Cinéma muet français

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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Ann Harding
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L'équipage (1928, Maurice Tourneur) avec Georges Charlia, Jean Dax, Pierre de Guingand, Claire de Lorez et Daniel Mendaille

1917, le jeune aspirant Herbillon (G. Charlia) rejoint une escadrille où il accepte de faire équipe avec Maury (J. Dax) que tout le monde rejette. Il découvre plus tard qu'il connaît la femme de Maury, la belle Denise (C. de Lorez) qu'il a rencontrée durant un bombardement à Paris...

Ce film de Maurice Tourneur est sa première oeuvre française depuis son retour des USA. Or, Maurice Tourneur avait quitté la France en 1914 ; on lui reprocha sa désertion lors de son retour. Il décida donc d'enlever son nom du générique. La copie présentée par la cinémathèque était incomplète et ne comportait même pas de générique. Le film devait dépasser les deux heures ; il n'en reste que 100 min. Cependant, la narration restait compréhensible. Cette adaptation du roman de Joseph Kessel s'intéresse à la destinée d'un groupe d'aviateurs de la première guerre mondiale. Certes, le sujet est rebattu avec tous les films qui ont tournés à cette époque et un peu plus tard. L'intrigue se recentre sur les deux personnages principaux, le jeune aspirant Herbillon (joué par Georges Charlia qui fut le partenaire de Louise Brooks dans Prix de beauté en 1930) et le capitaine Maury (Jean Dax). Leur amitité se cimente dans le cockpit de leur avion lors de leurs dangereuses missions bien qu'ils soient très différents. On peut seulement regretter que les intertitres soient trop bavards et fassent avancer l'action plutôt que l'image elle-même. (Il faut cependant tenir compte du fait que le film est probablement amputé d'une bonne demi-heure). Mais, Tourneur réussit néanmoins à donner une identité aux principaux aviateurs. Pierre de Guingand, qui extrêmement raide dans Au bonheur des dames (1930) de J. Duvivier, est ici bien plus à sa place en capitaine soucieux de ses hommes. Daniel Mendaille, arborant force cicatrices au visage et une bordée de médailles sur la poitrine, est un de ces pilotes casse-cou sans peur. Tourneur introduit aussi un élément comique avec les soldats et les mécanos qui peuplent l'aérodrome de l'escadrille. Et puis, il y a les prises de vue et les combats aériens. Il faut bien l'avouer, il ne sont pas au niveau du Wings (1927) de William Wellman. Il manque un élément de risque et de panache. Il faut dire que Wellman a fait prendre des risques considérables à ses acteurs principaux en les faisant manoeuvrer eux-mêmes la caméra dans leur cockpit. Il reste donc l'amitié virile de ces hommes qui savent qu'ils ne vivront pas vieux. Charlia incarne avec talent ce jeune homme déchiré dans son amitié pour Maury qu'il trahit avec son épouse. Le personnage féminin est totalement sacrifié et Claire de Lorez n'a presque rien à faire, contrairement au remake parlant de 1935 où Annabella devient un personnage central. La photo du film devait avoir un cachet tout à fait spécial quand on sait que le chef opérateur était Léonce-Henri Burel. Malheureusement, la copie qui nous est parvenu est extrêmement médiocre, rayée, sans contraste et granuleuse. Dans l'ensemble, L'équipage ne fait pas partie des meilleurs films de Tourneur, mais il contient ici et là quelques belles scènes. Je pense en particulier au crash au sol de l'avion de Pierre de Guingand. L'avion reste planté, debout, avant de retomber en même temps que le pilote, mort.
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Ann Harding
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Carmen (1926, Jacques Feyder) avec Raquel Meller, Louis Lerch, Gaston Modot et Victor Vina

Don José (L. Lerch) a tué un homme par accident. Il quitte son village natal de Navarre pour Séville où il s'engage dans les dragons. Il rencontre la gitane Carmen (R. Meller) qu'il doit arrêter après une dispute dans la fabrique de cigares où elle travaille...

