Le cinéma français des années 40 (1940-49)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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Supfiction
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Re: Le cinéma français des années 40 (1940-49)

Message par Supfiction »

J'ai commencé à écouter dans la même émission le numéro http://www.franceculture.fr/emission-le ... chets-des-.

Il parait que les vedettes sont trop payées (l'émission date de 1951), que c'est immoral et que le cinéma français est en crise... :lol:
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Jeremy Fox
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Re: Le cinéma français des années 40 (1940-49)

Message par Jeremy Fox »

Supfiction a écrit :
Il parait que les vedettes sont trop payées (l'émission date de 1951), que c'est immoral et que le cinéma français est en crise... :lol:
Ben oui ! Ca rejoint bien ce que je dis tout le temps. :mrgreen: Les partisans du "c'était mieux avant" ont en fait tout simplement la mémoire courte.
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Supfiction
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Re: Le cinéma français des années 40 (1940-49)

Message par Supfiction »

Jeremy Fox a écrit :
Supfiction a écrit :
Il parait que les vedettes sont trop payées (l'émission date de 1951), que c'est immoral et que le cinéma français est en crise... :lol:
Ben oui ! Ca rejoint bien ce que je dis tout le temps. :mrgreen: Les partisans du "c'était mieux avant" ont en fait tout simplement la mémoire courte.
En l’occurrence, ils parlent de crise financière. Je ne sais pas en revanche si à la fin des années 40 on parlait déjà de perte de qualité et de créativité du cinéma français. Je crois que le principal problème à l'époque devait être le manque de moyens financiers après la guerre et "l'invasion américaine". Le box office était bon pourtant.

Tout ça (contexte économique, polémiques sur l'argent des stars, etc) ressemble beaucoup à aujourd'hui en fait. Je parle de la fin des années 40, pas de la période d'occupation bien sûr.
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Commissaire Juve
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Re: Le cinéma français des années 40 (1940-49)

Message par Commissaire Juve »

Sur les salaires, j'avais posté cet article de 1943 : http://www.dvdclassik.com/forum/viewtop ... 5#p2280037

Et on disait déjà que les salaires étaient trop élevés.
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Re: Le cinéma français des années 40 (1940-49)

Message par Supfiction »

Commissaire Juve a écrit :au-dessus de 400.000 francs le fisc prend 85% de leurs gains. :mrgreen: .
ça me rappelle quelque-chose, tiens..
Dès qu'on est en période de crise, le débat revient sur les cumulards confortables. Dany Boon - Fernandel, même combat.
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Re: Le cinéma français des années 40 (1940-49)

Message par Federico »

Jeremy Fox a écrit :
Supfiction a écrit :
Il parait que les vedettes sont trop payées (l'émission date de 1951), que c'est immoral et que le cinéma français est en crise... :lol:
Ben oui ! Ca rejoint bien ce que je dis tout le temps. :mrgreen: Les partisans du "c'était mieux avant" ont en fait tout simplement la mémoire courte.
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Qu'est-ce que c'est que ce cinéma où tout le monde couche avec tout le monde, où tout le monde ment !
Vous trouvez ça normal ?
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Re: Le cinéma français des années 40 (1940-49)

Message par Supfiction »

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Re: Le cinéma français des années 40 (1940-49)

Message par Supfiction »

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Suite à une discussion avec Ann Harding au sujet de Léo Joannon, je viens de voir par curiosité Le Carrefour des enfants perdus, réalisé en 1944.
Le film est classé parmi les très rares films français de propagande vichyste.
J'ai trouvé cette analyse sur le film que je n'ai pas encore lu. Mais franchement à première vue, ce film aurait pu être réalisé à n'importe-quelle époque, y compris aujourd'hui. Seul le discours de René Dary sur les qualités de chef du personnage de Reggiani rappelle quelques obsessions de l'époque (pas uniquement 40-44).

Seule certitude, Serge Reggiani est excellent en petite frappe (rapidement repenti). Il aurait aisément pu faire des films de gangster à la James Cagney.

Spoiler (cliquez pour afficher)
https://rhei.revues.org/75#tocto2n3

En 1944, sort dans les salles de cinéma françaises Le Carrefour des enfants perdus, de Léo Joannon. Le film, dont l'action débute en août 1940, raconte la création et le fonctionnement d'une structure de type nouveau destinée à la rééducation des jeunes délinquants. Elle est mise en place par Jean Victor, aidé par Ferrand et Malory, anciens détenus respectivement de Belle-Ile, Eysses et Mettray. Jean Victor, à l'instar de ses deux acolytes, conserve la mémoire de son expérience traumatisante des maisons de correction, et veut imposer pour la jeunesse dite coupable des méthodes éducatives basées sur la confiance et non sur la répression. Après avoir essuyé quelques refus dans les bureaux de l'Hôtel du Parc, il obtient l'aide d'un haut fonctionnaire de Vichy _ Gerbault _ qui lui permet de monter son établissement à Auteuil : « Le Carrefour, centre de formation professionnelle ». Il recrute près de trois cent « pensionnaires » au tribunal pour enfants, n'hésitant pas à réclamer des enfants difficiles. Parmi eux se trouve Joris, récidiviste et forte tête qui, pour s'« évader »1, n'hésitera pas à fomenter une révolte dans le centre. Le Carrefour est saccagé, un moniteur tué et l'établissement dissous. Mais Jean Victor, avec l'aide de ses pensionnaires repentis, réussit à persuader Gerbault que l'expérience menée au Carrefour mérite d'être poursuivie. Il se lance alors dans la construction d'un second centre, à Courbevoie. Reconnaissant chez Joris des qualités propres à en faire un « chef », il le convainc de se détourner définitivement de la délinquance et du caïadat pour se préparer à diriger à son tour un centre de rééducation. Il est intéressant de voir comment voisinent dans le film une tradition « humaniste », délibérément placée dans le sillage de l'action d'Alexis Danan contre les bagnes d'enfants dans les années 1930, et les multiples marques du régime de Vichy jusqu'à l'exaltation fascisante du « chef ».
I/ L'enfance et l'adolescence délinquantes : un thème filmique récurrent
1)De la littérature au cinéma

