre texte sur ce film, posté ailleurs il y a quelques mois au moment de la sortie de l'édition française.
L'impitoyable (Ruthless) 1948
Réalisation : Edgar G. Ulmer
Production : Arthur S. Lyons . Distribution : Eagle-Lyon
Scénario : Alvah Bessie, S.K. Lauren, Gordon Khan
d'après le roman "Prelude to Night" de Dayton Stoddart
Photographie : Bert Glennon
Musique : Werner Janssen
Avec :
Zachary Scott (Horace Vendig)
Louis Hayward (Vic Lambdin)
Diana Lynn (Martha Burnside/Mallory Flagg)
Sydney Greenstreet (Buck Mansfield)
Lucille Bremer (Christa Mansfield)
Martha Vickers (Susan Duane)
Au cours de la grande réception donnée par le millionnaire Horace Woodruff Vendig ou il doit annoncer la création d'une fondation destinée à promouvoir la paix, il retrouve au milieu des invités prestigieux, Vic Lambdin, son ami d'enfance qui fut aussi son partenaire en affaires, accompagné d'une amie, la pianiste Mallory Flagg. Frappé par la ressemblance entre Mallory et Martha Burnside, son amour de jeunesse, le millionnaire se rappelle le premier virage décisif de sa vie, un accident qui aurait pu tourner au drame. Alors qu'ils étaient encore enfants, la barque sur laquelle avait pris place Martha, Vic et lui-même s'était renversée mais il avait sauvé la vie de la jeune fille ce qui avait permis à l'enfant délaissé par ses parents d'être recueilli par ceux de Martha. Ce n'était que la première étape d'une longue ascension sociale…
Les différents flashbacks qui viennent interrompre le déroulement de la réception qui est censé être le couronnement de la carrière de Vendig permettent de montrer l'évolution du personnage au cours de son ascension. Car si Vendig toute sa vie s'est servi des autres pour grandir voire a pris aux autres ce qu'ils possédaient, que ce soit leurs biens, leurs relations professionnelles ou leurs femmes avant de les abandonner une fois qu'il avait pu en retirer tout le profit possible, il n'a pas toujours été l'être impitoyable et sans scrupules qu'il deviendra au sommet de la réussite. A l'origine de son ambition démesurée, il y a les traumatismes subis dans l'enfance. Le jeune adolescent délaissé par ses parents séparés est une gêne pour sa mère exigeante, dominatrice, qui accable de reproches Horace et qui a le sentiment d'avoir fait une mauvaise alliance en épousant un pêcheur et propriétaire de taverne alors qu'elle est issue d'une famille autrefois prospère, "Les Woodruff du Maine". Elle souffre de cette dégradation et souhaite, au moment de l'accident, refaire sa vie avec un autre homme. Horace, qui est aussi rejeté par la nouvelle compagne de son père, un brave type joueur et faible est sans doute incapable d'aimer et de trouver le bonheur autrement que dans la recherche infatigable de la réussite matérielle qu'il va aller arracher aux gens qui vont l'accueillir et permettre son ascension. Mais bien évidemment pas encore dans l'enfance ou de manière inconsciente car c'est bien Horace qui va tout de même se débrouiller pour se faire "adopter" par la riche famille Burnside, les parents de la jeune fille a qui il avait sauvé la vie.