J'avais vu ce film de Jacques Feyder il y a plusieurs années lors d'une projection à la cinémathèque. Faute de mieux, le film était accompagné par un pianiste qui tentait de paraphraser la partition orchestrale originale de Ernesto Halffter Escriche, composée pour la sortie du film en 1926. Le résultat n'était guère convaincant. J'ai donc été ravie de pouvoir revoir le film avec la partition orchestrale reconstituée tel qu'il avait été diffusé sur Arte en 2002. Lorsque Feyder se lance dans ce projet en 1925-26, il décide de tourner le film en extérieurs en Espagne et le sud de la France. Il part même en repérages avec Lazare Meerson son décorateur. Le résultat est visuellement splendide. Feyder capture la nature sauvage espagnole avec autant de flair que les montagnes suisses dans Visages d'enfants (1923). Ce film produit par la Compagnie Albatros dirigée par le russe Alexandre Kamenka a été conçu pour mettre en valeur Raquel Meller dans le rôle-titre. La belle espagnole jouit d'une grande popularité en France dans les années 20. Elle a tourné trois films avec le talentueux Henry-Roussell, dont Violettes Impériales (1923) et La Terre Promise (1924). C'est elle qui demande que Jacques Feyder soit choisi pour mettre en scène le film. Hélas, le tournage tourne au conflit. En effet, la conception que se fait Raquel Meller du personnage de Carmen est pour le moins spéciale ! Elle veut être considérer comme vertueuse et elle s'exclame lorsque Feyder lui rappelle la nouvelle de Mérimée: "Mais je me fous de ce M. Mérimée ; d’ailleurs, où habite-t-il, ce Mérimée ? Je vais lui téléphoner !" Il est évident qu'à l'écran sa Carmen ne ressemble pas du tout à celles qui l'ont précédé dans le rôle. Pola Negri et Geraldine Farrar sont des créatures séductrices en diable qui enjôlent leur Don José avec forces oeillades. Raquel Meller est nettement moins démonstrative. Je n'avais pas été très convaincue lors de la première vision du film par sa performance. Cette fois-ci, je suis moins négative. Après tout, Carmen peut être interprétée de façons différentes comme le font les cantatrices dans l'opéra de Bizet. Meller est moins enjôleuse, mais on devine néanmoins un caractère bien trempé sous cet air buté. Et la scène de la mort est une belle réussite. Au milieu des arbres, elle fait face à José sachant le sort qui l'attend. La direction d'acteurs est excellente comme pour tous les films de Feyder. L'autrichien Louis Lerch est un bon Don José qui évite les excès. Dans les seconds rôles, il faut noter l'excellent Gaston Modot dans le rôle du contrebandier borgne (avec une Carmen tatouée sur la poitrine!). Feyder avait eu la bonne idée de commander une partition originale à un jeune compositeur espagnol, élève de Manuel de Falla et de Maurice Ravel, Ernesto Halffter Escriche. Il a produit une partition impressionniste sans tomber dans le cliché de la couleur locale espagnole. Il donne sans aucun doute au film un cachet tout à fait spécial, qu'une réduction au piano ne peut absolument pas capturer. Vu la longueur du film (165 min), cette musique est absolument indispensable pour l'apprécier pleinement. La restauration numérique (teintée et virée) réalisée en 2001 est absolument splendide et m'a parue meilleure que la copie 35 mm que j'avais vue précédemment. Au total, cette Carmen mérite notre attention par sa splendeur visuelle et la qualité de sa musique originale.
Il existe un CD de la musique originale chez Naxos:
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Ann Harding
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La Femme nue (1926, Léonce Perret) avec Louise Lagrange, Ivan Petrovitch, Nita Naldi et Maurice de Canonge

Lolette (L. Lagrange) est modèle du peintre Rouchard (M. de Canonge) qui souhaite l'épouser. Mais, elle ne s'intéresse pas à lui et tombe amoureuse de Pierre Bernier (I. Petrovitch), un peintre sans le sou...