Dans les premières décennies qui suivent sa naissance, le cinéma ne fait pas oeuvre originale quand il traite la question de la jeunesse délinquante mais s'appuie au contraire sur des fictions écrites déjà existantes. Certains romans ou pièces de théâtres de la Belle Epoque sont ainsi adaptés dans une première version muette, rapidement suivie par une seconde version parlante. Le Coupable (1897), roman de François Coppée, en est le premier exemple. Il paraît à une époque où se multiplient les travaux scientifiques qui, d'une part, délimitent l'enfance et l'adolescence comme des classes d'âges spécifiques dans la vie de l'individu et, de l'autre, les présentent comme une période porteuse de mille dangers virtuels pour la société2. Le roman raconte l'histoire d'un jeune garçon _ issu des amours illégitimes d'un fils de magistrat venu faire ses études de droit dans la capitale et d'une grisette bien vite abandonnée3 _ qui sombre dans la délinquance jusqu'à devenir un criminel. Il dénonce l'inadaptation des colonies agricoles au problème posé par l'enfance dite coupable et connaît un succès populaire suffisamment important pour être réédité plusieurs fois avant la seconde guerre mondiale. En 1917, André Antoine, fondateur du Théâtre libre, s'empare du roman pour en réaliser une version filmique muette qui demeure aujourd'hui incomplète : certains plans semblent avoir disparu sous l'effet de la fragilité du négatif ou de la censure. Les scènes subsistantes, parmi lesquelles plusieurs sont situées à l'intérieur d'une colonie agricole de redressement (ronde des gamins, travail de menuiserie en atelier, gamins qui fument en trompant la surveillance...), montrent l'art novateur d'André Antoine dans le recours fait aux extérieurs studio ou dans l'utilisation des flash-back. En 1936, c'est au tour de Raymond Bernard4 de tourner une version cette fois parlante du Coupable avec Pierre Blanchar, Madeleine Ozeran et Margueritte Moreno.

Un processus similaire s'enclenche avec la publication en 1906 d'un roman d'Edouard Quet, En correction, qui retrace cette fois l'histoire d'un fils de bonne famille envoyé pour une faute légère dans une colonie agricole par un père abusif. Quelques années plus tard, André de Lorde et Pierre Chaine tirent de ce roman une pièce de théâtre dramatique en 4 actes, intitulée Bagnes d'enfants et représentée pour la première fois au théâtre parisien de l'Ambigu le 1er juin 1910. Dans la préface, les auteurs déclarent s'attaquer au principe de l'autorité paternelle « dont les lois tolèrent encore tous les abus, et à l'institution des maisons de correction, qui, dans l'état actuel, sont trop souvent de véritables prisons et des foyers de corruption »5. De cette pièce Emile Chautard qui, à l'instar d'André Antoine, vient du théâtre, tire en 1914 un film muet portant le même titre de Bagnes d'enfants (avec Dorival et Josette Andriot) avant que Georges Gauthier, en 1933, ne filme une version parlante qui sortira sous le titre de Gosses de misère, la censure ayant refusé le titre initial6.
2) Les années 30 ou le renouveau de la création filmique

Un certain renouveau apparaît à partir du milieu des années 30. A côté des traditionnelles adaptations d'oeuvres littéraires sont produites de véritables créations filmiques qui puisent désormais leur inspiration directement dans l'actualité. Rien d'étonnant à cela : c'est en effet dans les années 1930, à un moment où la courbe de la délinquance juvénile est paradoxalement plutôt basse, qu'une vigoureuse campagne de presse, orchestrée en partie par Alexis Danan (journaliste à Paris-Soir), se développe à la suite d'une série de drames survenus dans différentes maisons de correction.

Ainsi la fuite de 15 adolescents de Mettray (octobre 1933) et surtout la révolte des adolescents détenus à Belle-Ile (27 août 1934) frappent l'opinion publique. La participation des touristes à la poursuite des adolescents sur l'île par les autorités publiques retient particulièrement l'attention de Jacques Prévert, comme le rapporte André Heinrich dans sa préface très documentée au scénario de La Fleur de l'âge7. L'écrivain compose alors « La Chasse à l'enfant », sans doute à la fin de 34 ou au début de 358, poème mis en musique par Joseph Kosma et enregistré en octobre 36 par une des interprètes préférées de Prévert, Marianne Oswald9. L'écrivain entreprend ensuite, en 35 ou au début de 36, l'écriture du scénario de L'Ile des enfants perdus, inspiré par cette révolte. En août 36, Prévert et Marcel Carné, qui doit réaliser le film, s'inquiètent d'une éventuelle censure et font parvenir au ministère de la Justice du gouvernement Blum un synopsis du film. Mais, en septembre 36, des jeunes filles s'enfuient de la maison de redressement pour l'« Oeuvre de préservation et de sauvetage de la femme » que dirigeait l'actrice Marcelle Géniat à Boulogne_Billancourt10. Cette nouvelle révolte a pour effet immédiat de réactiver la campagne de presse et incite, semble-t-il, le ministre de la Justice à laisser le synopsis au fond d'un tiroir. Marcel Carné, dans une interview à Ciné_Liberté publiée le 1er novembre 1936, se plaint alors ouvertement de l'attitude des autorités publiques :

« Je voulais faire un film sur les bagnes d'enfants. J'avais les capitaux, je demandais une simple garantie morale et je n'ai pu l'obtenir, alors que certains metteurs en scène croix de feu (ne citons personne), obtiennent du ministère toutes les autorisations, tous les appuis dont ils disent avoir besoin. Le gouvernement de Front populaire ne se rend il pas compte de l'importance du cinéma ? »11

En avril 37, le drame d'Eysses (la mort d'un enfant atteint de tuberculose après un séjour de 38 jours dans un cachot humide) réactualise le sujet du film. Annoncé par la production en avril, le film sera en fait reculé. Après la chute du deuxième cabinet Blum (avril 1938), le projet sera repris mais définitivement bloqué par la censure en juin 39. Preuve de l'opiniâtreté de Prévert, le projet resurgit à la Libération sous un autre titre, La Fleur de l'âge12. En avril 1947, le tournage commence à Belle-Ile avec un casting éblouissant (Arletty, Martine Carol, Paul Meurisse, Serge Reggiani...), pour s'interrompre définitivement en juin 47, à la suite de multiples difficultés financières et techniques13.

Si le gouvernement Blum fit grise mine au projet de Prévert et de Carné, trop corrosif, il eut en revanche l'occasion de se réjouir de la publicité que Prison sans barreaux, long métrage de Léonide Moguy sorti avec succès dans les salles en 1938, fit à sa politique judiciaire en faveur des mineurs14. En effet le film, qui eut pour conseiller technique Alexis Danan, valorise nettement l'action du ministère de la justice du Front populaire lorsqu'il évoque la transformation d'une « Maison de correction privée reconnue d'utilité publique » en une « Maison d'éducation surveillée » pour jeunes filles, placée directement sous l'autorité bienveillante de l 'Etat (le tout sur fond sonore de Marseillaise...). Les méthodes foncièrement répressives de l'établissement connaissent alors un renouveau total sous l'impulsion de la nouvelle directrice envoyée par le ministère, qui impose une autorité basée sur la confiance et la transparence. On peut certes sourire du didactisme très marqué du film et de ses effets de style « Eisensteiniens »15, mais son analyse se révèle particulièrement précieuse pour qui s'intéresse au traitement de la jeunesse délinquante.

