Je remets ton message en quote pour qu'il ne disparaisse pas trop vite.
Demi-Lune a écrit :L'enfer des pauvres (Phil Jutzi, 1929)
Quelques développements (et beaucoup d'images) sur ce muet qui s'est révélé être une sacrée découverte malgré l'accompagnement musical désastreux d'Arte. Curieusement, il n'a pas fait ici l'objet de beaucoup de commentaires, à moins que j'aie loupé quelque chose.
L'histoire : à la fin des années 1920, la misère fait rage dans l'Allemagne de la République de Weimar. Dans le brouhaha grouillant de Berlin, les classes les plus défavorisées vivent entassées dans des simili ghettos de briques et de béton. Dans un de ces immeubles, une famille (ou du moins ce qu'il en reste) modeste parmi les autres. La vieille mère Krause subvient aux besoins de ses deux enfants sans emploi d'une vingtaine d'années, la jolie Erna et l'irresponsable Paul, en vendant quelques journaux et en sous-louant une chambre à un proxénète manifestement plus intéressé par Erna que par sa compagne prostituée. Une petite fille partage également l'appartement mais j'ai oublié quel était le lien de parenté. Toujours est-il que ce beau monde vit les uns sur les autres plus que chichement en attendant des jours meilleurs, et que chaque sou s'avère une denrée sacrée. Alors qu'Erna fait connaissance à la fête foraine d'un jeune militant communiste, tout bascule justement le jour où Paul, préférant écumer les bars et traînasser, dilapide en alcool tout l'argent que lui avait prêté sa mère et met ainsi toute sa famille dans une situation financière impossible. Ainsi commence l'enfer des pauvres.
Disons-le tout net : ce film a été pour moi un choc. Choc formel, tout d'abord : comme je le disais succinctement dans un autre topic, la modernité technique de L'enfer des pauvres est remarquable. Jutzi s'autorise des audaces visuelles jubilatoires pour l'époque, comme ce gigantesque travelling inaugural, où la caméra, suspendue à des câbles bien avant Paradjanov, Kalatozov ou Bondartchouk, traverse fluidement toute une cour d'immeuble pour cadrer une fenêtre précise, celle derrière laquelle vit la famille qui va nous intéresser. Ou encore cette transition syncopée, où la caméra épouse les circonvolutions du jouet-toupie de la petite fille pour faire la jonction visuelle avec les envolées du manège de la fête de foraine, scène suivante.
Mais au-delà de ces astuces, c'est surtout la pureté du langage cinématographique de Jutzi qui retient l'attention. En termes d'expression, L'enfer des pauvres est d'une fluidité telle qu'il en remonterait à bien des films contemporains. Le montage, les cadrages, le choix des échelles, l'utilisation des gros plans, tout est d'une inaltérable solidité. Rien n'a vieilli, grâce à un naturalisme esthétique lorgnant clairement vers la chronique documentaire. Dès l'ouverture du film, Jutzi compile un corpus d'images directement en prise à le réel, sur la vie des gens à la fin des années 1920 - autant d'instants volés, de plans éphémères mais ô combien signifiants (des vieux aux visages profondément marqués affaissés sur un banc, des enfants plein de gaieté s'amusant avec des voies de tram en construction, des ouvriers goudronnant une rue, des mères et leurs bébés dans les bras assistant à un spectacle de saltimbanque dans une cour d'immeuble, un cheval effondré en pleine avenue, un ivrogne moqué par des enfants...) qui impose de suite le film comme un témoignage historique d'une authenticité rare, sinon bouleversante. Les œuvres d'Otto Dix semblent par moments surgir en live, comme avec ces scènes de bar ou ces miséreux dans un coin de mur, l'un ayant perdu ses doigts, l'autre ses jambes. Le travail de studio se résume à la portion la plus congrue, car tout est pratiquement en décors naturels, sans chichis, dans la rue... dans la quotidienneté.