La première marche, ce sont donc les Burnside qui recueillent le jeune adolescent et lui permettent ainsi de bénéficier d'une bonne éducation que ses parents n'auraient jamais pu lui offrir. Mais bien qu'ayant grandi comme le fils adoptif de cette famille unie, c'est encore un jeune homme meurtri que l'on retrouve au sortir de l'adolescence car Horace Vendig semble toujours souffrir de ses origines modestes. Il est complexé et ne sent pas à sa place au milieu des amis de Martha, tous étudiants issus de bonnes familles. C'est de cette époque là que date la 1ère manifestation consciente de son ambition maladive. A la fin de l'année scolaire, les 3 amis d'enfance se retrouvent mais alors que Martha est fiancée à Vic, c'est Horace qui va le supplanter sans le vouloir puisqu'il va se laisser aimer par Martha en ne sachant pas définir ses propres sentiments mais sans véritablement dissimuler son incertitude. Martha perçoit d'ailleurs les doutes de Horace mais pense sans doute pouvoir éveiller des sentiments plus tard chez le jeune homme. En tout cas, ce sont les fiançailles avec Martha qui lui permettent d'oser demander à son père adoptif de financer les études à Harvard dont il rêvait. Plus tard, se rappelant ces évènements avec Martha, il ne pourra s'empêcher d'exprimer sa perplexité au sujet de ses motivations profondes de l'époque, se montrant à posteriori inquiet des pulsions qu'il avait ressenti en lui, exprimant ainsi un sentiment de culpabilité et laissant échapper pour une des dernières fois de sa vie le profond mécontentement de lui-même qui l'habite.
Mais une fois la marche franchie, tous les doutes d'Horace semblent oubliés. C'est durant ses études à Harvard qu'il va avoir l'occasion de franchir le deuxième palier. Après les années Martha (Diana Lynn), ce sont les années Susan (Martha Vickers). Délaissant la première durant ses études, il va se lier à la famille de Susan, les Duane et leur réseau d'hommes d'affaires et banquiers, beaucoup plus riches que les Burnside, qui vont lui donner son premier emploi. Cette partie centrale marque le retour de Vic, lequel retrouve Horace toujours capable d'exprimer des sentiments humains (quand il va apprendre la mort de Mr. Burnside et la disparition de Martha) mais dont la progression sociale s'est accompagnée d'une assimilation rapide de la dureté des milieux d'affaires auxquels il s'est parfaitement adapté. C'est avec l'appui du clan Duane et avec celui de Vic, qui a fait fortune à l'étranger, (la façon dont Vic est abusé, le malentendu qui lui fait croire qu'il a convaincu son ami de faire des affaires honnêtes est un peu gros) que celui qui est en passe de devenir un maitre manipulateur, va s'attaquer à un gros poisson, Buck Mansfield qui est à la tête d'un empire semblant encore hors de portée pour un "petit" millionnaire comme Horace.
Tout ce qui concerne les manoeuvres plus ou moins frauduleuses entreprises par Horace et son entourage pour évincer Mansfield est aussi passionnant qu'un cours d'économie de Jean-Marc Sylvestre ou Elie Cohen pour réussir une bonne OPA mais en revanche tous les personnages impliqués et leurs interprètes sont formidables. C'est surtout l'occasion de nous montrer le 3ème marche pied, Christa (Lucille Bremer), l'épouse de Mansfield. C'est grâce à elle que Horace va réussir à mettre à ses pieds le richissime homme d'affaires qui l'avait d'abord ridiculisé en ayant déjoué le piège dans lequel Horace voulait le faire tomber. Toutes les scènes impliquant Mansfield sont d'une intensité dramatique exceptionnelle et Sydney Greenstreet (un acteur dont je ne suis pas souvent fan) est fabuleux en magnat vieillissant qui va s'effondrer quand son épouse Christa va préférer le jeune, fringant et ambitieux Horace au vieil homme qui l'a mettait sur un piédestal tout en entretenant avec elle une étrange relation faite de domination et d'admiration. La surpuissance de l'homme d'affaires n'était qu'une illusion. Face au miroir, le vieux et gros bonhomme est rendu à sa fragilité d'homme abandonné. La façon dont Ulmer filme cet homme, rendu minuscule malgré la corpulence de Greenstreet, écrasé soudain par les couloirs immenses de son palais, est géniale. Après l'humiliation, l'étape suivante pour l'impitoyable Horace sera dans la logique de ce destin, provoquer la mort par suicide d'un de ses associés en affaires.