On le voit donc, Léo Joannon, lorsqu'il réalise Le Carrefour des enfants perdus en 1943, s'inscrit dans une tradition solidement ancrée. Il n'est d'ailleurs pas le seul, au même moment, à vouloir fixer sur la pellicule le problème de l'enfance et de l'adolescence déviantes et des moyens de leur « rééducation ». Outre les efforts déjà évoqués de Jacques Prévert et de Marcel Carné, il faut également signaler le premier film de Robert Bresson, Les Anges du péché (1943), qui met en scène l'action d'une oeuvre catholique de redressement pour les jeunes filles, ainsi que La Cage aux rossignols (1945) réalisé par Jean Dréville, avec le populaire Noël_Noël. Il est à noter que la conception de ce dernier film remonte à 1937 _ période décidément décisive en matière de projets cinématographiques _, même si le tournage n'a débuté qu'en avril 44, en partie à Saint-Hilaire ; l'action se déroule pour l'essentiel dans un établissement de rééducation pour jeunes orphelins, vagabonds ou délinquants.
II/ Le Carrefour des enfants perdus : un tournage sous haute protection et sous haute surveillance
1) Joannon et Vichy

Quand Léo Joannon (1904-1969) se lance en 1943 dans le tournage du Carrefour des enfants perdus, il a déjà une vingtaine de films derrière lui. Et si la plupart nous laissent fort peu de souvenirs, plusieurs ont rencontré un succès certain auprès du public dans les années 30. C'est d'ailleurs sans doute beaucoup en raison de sa renommée qu'Alfred Greven, qui s'occupe pour l'Allemagne des affaires touchant au cinéma, décide de l'engager avec d'autres pour travailler dans le cadre de la Continentale, maison de production allemande à Paris dont il est le directeur16. Il convient de rappeler ici avec Jean-Pierre Bertin_Maghit17 que l'Allemagne a mis le cinéma français sous tutelle dès juillet 1940 en zone occupée. En zone dite libre, il existe dans le gouvernement de Vichy, un service du cinéma dépendant du Secrétariat général à l'Information, lui-même attaché à la présidence du Conseil. L'Etat, par le décret du 2 décembre 1940 qui institue le Comité d'Organisation de l'Industrie Cinématographique (COIC), structure à son gré le monde du cinéma en laissant apparemment la gestion de la profession aux professionnels eux-mêmes, selon la méthode corporatiste. D'autre part, dans le cadre de la loi du 4 octobre 1941 qui instaure une Charte du travail, le ministère du Travail décide par le décret du 17 avril 1943 de mettre en place une Famille Professionnelle des Spectacles (FPS). Celle_ci coiffe toutes les industries dont l'activité a pour objet la réalisation de spectacles, et par conséquent le COIC. Une Commission provisoire d'organisation chargée d'en étudier les modalités d'application est nommée comportant trente-huit membres dont dix-huit professionnels pour le cinéma : à sa tête Léo Joannon, qui dirigera également quelque temps une des branches de la FPS.

Le réalisateur joue donc le jeu de Vichy, et on s'explique bien le régime de faveur qui sera celui du Carrefour des enfants perdus. Tourné en extérieurs et en studios dans le dernier trimestre de 1943, il sort à la fin du premier trimestre 1944 sous l'égide de la MAIC (Maîtrise artisanale de l'industrie cinématographique), maison de production soutenue par le régime en place et dont Joannon est l'administrateur délégué. Le film bénéficie en outre de la participation financière du Secrétariat général à la Jeunesse comme de la Direction générale du cinéma : le premier subventionne le projet à hauteur d'un million de francs tandis que la seconde concourt pour trois millions (remboursables) au budget estimé à près de douze. Le Comité d'attribution des avances du Crédit national (dépendant du COIC) concède dès lors une provision de trois millions cinq à Joannon pour monter le film18. D'après une critique de Combat (13 mai 1944), le ministère aurait en outre fournit une partie de la figuration grâce à plusieurs centaines de jeunes garçons détournés, le temps du tournage, d'un centre de travail dépendant de ses services. Il est certain que Vichy a regardé avec beaucoup de bienveillance le scénario original et que, en échange de son soutien moral et financier, il s'est arrogé un droit de censure tout à fait explicite : « il est entendu que cette convention comportera des clauses garantissant au secrétariat général de la Jeunesse un droit absolu de regard et de contrôle sur le plan moral et national. Ce contrôle sera exercé au nom du secrétariat général de la jeunesse par M. Schiltz, chef adjoint de la propagande et chargé des questions de cinéma », précise ainsi une lettre du secrétariat général à la jeunesse, datée du 20 mai 1942, à Joannon19.

Le Carrefour des enfants perdus est, dès son origine, perçu une caisse de résonance virtuelle du régime en place : « Bon film de propagande par les temps actuels. Les subventions accordées par les deux ministères de la Jeunesse et de l'Information montrent l'intérêt que le Gouvernement porte à ce genre de production », note par exemple le rapporteur du Crédit national lors d'un premier examen du dossier (20 juin 1942)20. Un an plus tard, alors que le dossier passe pour la deuxième et dernière fois devant le Comité d'attribution des avances (20 août 1943), l'auteur du rapport recule devant d'évidentes connivences entre le film et le régime, et se montre davantage circonspect dans sa conclusion : « le sujet garde malgré tout certains inconvénients du film de propagande »21. Au point que Joannon aie modifié son scénario pour rendre plus discrets ses liens avec le gouvernement. Ainsi dans l'une des plus scènes les plus révélatrices se déroulant dans les services gouvernementaux de l'Hôtel du Parc, où Jean Victor se fait renvoyer de bureau en bureau par des fonctionnaires débordés par leur intense activité en faveur de la jeunesse. Dans une version plus ancienne du scénario22, certaines réalisations du Secrétariat à la jeunesse étaient directement évoquées comme par exemple les chantiers des compagnons de Provence23, regroupant la « jeunesse saine, normale », à l'opposé de la « jeunesse victime des préjugés bourgeois, qui contient des forces ignorées, c'est la jeunesse douloureuse, la jeunesse abandonnée », victime de l'incurie des gouvernements précédents : autant de répliques supprimées dans la dernière mouture. De la même façon, dans la scène du tribunal où Jean Victor récupère les enfants qu'il va placer sous son autorité, le scénario prévoyait que le juge présente le Carrefour comme un « centre de rééducation créé sous les auspices du secrétariat à la Jeunesse », précision qui disparaît dans la version finale. Malgré ces retouches, Combat a beau jeu de dénoncer lors de sa sortie le « film à thèse pour servir la propagande du Secrétariat de la Jeunesse » (13 mai 1944), tandis que, dans le Comoedia du même jour, Max Bihan concède tout en défendant le film : « Si c'est un film réalisé sur patronages officiels (...) s'il a été soumis, sur scénario ou sur pellicule, à l'approbation de l'administration et des dames patronnesses (...) si les Hauts patronages doivent nous offrir de temps en temps de la propagande de cette sorte, faisons du film de propagande ».
2) La censure de Vichy