Ce long métrage de Léonce Perret est une adaptation d'une pièce d'Henry Bataille, un auteur en vogue au début du siècle. Les pièces de cet auteur sont maintenant passablement poussièreuse, mais l'adaptation qu'en tire Perret a suffisamment de charme et de vivacité pour retenir notre attention de spectateur. Les situations stéréotypées sont compensées par la beauté des extérieurs et par la qualité des interprètes principaux, en premier lieu, Louise Lagrange. Dans le rôle de Lolette, la jeune fille délurée de Montmartre qui se sacrifie pour son seul amour, elle pétille et apporte une fraîcheur bienvenue dans le film de Perret. Elle est jeune, mince et vive comme pourrait l'être les 'flappers' des films américains contemporains. Et, c'est bien rare dans le cinéma des années 20 où règnent un certain nombre de divas des planches comme Huguette Duflos. Perret nous promène d'abord dans le Montparnasse des années 20 avec ses cafés aux immenses terrasses où se retrouvent les rapins et les artistes. Puis, nous nous retrouvons à Montmartre où Pierre habite sous les toits face au Sacré-Coeur. La rencontre des jeunes gens et leur premier baiser sont amenés avec tout ce qu'il faut de charme par le grand Léonce. Il utilise toujours les contre-jours picturaux avec sa virtuosité habituelle. Certes, le film ne contient aucun mouvement de caméra 'moderne', mais la direction d'acteur est excellente. Le serbe Ivan Petrovitch, qui apparaissait dans les films de Rex Ingram à la même époque (comme The Magician), est ici tout à fait convaincant en peintre que la célébrité a rendu égoïste et aveugle. Pour jouer la vamp de service, Perret a importé des Etats-Unis, la plantureuse Nita Naldi -qui avait déjà vampé Valentino dans Cobra (1925). Couverte de fourrure et de diamants, elle offre un contraste saisissant avec la frêle et innocente Louise Lagrande. Le personnage est un cliché, mais on est prêt à l'accepter grace à la mise en scène de Perret. Voilà un bon film de Perret des années 20 qui a mieux veilli que son interminable Koenigsmark (1923).
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Cagliostro - Liebe und Leben eines großen Abenteurers (Cagliostro, 1929) de Richard Oswald avec Hans Stüwe, Renée Héribel, Alfred Abel, Illa Meery et Charles Dullin

Joseph Balsamo alias Cagliostro (H. Stüwe) fait le tour des cours d'Europe où ils charment les têtes couronnées avec ses tours de magie. Il rencontre un jour Jeanne de Valois (Illa Meery) qui vit dans le dénuement. Il va se servir d'elle pour organiser une escroquerie qui deviendra l'affaire du collier de la Reine...

Cette production franco-allemande est l'une des dernières productions muettes de la prestigieuse société Albatros. En cette année 1929, Albatros n'est pas au mieux de sa forme. Les grands acteurs et metteurs en scène qui ont fait sa renommée l'ont quittée: Alexandre Volkoff, Viatcheslav Tourjansky, Ivan Mosjoukine et Nicolas Koline sont partis à l'étranger. Quant aux metteurs en scènes français qui ont brillé dans la société, ils sont également absents: René Clair, Jacques Feyder ou Marcel L'Herbier ne travaillent plus en son sein. Le cinéma français en cette fin des années 20 se tourne de plus en plus vers des coproductions franco-allemande avec des distributions polyglottes. Le cinéma allemand représentait une véritable industrie bien financée face à un cinéma français fragmenté et qui a dû mal à intéresser les bailleurs de fond. Il n'est donc pas étonnant qu'Albatros se mette à travailler en collaboration avec Wladimir Wengeroff, qui a participé au financement du Napoléon (1927) d'Abel Gance. Cette super-production durait à l'origine plus de deux heures. Malheureusement, le film ne nous ait parvenu que sous la forme d'une version réduite Pathé-Baby (au format 9,5mm) qui offre une copie de