La suite, c'est à dire ce qui se passe au cours de la soirée entre les flashbacks et après ceux ci, je n'en survole que les prémices. Il est évident dès le début que Horace Vendig est en quête de rachat. Le but de la soirée semble le démontrer tout comme l'inquiétude qu'il affiche dès les 1er mots échangés avec Vic, qui, Horace ne le sait pas encore, avait ironisé sur l'acte philanthropique de son ami dès les premiers mots échangés avec Mallory dans la voiture qui les avaient mené à la soirée. Lui reprochant son retard, Horace lui demande immédiatement : "Isn't taking the wrong road one of those mistakes that happens when you want it to, subconsciously ?"…mais inconsciemment on se demande s'il ne parle pas aussi de lui-même. Les retrouvailles avec Vic, celui qui sait tout de Horace ; la présence du double de Martha et d'une partie de ses anciennes victimes, Buck Mansfield et Christa, l'ex femme de celui ci, permettait au récit, en tout cas sur le papier, de prendre toutes les directions possibles.
Du coté des interprètes, chez les filles, Lucille Bremer (Christa) est remarquable pour son jeu très expressif surtout dans toutes les scènes avec Greenstreet. Martha Vickers (Susan) est plus effacée mais c'est que son rôle est un peu moins développé et que moins naïve que Martha, elle va savoir échapper à l'emprise d'Horace (il n'a pas pas besoin de lui faire un dessin quand elle va le trouver avec une autre femme). La plus remarquable reste la belle Diana Lynn, étonnante dans un double rôle. Il passe dans son regard et dans son attitude tous les sentiments qui l'animent face à ces hommes étranges. D'abord vis à vis d'Horace, un mélange de tendresse, de curiosité, de légère inquiétude et d'incompréhension. Mais aussi vis à vis de Vic, que Mallory va découvrir étrangement fébrile et craintif face à Horace (mais c'est qu'il craint que l'histoire se répète). Le personnage interprété par Louis Hayward, le témoin de toute une vie, est par la même intéressant même s'il est un peu difficile de croire qu'il ai pu être abusé par son ami pendant si longtemps. Au nom de la fidélité pour l'ami d'enfance sans doute. Raymond Burr (qui interprète le père de Horace) que l'on voit dans une seule séquence est remarquable dans un rôle très inhabituel de brave type simple comme bonjour mais faible face à sa compagne acariâtre. Enfin, même si je ne suis pas un grand admirateur de Zachary Scott, je le trouve excellent dans un registre certes limité, car sur son visage passe très bien, par des tics de l'acteur que l'on a déjà vu ailleurs, les tourments intérieurs qui sont à l'origine de sa pathologie.
J'ai déjà dit ici que Ruthless n'a selon moi pas grand chose d'un film noir (en revanche, on peut faire le rapprochement avec Citizen Kane) mais ce qui est sûr c'est qu'il s'agit d'un des grands films d'Ulmer. L'ancien agent Arthur C. Lyons produisit le film pour Producing Artists, une boite indépendante liée à Eagle Lyon pour 2 millions de dollars. 49 décors furent construit. Le film sorti avec la plus grande campagne de publicité jamais orchestrée par Eagle-Lion…mais le film fut un fiasco. A Los Angeles, il se retrouva rapidement en double programme avec un minuscule film policier,
Shed No Tears de Jean Yarbrough et ne recueillant pas plus de succès fut remplacé au bout de 11 jours d'exploitation par une autre production Eagle-Lyon,
Canon City, un petit film de prison.
Ulmer a prétendu que les interventions du producteur ont atténué la portée du film. Il a aussi prétendu dans un entretien avec Peter Bogdanovich que le film a été coupé après la première exploitation en salle…Tel qu'il est la charge contre le capitalisme est assez féroce car même si le personnage central est un sociopathe et un cas isolé, il trouve à s'épanouir pleinement dans les milieux d'affaires américains. Il avait été co-écrit par Alvah Bessie, un des 10 d'Hollywood, emprisonné et blacklisté dans les années 50 et qui a été re-crédité du scénario seulement dans les années 90.