De fait, plusieurs scènes coupées dans le scénario original témoignent des pressions exercées sur Joannon. Ainsi celles qui mettaient en cause la dissolution de l'institution familiale et le dévoiement de l'autorité parentale. Dans l'une d'entre elles, située de nuit au dortoir du Carrefour, un gosse voit dans un cauchemar son père le frapper à coups de tisonniers quand un autre préfère dormir parterre parce qu'on devine qu'il n'a pas l'habitude d'un lit. Plus tard, Jean Victor demande à l'assistante sociale de convoquer les parents des enfants (parmi lesquels bien entendu une prostituée, un fou, un alcoolique etc.), au grand dam de ces derniers. Les craintes des jeunes garçons sont d'ailleurs vaines, puisqu'aucun des quarante-deux parents convoqués ne se présentera au Centre.

Mais le film fut surtout amputé d'une séquence essentielle et qu'il importe ici de restituer. Nous sommes de nouveau dans les scènes se déroulant à l'Hôtel du Parc, quand Jean Victor accompagné de ses deux acolytes, Malory et Ferrand, tente d'obtenir d'un fonctionnaire guindé l'autorisation d'ouvrir son centre de rééducation en se livrant à un réquisitoire contre les « bagnes d'enfants » :

Jean Victor : « Il ne faut plus que l'on traite les enfants comme des bêtes et que les pénitenciers soient des fabriques de révoltes. On les bride, on les écrase sous prétexte de les redresser et puis [ensuite] on les rejette à la rue comme des épaves. Ce système-là a fait faillite. C'est une honte pour notre pays de l'avoir toléré si longtemps...Il ne doit plus y avoir de bagnes pour les enfants » [...]

Le fonctionnaire : « Il ne faut rien exagérer ! Moi qui vous parle, j'ai appartenu autrefois à l'administration pénitentiaire. Je connais bien la question...je vous assure qu'il court beaucoup de légendes sur les pénitenciers de jeunes délinquants »

Jean Victor se contenant : « Pourtant il y a des faits qui ne sont pas niables »

Le fonctionnaire dit tranquillement avec son sourire sceptique : « Oui...quelques petits abus...des cas isolés...dont la presse s'était emparée avant la guerre...permettez-moi de vous le dire...heureusement ils ont été d'ailleurs sévèrement réprimés...maintenant tout cela est très surveillé, croyez-moi...Ces jeunes chenapans sont conduits avec beaucoup plus de douceur qu'on ne l'imagine... »

Malory, incapable de se contenir s'est levé d'un bond : « Eh bien ! vous en avez un culot, vous ! »

Le fonctionnaire stupéfait balbutie : « Comment ? »

Jean Victor intervient : « Excusez mon ami, Monsieur. Il est étonné et il y a de quoi ! Si vous êtes de bonne foi...alors c'est qu'on vous cache tout »

Ferrand, ouvrant tout à coup sa chemise et montrant sur son cou une longue cicatrice, crie à son tour : « Et ça ? C'en est de la douceur ? Un coup de poinçon d'un gardien à l'atelier de menuiserie à Eysses... »

Malory avec indignation : « Et la chimie ? Vous savez ce que c'est que la chimie ? »

Un préau de pénitencier. Les détenus marchent en cercle. Leurs sabots sur les pavés font un piétinement qui continuera comme fond sonore sur les scènes suivantes, aussi bien évoquées que réelles.

On voit un gardien et un enfant, en uniforme de détenu, sur un fond de mur. L'enfant, une bûche dans chaque main, fait des mouvements de flexion des genoux. Devant lui, un gardien, nerf de boeuf en mains, regarde. L'enfant exécute son mouvement de plus en plus difficilement. L'enfant semble obéir à la voix de Malory. Il y a synchronisme total entre l'image et la voix :

Voix de Malory : « Une bûche dans chaque main...les bras horizontaux et les pieds joints...Pendant toute une journée, vous entendez...il fallait rester comme ça...en fléchissant régulièrement sur les genoux...pour se redresser ensuite. Une deux, une deux.... »

Brusquement, l'enfant lâche les bûches et tombe. Le gardien le frappe sauvagement à coups de nerf de boeuf

Voix de Malory : « on en pouvait plus, on tombait, alors le nerf de boeuf entrait dans la danse... »

Retour à Malory qui dit avec horreur (fond sonore de piétinement des sabots) : « La douceur, heint [sic] ? »

Jean Victor dit à son tour d'une voix tremblante de colère et d'indignation (fond sonore de piétinement des sabots) : « savez-vous comment on mange la soupe à Belle_Ile ? Quand votre tête ne revient pas à un gardien ? »

On voit sur le fond de mur un jeune détenu agenouillé, mains derrière le dos. Devant lui, un gardien debout, une gamelle à la main. Un gardien passe la gamelle sous le nez du gosse pour la lui faire sentir, puis la pose à terre devant l'enfant agenouillé.

Fond sonore de piétinement des sabots, voix de Jean Victor : « A quatre pattes ! Comme un chien ! Ah ! C'était la grande distraction, quand j'y étais...C'est tellement amusant un gosse qui crève la faim, à qui sa ration suffit à peine pour se nourrir...c'est tellement spirituel de l'empêcher de la manger... »

Le gosse regarde l'écuelle mais n'y touche pas...Soudain le gardien frappe dans ses mains. Le gosse se baisse, prend la gamelle entre ses dents. Il relève légèrement la tête, entrouvrant les lèvres et serrant les dents, tâchant d'attraper avec la bouche un peu du liquide qui coule sur son visage et ses vêtements. Le gardien se tord de rire. L'enfant reste la gamelle vide entre les dents, les yeux grands ouverts et l'on voit rouler deux larmes sur ses joues.

