Lenny (Bob Fosse - 1974)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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tenia
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Re: Lenny (Bob Fosse - 1974)

Message par tenia »

Jeremy Fox a écrit :Test du Bluray par Jean-Marc Oudry.
Je vais pinailler mais c'est lassant de voir WS perdurer dans cette direction technique :
il nous semble que le niveau de grain soit légèrement atténué en comparaison avec le Blu-ray Twilight Time, qui utilise aussi ce même master HD.
Ca fait des années que ça dure (bientôt quoi, une décennie ?) et ils n'ont visiblement toujours pas compris qu'il faut laisser ces bons masters HD intacts.
Frustrant.
Bon, au moins, ils n'ont pas utilisé un ancien master.
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Alexandre Angel
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Re: Lenny (Bob Fosse - 1974)

Message par Alexandre Angel »

La revision de Lenny en BR ainsi que la lecture de la contribution de Samuel Blumenfeld, ont ravivé et même revitalisé bon nombre d'impressions de spectateur que le temps écoulé depuis la vision précédente avait estompées. Première bonne nouvelle, le film tient le coup remarquablement. Et même, il prend encore du grade, le temps qui passe jouant en faveur de sa modernité. Et je me suis surpris, alors que je connais par cœur la date de réalisation du film (1974 pour le tournage), a perdre mes points de repère en cours de visionnage comme si tout cela pouvait avoir été fait dans les années 80, à l'époque de Raging Bull, de Broadway Danny Rose ou d' Elephant Man. C'est qu'il ne faut pas oublier, si tant est que ce soit si connu que ça, que Bob Fosse pendant une intense et relativement courte période de sa carrière artistique avait certainement décidé d'être le plus grand cinéaste du monde. Non sans une certaine schizophrénie, il s'en sentait à la fois capable et éprouvait en même temps le complexe de l'imposteur. L'étrange génie de son éphémère cinéma (un premier film qui se cherche, un dernier réussi formellement mais mineur et au milieu, trois grands films brillants) fut que l'on voit, à l'écran, ce déchirement. Que non seulement on le voit, mais que les défauts même de Fosse sont exhibés comme si le cinéaste susurrait à l'oreille du spectateur : "Tu vois, je te disais que j'avais un côté imposteur. Eh bien, tu en as la preuve!" All that jazz reste évidemment le lieu cinématographique par excellence de cette auto-psychanalyse à cœur ouvert, laquelle est inévitablement grossière (lequel d'entre nous est capable de se psychanalyser lui-même) et lestée de clichés comme lorsque Roy Scheider, au sortir d'un dérushage bougon demande un peu à tout le monde (y compris à nous) si il arrivait à Stanley Kubrick de déprimer. Samuel Blumenfeld apporte un éclairage sur ce constat, donnant de Bob Fosse, via divers témoignages dont celui, crucial, du scénariste de Lenny, Julian Barry, un portrait pas follement flatteur. Se révèle à nous un démiurge dépressif, cyclothymique et manipulateur, se trimballant toujours avec un attaché-case rempli d'amphétamines, fumant quatre paquets par jour (peu de photos de l'intéressé sans clope au bec), dormant à peine. Un créatif sûr de son talent et en même temps terrifié de ne pas être à la hauteur. Et de fait, à revoir Lenny, on est frappé de l'insolence très Nouvel Hollywood de l'inspiration formelle. Cela va même plus loin, Bob Fosse semblant inventer une excitation cinématographique toute contemporaine: celle que l'on trouve chez Scorsese, Paul Thomas Anderson, David Fincher et qui sais-je encore. Jamais je n'ai autant ressenti, à revoir Lenny, l'énorme et finalement méconnue influence de Bob Fosse sur des cinéastes contemporains et ultérieurs, y compris même sur Milos Forman, qui utilisera son chef-monteur Alan Heim. Bob Fosse lui-même, travaillé par une ambition folle, se montrant redevable envers Orson Welles, Eisenstein, Von Stroheim ou même, pourquoi pas, envers Alain Resnais auquel Lenny et All that jazz empruntent le goût des structures scénaristiques éclatées, "en étoile".

Une chose est sûre, Bob Fosse ne laisse à aucun moment le film lui échapper, faisant du personnage de Lenny Bruce un alter-ego, bridant Dustin Hoffman (qui en a chié sur le tournage alors qu'il était une star adulée) pour l'empêcher de s'approprier le rôle. Et de fait, le portrait est ambigu, morcelé, travaillé par la schizophrénie. Et on ne peut s'empêcher de penser que ce qui sépare le comique aux blagues nulles du début du trublion épris de vérité politique et de provocation féconde de l'auditoire ressemble comme deux gouttes d'eau à l'inadéquation du petit freluquet à la tête de livreur de pizza sympa (danseur remarquable du reste et chorégraphe insurpassable) avec le cinéaste surdoué que Bob Fosse va devenir, et sur le tard, et sur peu de temps.