Plusieurs fois, le scénario semble volontairement s'effacer pour laisser parler de pures scènes documentaires, assez incroyables je dois dire : la fête foraine (séquence d'une énergie visuelle impressionnante, notamment avec tous ces plans de caméra embarquée à l'intérieur des attractions) et l'après-midi balnéaire en sont les meilleurs exemples. Dans ce dernier, Jutzi associe au badinage entre Erna et son militant communiste un instantané naturaliste d'une force rare, celui d'une classe populaire s'offrant, loin de Berlin et de leurs soucis, un maigre instant de détente au bord d'un lac dans une forêt. Alors que le montage juxtapose des images d'un apaisement éphémère, d'un déjeuner sur l'herbe, un dialogue sur l'éducation sexuelle surgit ("mon mari est pour l'éducation sexuelle... le problème, c'est qu'il sait pas comment qu'faire" ). Là encore, on est frappé par le naturalisme du film en matière érotique. La même année, Pabst scandalisait les censeurs par le biais du charme mutin de Louise Brooks et d'une photogénie du désir créée par de la pure mise en scène visuelle ; mais Jutzi aborde la chose beaucoup plus simplement, égrenant ça et là quelques touches d'érotisme là encore parfois marqué par un côté documentaire : une danse introductive équivoque, Erna qui fait sa toilette devant le miroir, Erna qui se lave les jambes au vu de tous, le proxénète un soir qui veut se la taper alors qu'elle dort dans son lit, un gros tas qui propose de racheter les dettes de la vieille Krause veut également lui sauter dessus violemment...
Mes connaissances en cinéma muet allemand sont faibles mais je n'avais encore jamais vu de muet allemand avec une telle forme pré néo-réaliste à l'heure de l'expressionnisme à tout crin : pour moi, la comparaison se pose nettement plus avec les voisins soviétiques. L'enfer des pauvres, œuvre prolétarienne, en partage en effet la force brute, l'esthétique naturaliste, sans toutefois, dans une certaine mesure, l'expressivité formaliste qu'on peut trouver à la même époque chez un Eisenstein. C'est plutôt du côté de Vsevolod Poudovkine qu'il faut chercher, et tout particulièrement de son film La Mère (1926) dont les parallèles formels et scénaristiques sont manifestes. Dans les deux cas, même contexte social difficile, même désagrégation familiale, même vieille dame désemparée face aux erreurs de son fils, même esthétique de la dignité, même sacrifice. Le parallèle avec le cinéma muet soviétique est d'autant plus aisé à dresser que la tragique conclusion de L'enfer des pauvres appelle sans ambiguïté à la solidarité prolétarienne et à la lutte sociale marxiste. Il ne faut pas oublier que le film sort 10 ans pile après la répression de la révolte spartakiste... l'irruption du krach boursier la même année (avec toutes les conséquences terribles que cela va avoir pour l'Allemagne) renforce l'acuité du film en matière documentaire et donne à L'enfer des pauvres un côté politiquement et socialement bouillant dont les accents finaux révolutionnaires apparaissent d'autant plus ironiques au vu de ce qui va se passer dans les 3/4 ans à venir dans le pays.
Le naturalisme du film, qui se lit jusqu'au jeu des acteurs, préserve la démonstration du misérabilisme, à mon sens. Je soulève ce point à cause de la nature de la conclusionCes tranches de vie prolétariennes, saisies par la caméra documentaire et intimiste de Jutzi, sont certes marquées par les difficultés. Mais ces difficultés sont malheureusement réalistes. Le film me semble terriblement juste de ce point de vue, en offrant des personnages équilibrés et accomplis, d'un réalisme étonnant. On n'est pas face à l'écriture psychologique d'Eisenstein, par exemple, où les personnages prolétariens sont des instruments au service d'un discours militant essentiellement formaliste. Chez Jutzi, l'émotion ne naît pas d'un montage intellectuel, seulement de la véracité des situations. Par exemple, lorsque la mère Krause se rend, accablée, chez le fournisseur de journaux qu'elle ne peut honorer, son affliction nous explose à la gueule : il y a un tel humanisme chez cette vieille dame soudainement pestiférée. Ces pauvres, inscrits dans un réalisme documentaire, existent pleinement, grâce à ce souci de crédibilité qui fait que, toute difficile soit effectivement leur existence, le film ménage cependant régulièrement des scènes de partage et de joie, autant d'évasions contre un désespoir fataliste. Je le répète mais j'ai souvent pensé au néo-réalisme d'un Rocco et ses frères. Si le contexte social s'avère douloureux dans les deux cas, ce sont surtout les mauvais choix de Paul, comme de Simone chez Visconti, qui entraînent la famille dans un engrenage destructeur.
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Une œuvre précieuse, et inoubliable.