Retour à Jean Victor qui dit d'une voix enrouée : « Il ne faut pas trop vous étonner que ces jeunes chenapans, comme vous dîtes, deviennent plus tard des criminels...Quand on sème la haine, on récolte la haine... »

La porte de la chambre s'ouvre et un homme entre sans bruit [Gerbault]. Il attend que la conversation soit finie et écoute sans rien dire...Il a un visage fin, des yeux vifs, une mise correcte. Il écoute...

Jean Victor qui conclut lentement : « Il y en a pourtant quelques-uns qui s'évadent ! Alors c'est le cachot noir...la cellule tombeau...le frigo...comme on l'appelle.... Le plus longtemps qu'on pouvait y résister, c'était trois jours...Celui qui voulait tenir davantage...par orgueil, par fureur, celui-là...on ne le revoyait pas...Il était fou. »

On voit une rangée de quelques portes donnant sur un souterrain sombre où la lumière ne pénètre que tout à fait au bout du couloir et encore à peine. Impression d'humidité suintante, de silence...de sépulcre...Image terrible. Un silence. La voix de Jean Victor s'est tue. L'image s'impose au spectateur avec ses trois portes guichetées, cette pénombre, cette moiteur. Soudain un cri s'élève derrière une des portes...un cri dément, inhumain, horrible...Puis de nouveau, c'est le silence...

La mise en cause du fonctionnement des établissements carcéraux pour mineurs et de leur personnel a irrité l'administration pénitentiaire. Celle-ci a en effet vivement réagit à la vision du film, sans doute au nom de la continuité du service à l'Etat. Le représentant du ministère de l'Intérieur (dont dépendait alors l'AP depuis août 1943) fut le seul de la Commission de censure à refuser l'autorisation de sortie au film quand il fut présenté en mars 194424. Joannon dut aller plaider sa cause à Vichy et le directeur général du cinéma s'expliqua dans une lettre à l'administration pénitentiaire :

« La réalisation montre essentiellement les bienfaits d'une action rééducatrice dans un esprit plus humain et social. Les critiques qu'elle implique à l'égard de certaines méthodes ne concernent que des errements que l'administration pénitentiaire a amplement réformés depuis plusieurs années et dont l'évocation est d'ailleurs faite avec discrétion. Dans son ensemble, tout le film tend à créer une opinion sympathique à l'égard des institutions nouvelles que, depuis l'Armistice, le gouvernement a consacrées à la formation civique et morale de la jeunesse française jusque dans ses éléments les plus déshérités. »25

L'argumentation ne persuada en rien l'administration pénitentiaire qui obtint la suppression de cette partie de la scène.
III/ Rééduquer la jeunesse déviante
1) un film contre les bagnes d'enfants

On ne peut nier que le film de Joannon milite en faveur d'une amélioration dans le traitement de l'enfance délinquante. Le thème, il faut le rappeler, est d'actualité et Joannon pouvait d'autant plus espérer toucher un large public que le titre semblait tout autant évoquer les enfants perdus lors de l'exode que de réels délinquants, subterfuge qui n'échappe pas à Combat quand il remarque qu'« avec un titre pareil, [le film] provoquera des files d'attentes aux guichets des salles qui le projetteront » (13 mai 1944). Il est vrai qu'après l'armistice, environ 1/5e de la population erre le long des routes de France en essayant d'échapper aux allemands et près de 90 000 enfants sont séparés de leurs parents et perdus temporairement de cette façon26. C'est le cas de Joris et la Puce dans le film, lequel s'ouvre d'ailleurs par des images et des annonces évocatrices de l'exode et des séparations. La délinquance juvénile est par ailleurs en très forte augmentation pendant la guerre et l'occupation, pour les raisons énoncées par Henri Gaillac : l'exode favorise les vols dans les maisons abandonnées, les jeunes s'adonnent au marché noir, le chômage, l'absence de père...27.

Vichy se démarque de la politique menée en ce domaine par ses prédécesseurs. Le 27 juillet 1942, la « Loi relative à l'enfance délinquante » est promulguée, qui fait un pas de plus dans le sens de l'autonomie pénale par rapport à la loi de juillet 1912. Le nouveau texte supprime la notion de discernement et pose le principe de la rééducation du mineur qui tend à se substituer à celui de la punition, le recours à la sanction répressive étant très restreint28. En outre, l'exposé des motifs de la loi précise : « toute réforme de la législation de l'enfance délinquante serait illusoire si elle n'était accompagnée d'une réforme de l'organisation et des moyens de rééducation ». C'est en partie dans cet esprit qu'il convient de placer l'action de Jean Victor/Léo Joannon. Sa dénonciation violente _ et sans doute sincère _ des établissements pour enfants29 est à placer dans le sillage de celle d'Alexis Danan30 dans les années 30, relayée par des personnalités aussi éminentes que Jacques Prévert et Marcel Carné. Il n'est pas anodin que la première scène nous apprenne que Jean Victor était journaliste avant d'être mobilisé et qu'il avait justement écrit des articles sur l'enfance criminelle avant la guerre. Le changement de méthode prôné par le fondateur du Carrefour rappelle à bien des égards celui qu'opérait la nouvelle directrice mise en place par le ministère de la Justice du Front populaire dans Prison sans barreaux (1938), film qui avait bénéficié de la collaboration technique d'Alexis Danan lui-même. On y trouve la même compassion à l'égard des enfants, la même recherche d'un climat détendu. Dans la scène du réfectoire, Jean Victor incite par exemple les enfants à parler et tente de leur faire saisir le caractère novateur de leur placement et du comportement qui doit désormais être le leur : « on n'est pas en prison ici ». La brutalité et la répression physique sont pareillement rejetées : lors d'une révolte, Jean Victor arrête ainsi Malory qui veut corriger un gamin selon les vieilles méthodes pour, encore et toujours, chercher à convaincre par le discours et non par la force.