Un mot sur la forme. Narrateur exceptionnel, Fosse perpétue et réinvente pour la postérité le "feu de tous bois", donnant à chaque scène les moyens de s'exprimer pleinement, comme le feraient les réalisateurs d'épisodes des meilleures séries contemporaines (voir la séquence de l'accident de voiture nocturne). Il ne se contente pas, par ailleurs, de filmer le mieux possible tout ce qui a trait au spectacle, au show, et d'en restituer impeccablement les ambiances. Blumenfeld précise que Fosse travaillait en collaboration très étroite avec ses chef-op (Bruce Surtees dans ce cas). Etait-il besoin de le préciser tant cela se voit: cadrages recherchés, angles étudiés au rasoir, enchainements excitants donnant à ressentir la puissance exaltante d'un point de vue imprenable, impliqué. Mais surtout, dans le cas de Lenny, Fosse ne cherche jamais à obliger le spectateur à rire des vannes du stand-up : elles sont prises telles quelles, avec leurs effluves déjà datées en 1974. C'est ce que j'ai le plus redécouvert à la revoyure : ce travail gonflé de reconstitution d'une époque âgée, au moment du tournage, de 10 à 15 ans. Un peu comme si un réalisateur de 2016 se décarcassait pour "reconstituer" les années 2000-2005 (bon courage). Ainsi, Fosse nous fait passer des années beatniks, convoquant l'esthétique de Shadows, de Cassavetes, à la période pré-68 (1964-66 plus exactement) alors que le parterre de Lenny Bruce se grossit de plus en plus d'étudiants. La photographie de Surtees épouse cette évolution avec naturel et Fosse, dans sa mise en scène, ne donne jamais dans la contextualisation facile (en s'appuyant sur des chansons, par exemple), ce qui pourrait annoncer le Control, d'Anton Corbin, consacré à Joy Division. Enfin, je ne me lasserais jamais, quelque soit l'impasse vers laquelle tout cela pouvait aboutir (la question ne se pose plus de toute façon), de ce thème, magnifiquement traité, de l'infiltration progressive de motifs mortuaires venant progressivement gangréner la fiction et le spectacle: les Nazis dans Cabaret, les flics et autres magistrats impitoyables dans Lenny, et le personnel hospitalier d'All that jazz, comme autant de signes annonciateurs de mort.
Pas jouasse mais tellement stimulant!
Comme "le Temps de l'innonce" et "A tombeau ouvert", "Killers of the Flower Moon" , très identifiable martinien, est un film divisiblement indélébile et insoluble, une roulade avant au niveau du sol, une romance dramatique éternuante et hilarante.

m. Envoyé Spécial à Cannes pour l'Echo Républicain
Grimmy
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Re: Lenny (Bob Fosse - 1974)

Message par Grimmy »

Revu à l'instant. Aussi bon que dans mon souvenir. C'est admirable de bout en bout. Et le livre de Samuel Blumenfeld est passionnant. Merci Wild Side !
(et à quelques jours près, c'est en ce moment le 50e anniversaire de la mort de Lenny Bruce)
Max Schreck
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Re: Lenny (Bob Fosse - 1974)

Message par Max Schreck »

Amusant d'enfin découvrir ce qui se cache derrière ce film, dont je ne connaissais que quelques images fascinantes, ce noir et blanc ultra-contrasté des scènes de stand-up, signé donc du grand Bruce Surtees. Fosse montrait dans All that jazz le perfectionnisme qu'il avait mis dans le montage de ce film. Appartenant incontestablement au genre du biopic, le protagoniste ayant tout ce qu'il faut de romanesque et de tragique, Lenny est finalement un vrai film d'art en grande partie à cause de cette volonté de montage qui rompt avec les conventions. Pas seulement par l'éclatement de la structure chronologique du récit biographie, mais plus directement par sa façon de jouer sur la pulsation interne de chaque scène. Comme si le réalisateur avait cherché à donner à la parole un équivalent visuel, qui passe par le rythme des plans, l'agencement d'inserts-éclairs à certains moments-clés. C'est finalement la même technique que Fosse emploiera sur son autre biopic, Star 80, qui m'avait beaucoup impressionné.

Ici, la parole est reine, il y est avant tout question de la force de la phrase et plus spécifiquement du mot, de l'hypocrisie sociale du langage, sur scène comme dans la vie. En soi, la personnalité de Lenny Bruce apparaît plus importante que son talent proprement dit. Le comédien a sans doute fait bouger les lignes, mais sur le fond, le film se montre plutôt critique avec ses performances (quand bien même il s'agit de témoignages indirects, avec leur part de subjectivité, de rancune, ou de tirage de couverture à soi).

Et évidemment, ce travail ne serait qu'une coquille vide sans les acteurs, et c'est sans doute là que réside le génie de Fosse : d'avoir à chaque fois su pousser loin ses recherches formelles tout en mettant ses interprètes au cœur de son dispositif, ce qui fait que le film est incroyablement vivant (les scènes avec la mère). J'ai adoré (re)découvrir le talent de Valérie Perrine, qui demeurait pour moi la gentille cruche de Lex Luthor dans Superman. Elle est ici formidablement authentique et touchante. Quand à Hoffman, je n'ai même pas envie de chercher les mots pour caractériser sa performance. Juste faire part de mon admiration pour la carrière qui était la sienne à cette époque, où il enchaînait des rôles ultra risqués et exigeants.
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