moins de 60 min. Ces versions abrégées pour le cinéma chez soi tronçonnent l'intrigue d'un film jusqu'à en faire une série de saynètes raccordées par de longs intertitres pour boucher les trous. C'est très exactement ce qui se passe pour ce Cagliostro. Aucun des personnages n'a vraiment le temps d'être développé et l'intrigue galope à grande vitesse. Néanmoins, certains grands chefs d'oeuvre du muet ont parfois survécu à ce traitement comme le Napoléon de Gance. Mais, ce qui reste de ce film de Richard Oswald n'offre aux yeux rien de bien révolutionnaire. Nous sommes en présence d'un film en costumes avec de riches décors (signés Meerson) qui reste bien en deçà de ce que le cinéma français de l'époque pouvait offrir comme avec L'Argent (1929) de Marcel L'Herbier. Comparé aux titres les plus prestigieux de la compagnie Albatros, ce Cagliostro n'est qu'une petite curiosité de cinémathèque. Est-ce la vision de la poitrine nue de Jeanne de la Motte (Illa Meery) qui a titillé l'éditeur de DVD ? Si la vision de cette nudité est un facteur d'édition alors il serait temps de se pencher sur L'Enfant du carnaval (1921, I. Mosjoukine) ou sur Casanova (1926, A. Volkoff) qui sont des films autrement plus passionnants et qui contiennent eux aussi leur lot de nudité. Cagliostro est un film bien mineur et sans grand intérêt.
Dernière modification par Ann Harding le 15 juil. 12, 15:16, modifié 1 fois.
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Jack Carter
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Ann Harding a écrit : Etudes sur Paris (1928) d'André Sauvage
Nous partons pour une promenade dans le Paris des années 20 pendant 75 min. Et quelle promenade! Contrairement à Berlin: Die Sinfonie der Grosstadt (1927) de Ruttmann, le réalisateur ne cherche pas à rythmer cette promenade du matin au soir pour nous faire sentir le pouls de la ville. Ici, nous entrons dans Paris par le nord. A l'époque, il y a encore énormément d'usines aux portes de Paris. Nous arrivons doucement au centre ville par les canaux et la Seine. Les bords de l'eau à l'époque grouillent de vie: les lanvandières qui lavent le linge dans l'eau du fleuve, les péniches qui apportent le ravitaillement pour les citadins, les chemins de halage, les écluses où les bateaux sont tirés par des hommes ou des chevaux. Il y a aussi cet établissement de bains sur une barge qui offrent des 'bains chauds'! On voit bien sûr, le Paris des monuments: place de la Concorde, Opéra, Tour Eiffel. Mais, ce n'est pas le plus intéressant dans ce documentaire. J'ai été fascinée par les rues de l'époque et le petit peuple de Paris. Vers les abattoirs de Vaugirard, on voit des immenses charettes de paille qui vont vers le marché aux chevaux (où se trouve maintenant le marché aux livres anciens de la rue Brancion). Les portes de Paris sont encore des zones en friche, les fortifs ou encore des petits jardins ouvriers. Le film se termine au Jardin du Luxembourg qui n'a pratiquement pas changé: les promenades sur les ânes et les petits bateaux sur le bassin central sont toujours là. La circulation automobile est déjà incroyablement imposante. On voit encore quelques charettes tirées par des chevaux, mais pratiquement tous les véhicules sont motorisés. Le trafic arrive déjà à saturation avec en plus les tramways le long des grandes avenues et des boulevards. Si vous êtes parisien (ou pas!), c'est vraiment une ballade nostalgique fantastique dans le Paris des années folles.
Carlotta va sortir le film en dvd en octobre 2012
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The Life and Death of Colonel Blimp (Michael Powell & Emeric Pressburger, 1943)
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Ann Harding
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Voilà une bonne nouvelle, Jack Carter!