Le thème de la confiance à établir entre les éducateurs et les enfants est largement exploité. Les premiers confient par exemple aux seconds des couteaux « qui coupent » contre la promesse de ne pas les faucher l'espace du repas. Lorsque trois sont finalement comptés manquants, se pose la question des limites à observer : l'assistante sociale s'inquiète auprès de Jean Victor : « vous leur faites un peu trop confiance », tandis que Ferrand pense au contraire « peut-être pas assez », débat que tranche bien évidemment Jean Victor par cette formule équilibrée « juste ce qu'il faut ». Jamais il ne dérogera à cette règle essentielle de la confiance, même après qu'elle ait été bafouée par des enfants mutinés et bien décidés à détruire le « Carrefour ». Pour obtenir le maintien de son institution et la possibilité d'ouvrir un nouveau centre, il ira jusqu'à lâcher seuls dans la ville les enfants munis de bons de solidarité afin qu'ils rassemblent l'argent nécessaire ; scène qui s'inscrit dans le droit fil de celle de Prison sans barreaux ou la directrice risquait le pari d'envoyer la détenue la plus révoltée (et coutumière de fuites) s'acquitter en son nom d'une commission en ville. Dans les deux cas, le même effet de suspens avec l'arrivée in extremis des protagonistes au moment où l'on pensait que l'entreprise de la confiance avait échoué.
2) Une pédagogie en phase avec les principes de Vichy

La rééducation des enfants mise en oeuvre par les éducateurs du « Carrefour », sous la houlette de Jean Victor, emprunte des chemins clairement balisés par le régime en place. Ainsi ne doit-on pas s'étonner de n'apercevoir aucun livre dans les mains _ ou à portée de mains _ des enfants. Il n'est pas question ici d'instruction scolaire _ « Nous nous attacherons à détruire le funeste prestige d'une pseudo-culture purement livresque, conseillère de paresse et génératrice d'inutilités », écrivait Pétain dès août 194031 _ mais de formation professionnelle qui consacre le triomphe du manuel sur l'intellectuel. Les ateliers de menuiserie, ou autres activités, doivent préparer la réinsertion sociale des enfants par l'acquisition d'un métier artisanal hautement valorisé, notamment à travers l'outil de travail. Ainsi, doit-on sans doute interpréter comme une preuve de folie le comportement de Rougiers _ jeune « détenu » souffrant de paranoïa -_, qui se livre lors de la révolte au saccage d'une machine et qui, pour finir, tue d'un coup de marteau le moniteur qui lui reprochait cet acte sacrilège : « Touchez pas aux machines. Nous aussi dans le temps on a rouspété quand on était pas content, mais même dans les grèves on a jamais touché aux machines ».

Si Joannon évite toute allusion à la religion, dont les rapports avec l'édification de la morale et de l'éducation sont âprement controversés dans les milieux cléricaux et gouvernementaux dès 194032, il reprend en revanche la promotion du sport largement diffusée par Vichy, notamment sous la houlette du prestigieux ministre des sports Jean Borotra (1940_1942). Le « Carrefour » est équipé d'un minimum d'installations sportives (portique avec échelle et cordes à grimper), et lors de la construction du nouveau centre à Courbevoie, Jean Victor annonce fièrement à Gerbault le futur terrain de sport, avec pistes de courses à pied, volley ball, portiques : « ce sera tout à fait moderne », assure-t-il. Encore une fois l'esprit de cette philosophie se retrouve grandement dans un article de Pétain consacré à l'éducation nationale :

« Nous ne devons jamais perdre de vue que le but de l'éducation est de faire de tous les Français des hommes ayant le goût du travail et l'amour de l'effort. Leur idéal ne doit plus être la sécurité d'un fonctionnarisme irresponsable, mais l'initiative du chef, la passion de l'oeuvre et de sa qualité. Restituer dans toute leur plénitude ces vertus d'homme, c'est l'immense problème qui se pose à nous. La formation d'une jeunesse sportive répond à une partie de ce problème. Les projets actuels du ministre de la Jeunesse visent à rendre à la race française, santé, courage, discipline. Mais le sport, pratiqué exclusivement ou avec excès, pourrait conduire à un certain appauvrissement humain. La restauration de l'esprit artisanal fournira à l'action bienfaisante du sport un contrepoids et un complément nécessaires. »33

De la même façon, le rejet du « fonctionnarisme irresponsable » et plus généralement celui de la bureaucratie, auxquels ces lignes font allusion, trouve un écho dans plusieurs scènes du film. Ainsi de l'attaque violente contre les « faux cols » du ministère qui entravent la démarche de Jean Victor dans la séquence située dans les couloirs et les bureaux de l'Hôtel du Parc ; comme le mentionne François Garçon34 : « Le récit réduit donc la bureaucratie à une attitude pantouflarde, à une routine qui asphyxie le révolutionnaire », car le qualificatif -_ qui ne figurait pas sur le scénario original _ est en effet employé par le fonctionnaire, éberlué par le comportement passionné de Jean Victor et de ses deux amis. Deux autres scènes appuient le trait en mettant en cause la paperasserie induite par les abus de la bureaucratie. La première voit les pensionnaires révoltés du Carrefour entreprendre la destruction systématique de leurs dossiers personnels et de tous les papiers administratifs, la seconde délivre cet échange de répliques entre Malory et Jean Victor lors de la construction du nouveau centre : « Tu t'en sors de tes papelards ? - oh, tais-toi, je n'ai plus le temps de faire autre chose ».

Le film reflète bien d'autres aspects du régime de Vichy et en particulier une misogynie peu « surprenante »35 qui tranche avec une valorisation appuyée de la virilité, par exemple dans les modes de communication entre les principaux protagonistes masculins, dans leur comportement et dans leur gestuelle (voir les tête-à-tête entre Jean Victor et Joris, leur proximité physique, les contacts ponctuels...).Mais il se distingue surtout par le recours à la rhétorique pétainiste de la discipline, de l'effort, du travail, et de l'abnégation :

« Seul, le don de soi donne son sens à la vie individuelle, en la rattachant à quelque chose qui la dépasse, qui l'élargit et la magnifie. (...) Qui est incapable de s'intégrer à un groupe, d'acquérir le sens vital de l'équipe, ne saurait prétendre à « servir », c'est-à-dire à remplir son devoir d'homme et de citoyen. »,

proclamait ainsi le maréchal dans un message adressé « A la jeunesse de France » le 29 décembre 194036. Le primat de la collectivité sur l'individu est ici affirmé à travers le terme d'« équipe ». Georges Lamirand, premier secrétaire général à la jeunesse nommé par Vichy, le reprend devant la jeunesse de Bordeaux lors de son discours du 22 avril 1941 : « Il n'y a qu'une Equipe, l'Equipe FRANCE _ un seul Chef : PETAIN. »37. Le même terme revient à plusieurs reprises dans Le Carrefour, par exemple lorsque Jean Victor confie un premier commandement à la forte tête Joris : « Choisis tes hommes, fais ton équipe ». Car « équipe » a bien pour corollaire immédiat « chef », celui qui parfois constitue l'équipe et qui toujours la dirige fermement. Et c'est surtout l'exaltation vibrante du « chef » qui classe le film parmi les rares réalisations fascisantes du cinéma français de l'Occupation qui, dans sa très grande majorité, n'a pas été un cinéma politique ou socio_politique, inféodé à Pétain, au nazisme, ou au fascisme38. Il ne s'agit pas, à proprement parler, d'une pure propagande doctrinale en faveur du fascisme, mais plutôt de références sémantiques parfois assez appuyées et en tout cas très révélatrices du discours pétainiste ambiant. Il ne s'agit certes pas ici d'analyser l'organisation générale du culte du chef - et d'abord autour de Pétain lui-même _ pendant la France de Vichy, mais simplement de rappeler comment il a été utilisé en direction des jeunes. Le discours de Lamirand à la jeunesse de Bordeaux est ainsi truffé d'incantations répétitives :

« J'ai pour mission de vous tenir le langage d'un Chef, c'est-à-dire, de vous exposer en toute objectivité la situation et de vous donner les ordres de notre Chef suprême [Pétain] (...) Au moment le plus crucial de la défaite, la France s'est donnée un Chef, un vrai Chef, un Chef prestigieux (...) : LE MARECHAL PETAIN (...) Et toi, jeune étudiant, qui demain sera l'un des chefs de ce pays, n'oublie pas que pour être digne de son commandement, le chef doit être vraiment le meilleur _ le meilleur sur tous les plans _ et que cela exige aussi des efforts continus et des abnégations soutenues. Apprends, jeune étudiant, à devenir un chef social. Le Chef social, le Chef actuel, le Maréchal, l'a défini (...) : c'est celui qui sait à la fois se faire obéir et se faire aimer. »39

Dans le film, la personnalité et les méthodes éducatives de Jean Victor sont très fortement inspirées par cette idéologie vichyste, principalement quand il joue son rôle de chef aux prises avec Joris, la forte tête, le meneur. Il est impossible de ne pas être frappé par les similitudes terminologiques retrouvées dans les dialogues, en particulier dans le derniers tiers film quand il apparaît que Jean Victor cherche à faire de Joris son « double ». Au jeune voyou encore fasciné par les caïds, il répond, didactique : « un chef, c'est un caïd qui travaille pour ses hommes ! Tandis qu'un caïd, c'est un mauvais chef qui se fout de ses hommes et qui les fait bosser pour lui ! C'est un dégueulasse ! ». Et dans la dernière minute du film, alors que Joris pleure la mort de son petit frère : « on est jamais tout seul quand on vit pour les autres, tu seras un chef, un grand (...) Tu seras meilleur chef que moi, Joris ». Le passage de flambeau est d'ailleurs soigneusement préparé et un ensemble de plans, dans la scène de la révolte, mettent en relief la rivalité Jean Victor/Joris, en même temps qu'ils annoncent le dénouement :

plan américain : Joris s'arrête juste devant l'écusson du Carrefour dont il prend pour l'heure le contrôle. C'est l'instigateur et le meneur de la révolte, lui est arrêté de face, les autres le regardent. A son signal, les gamins se précipitent comme de simples exécutants pour mettre à sac le bureau qui renferme leurs dossiers personnels, tandis que Joris surveille et dirige la manoeuvre, immobile.

plan rapproché : Joris, jubilatoire, et l'écusson du Carrefour (osmose)

plan moyen : collectif de gamins qui renversent tout

plongée sur un des exécutants en train de déchirer des papiers : il est presque anonyme, on ne voit pas son visage pendant son acte

plan rapproché : Joris, décidé, avec derrière lui la pancarte « bureau du chef Jean Victor », qui amorce l'intrigue humaine principale entre les deux « hommes » ; le plan est prémonitoire du passage de flambeau qui arrive dans la dernière scène. Joris ne bouge que la tête pour surveiller les opérations

plan américain : de nouveau les gamins qui détruisent pêle-mêle dossiers et papiers

plan rapproché : Joris planté devant le « bureau du chef »

plan américain : l'écusson du centre et les pelles (allusion au travail manuel, à la terre), sont jetées à terre (mais pas la pancarte indiquant le « bureau du chef »)

plan rapproché : Joris toujours devant le « bureau du chef »

plan américain : le matériel est jeté par la fenêtre, toujours anonymat des exécutants

gros plan : les papiers volent dans la plus grande anarchie

plan américain : l'oeuvre de destruction,

plan rapproché : Joris qui dirige la manoeuvre fait signe à ses camarades de passer à autre chose, les gamins filent et dépassent la porte du bureau du chef : on se demande quelle va être la réaction de Jean Victor...

« Que l'on ne s'y trompe pas. Malgré les apparences, ce style, ces mots sont nouveaux dans le cinéma français », écrit François Garçon à propos de la glorification de l'état de « chef » dans Le Carrefour des enfants perdus40. De fait, le film sortit précédé d'une solide réputation rapportée par Max Bihan dans le Comoedia du 13 mai 1944 : « C'est un film à thèse, c'est une bande type ordre nouveau et révolution nationale réunis, portant sur la rééducation de la jeunesse par des procédés revus et corrigés sur la misère de l'adolescence délinquante ». Les paradoxes du film, mêlant méthodes éducatives progressistes et esprit fascisant, donnent lieu à une critique contrastée mettant en relief soit l'un, soit l'autre de ces deux points. Ainsi Vedettes, magazine de cinéma, délaisse prudemment les aspects politiques pour saluer brièvement l'« oeuvre contre les bagnes d'enfants », qui « mérite à tous égards d'être défendue » (13 mai 1944). Plus engagé, Le Réveil du peuple précise que Jean Victor « entreprend de régénérer cette jeunesse corrompue ou simplement dévoyée en faisant appel à sa fierté, à sa sensibilité, à sa raison, en usant de psychologie et non de violence » ; pour Pierre Maudru, une des grandes réussites de cette psychologie réside dans l'explication donnée à Joris « que ce qui faisait de lui un révolté n'était que le besoin inné de commander, d'être un chef » (10 mai 1944). Tout à l'extrême-droite, François Vinneuil (Lucien Rebatet) délivre dans le Je sais tout du 28 avril 1944 un long article où, après avoir consacré une colonne à une violente diatribe antisémite artificiellement rattachée au film, après avoir regretté que la doctrine de la révolution ne « soit pas très bien fixée » dans le film, il se réjouit néanmoins de la « note dominante de virilité » et de ce que « la maison du Carrefour est humaine, mais de style autoritaire, dominée par la notion du chef ». De la même façon, Georges Blond dans La Gerbe du 4 mai 1944, souligne le caractère de « chef » de Joris et note que Jean Victor et ses deux compagnons sont « remués par la climat de la Révolution nationale à son début ». A côté de cette presse collaborationniste qui globalement soutient le film, Combat, un des principaux organes de la Résistance, se partage : à la première critique de François-Charles Bauer, favorable quoique très ambiguë, qui regarde la scène de l'Hôtel du Parc comme « sent[ant] la vraie révolution » (6 mai), répond une semaine plus tard, un article nettement plus incisif signé P.F. et intitulé « Un film de propagande qui risque de desservir la cause qu'il veut défendre ». Il désavoue le film et l'accuse notamment de servir la politique de la jeunesse de Vichy, en incitant les jeunes à entrer dans ses centres. Autant de lectures différenciées qui pouvaient être tirées du film, autant de reflets, aussi, de ses équivoques.
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Re: Le cinéma français des années 40 (1940-49)

Message par Commissaire Juve »

Commissaire Juve a écrit :Le prix ayant baissé. J'espère qu'il sera un peu mieux que "Scène de ménages" (film à sketches un peu court).

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Visionné. J'ai la main lourde en ce moment. :? Heureusement, le film est très court.

Un directeur de théâtre (Gabriello) offre quelques jours de vacances à un ami dramaturge en panne d'écriture (Henri Guisol) et monte tout un canular dans l'espoir de lui redonner de l'inspiration.

C'est un vaudeville, on a l'impression de regarder "Au théâtre ce soir". Les deux rôles principaux étant tenus par Gaby Silvia (c'est la dame qui joue la cougar dans "Nous irons tous au paradis"... sauf qu'ici, elle a 27 ans) et Henri Guisol, c'est plutôt un film pour amateurs "pointus". Pour les autres, il y a Gabriello, Robert Dhéry et Jean Tissier. Tout le monde en fait des caisses, mais ça ne suffit pas à susciter l'enthousiasme.
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Re: Le cinéma français des années 40 (1940-49)

Message par Rashomon »

Commissaire Juve a écrit :Tout le monde en fait des caisses, mais ça ne suffit pas à susciter l'enthousiasme.
Voilà qui résume bien l'ensemble de la production cinématographique française de l'époque. :mrgreen:
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Re: Le cinéma français des années 40 (1940-49)

Message par Commissaire Juve »

Rashomon a écrit :
Commissaire Juve a écrit :Tout le monde en fait des caisses, mais ça ne suffit pas à susciter l'enthousiasme.
Voilà qui résume bien l'ensemble de la production cinématographique française de l'époque. :mrgreen:
Rhooo ! :mrgreen: pas d'accord.
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Message par Commissaire Juve »

Je reposte ici.

Aux yeux du souvenir (Jean Delannoy, 1948)

Artistiquement parlant : ouarf ! :mrgreen: Disons-le, c'est du roman-photo (Mocky dirait : "un film pour boniches") et -- avec la même distribution -- c'est moins bien que "Le Château de verre" (René Clément, 1950).

En 1948 -- qui est aussi l'année de Ruy Blas (ceux qui connaissent comprendront) --, Marais n'était pas encore fini, il était encore dans sa période "choupinet" (avec une voix qui partait trop dans les aigus) et ça le fait moyen. MAIS... Morgan en hôtesse de l'air, à 28 ans, ça vaut quand même le déplacement. :mrgreen: Par ailleurs, à la fin, il y a une longue séquence digne d'un "Airport" (s'inspirant de faits réels du reste). Airport "made in France", la bonne poilade. :lol:

A titre perso, j'ai quand même passé un moment sympa.

EDIT : et maintenant, j'aimerais bien voir ce que donne "Escale à Orly" avec Dany Robin ! (1955)

EDIT 2 : Je l'ai revisionné cet aprèm (samedi 9 juillet). Je confirme : abstraction faite de l'aspect "Nous deux" de l'histoire, c'est quand même un film sympa. Il serait restauré et réédité en HD, je repasserais à la caisse. :mrgreen:

Pour la qualité du DVD : par ici.

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Message par Commissaire Juve »

Une vie de chien (Maurice Cammage, 1943)

C'est -- sans surprise -- une sacrée "connerie" et il faut en vouloir pour aller jusqu'au bout. Le film dure 73 minutes. Les 25 premières minutes sont bien lourdingues. Après, on a une quarantaine de minutes raisonnablement nanaresques. Enfin, à partir d'1h05 (environ), le film part en vrille ; on a 6 minutes de grand n'importe quoi. Ajoutez 2 minutes pour conclure et voilà.

Côté humour : des collégiennes de 25 ans qui font des blagues à deux centimes (mention spéciale aux bégaiements de Virginie Lacloche !)... Fernandel qui se déguise en femme (et qui plaît aux hommes, bien sûr)... Josseline Gaël qui croit que son mari s'est réincarné en chien... le top du top ! :?

J'ajoute que les chansons ne sont pas terribles.

Incidemment : Delmont ne fait que deux brèves apparitions.

Il y a pire ("Berlingot & Cie" par ex), mais -- comme le disait Tantine -- c'est vraiment de la piquette.

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Re: Le cinéma français des années 40 (1940-49)

Message par Commissaire Juve »

Je suis passé "par hasard" dans le topic "votre film du mois".
Tommy Udo a écrit :
Novembre 2016

- Mademoiselle "Swing" (Richard Pottier, 1942) : 2/10
:lol: Comment, ça ne t'a pas plu ?
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Re: Le cinéma français des années 40 (1940-49)

Message par Tommy Udo »

Commissaire Juve a écrit : :lol: Comment, ça ne t'a pas plu ?
Tu l'as déjà vu ?
J'ai été attiré par la notule du dico de Tulard qui précisait que le film était une réplique fidèle de la comédie musicale US. Mais oui, bien sûr... :mrgreen: Y en a qui ont fumé en rédigeant leur notule...
Payé 2€ l'année dernière lors des soldes. Je me suis fait arnaquer...
Je sauve quand même les interprétations de Saturnin Fabre et Elvire Popesco (eh oui :mrgreen: ). Par contre, Irène de Trébert... :x
Pottier a fait mieux, beaucoup mieux : Si j'étais le patron, 27 rue de la Paix, Picpus, Les caves du Majestic, Casimir,...^^
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