Je viens de revisiter ce grand film d'Henri Fescourt enregistré sur Arte il y a qq années et qui est maintenant dispo en DVD chez Diaphana-TF1 Video. Un must! 8)

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Monte-Cristo (1928, Henri Fescourt) avec Jean Angelo, Lil Dagover, Marie Glory, Pierre Batcheff, Gaston Modot et Jean Toulout

Edmond Dantès (J. Angelo) est emprisonné au château d'If suite à une dénonciation de Fernand Mondego (G. Modot) qui souhaite lui voler sa fiancée Mercédès (L. Dagover)...

Cette fresque de 3h40 est sans aucun doute la plus belle illustration au cinéma du célèbre roman d'Alexandre Dumas. Henri Fescourt offre un film foisonnant, lyrique et passionnant de bout en bout. Fescourt n'en est pas à son coup d'essai. Il a déjà réalisé un Mathias Sandorf (1921) en 7 épisodes (dont il ne reste, hélas, qu'une version tronquée de 2h30) et une adaptation magistrale des Misérables (1925) de 8h. Pour ce Monte-Cristo, il a sa disposition une distribution de choix avec en tête Jean Angelo qui donne à son Edmond Dantès toute la fougue et le charisme requis. Les malfaisants avides de pouvoir et d'argent du roman semblent s'incarner avec le minable Caderousse d'Henri Debain dominée par son épouse cupide et criminelle (Germaine Kerjean déjà!). Jean Toulout, qui fut Javert, est ici un ignoble M. de Villefort; et Gaston Modot est un Fernand Mondego, devenu pair du royaume, à force de forfaiture et de meurtre, qui sue la traitrise et la convoitise. Contrairement à de nombreuses versions du roman de Dumas, le film de Fescourt nous permet de respirer la brise méditerranéenne. Des paysages et des vues maritimes de toute beauté nous permettent de nous mettre dans l'ambiance de la vie du marin Dantès. Cette liberté sur les flots est contrastée avec l'enfermement dans le sordide Château d'If. Un Dantès évadé et changé ne songe plus qu'à se venger de ses ennemis et il va le faire avec une méticulosité particulièrement machiavélique. Et c'est également un aspect du film qui doit être célébré. Fescourt sait créer la tension entre ses personnages. On voit le visage de Morcerf qui se décompose lorsqu'il découvre que Monte-Cristo est en fait Dantès. Et la première confrontation entre la comtesse de Morcerf (Mercédès) et Monte-Cristo a aussi une tension toute particulière alors que Lil Dagover dévisage cet homme qu'elle croit reconnaître. Il faut souligner la belle performance de l'allemande Lil Dagover qui donne à son personnage une vraie dimension humaine. Il est évident que Fescourt avait d'immenses qualités de directeur d'acteurs pour obtenir de sa distribution, dans son ensemble, un tel niveau d'interprétation. La construction du récit sur la durée est également magistrale. La longue épopée de Dantès-Monte-Cristo ne connaît pas de temps morts. Et pourtant, Fescourt peut développer des personnages secondaires comme ce vaurien de Benedetto, découvert par hasard par un Caderousse ivre. Et mêmes le flirt entre Valentine de Villefort (Marie Glory) et Maximilien Morrel (François Rozet) n'est pas dépourvu de charme, même si elle n'a qu'une importance secondaire dans le déroulement de l'intrigue. Il faut souligner aussi la superbe qualité de la cinématographie qui passe des paysages ensoleillés de la Méditerranée à la sombre et sinistre auberge de Caderousse qui respire le meurtre et la malfaisance. La superbe restauration du film de 2006 est disponible en DVD avec une partition orchestrale remarquable de Marc-Olivier Dupin. Il est fort rare en France que l'on commande une partition pour orchestre pour accompagner un film. Et, c'est bien dommage car Dupin montre qu'il existe des compositeurs de talent en France. Il réussit remarquablement à suivre les méandres du récit de Dumas en créant l'atmosphère exacte pour chaque scène du film. Il donne au film l'impulsion vitale nécessaire sur toute sa longueur. Espérons qu'il aura l'occasion de réaliser d'autres partitions dans le futur. Nombres de grands films muets français pourraient certainement en tirer bénéfice.
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Le trust (Louis Feuillade, 1911)

La vie telle qu'elle est, voilà le slogan lancé par Feuillade pour Gaumont, qui voulait diversifier sa production, et lancer une série de films "réalistes". Il est paradoxal de constater que de cette série aux intentions véristes naitra un courant poétique fondamental du cinéma Français... Probablement à l'insu de son auteur, qui croyait sans doute dur comme fer qu'il avait peint, justement, "la vie telle qu'elle est".

Le trust est un des représentants de cette série, et est avec deux autres films disponible sur le coffret DVD Gaumont: le cinéma premier. Il conte une histoire qui entremêle film policier, un des premiers du genre donc, et espionnage industriel à la mode 1910... Un banquier glouton et sans scrupules s'acoquine avec un détective véreux dans le but d'assoir sa domination sur l'industrie du caoutchouc en mettant la main sur une formule de caoutchouc synthétique. Ils ne reculent devant rien: enlèvement, séquestration, intimidation, drogue, déguisement... et c'est bien là que le film prend tout son intérêt. Par certains cotés, on est, quelques années avant ces glorieux films, face à des avant-gouts de Fantômas (1913) et de ses suites, et des Vampires (1915-1916), ou Feuillade travestira de façon magique les décors naturels et existants de Paris et de ses environs pour toucher à la création surréaliste avant la lettre, avec hommes et femmes masqués, poison, coups de théâtre, etc... Ici, la visite chez un concurrent va couter à Renée Carl bien des soucis: droguée, laissé inconsciente, elle ne sait pas qu'un valet a pris sa place... Un homme, enlevé de force, est amené au fin fond d'un souterrain, devant une table ou siègent trois hommes masqués, couverts par des malfrats qui pointent leur pistolet... Il ne devra son salut qu'à un stylo empli d'une encre sympathique...

Le film est bien de son époque, et le rythme bien sur s'en ressent, de plus on sait que Feuillade était friand de digressions didactiques, ainsi le coup de théâtre final est-il réexpliqué deux fois afin que le plus stupide des mal-comprenants puisse bien intégrer le principe. Mais n'oublions pas que le public de 1911 était encore peu accoutumé aux raccourcis policiers, et que tout restait à inventer. Autre signe des temps, hélas, le fait que le banquier et le détective, qui sont au-dela de toute rédemption tellement leur corruption est profonde, portent des noms qui les désignent un peu trop facilement comme Juifs, même si aucune autre allusion antisémite ne vient compléter le tableau; reste une question: Julius Kieffer et Jacob Brewick s'eppellent-ils ainsi par la volonté de Feuillade (Il était royaliste, ce qui au-delà de son génie évident, ne fait pas de lui une personne politiquement intelligente dans la France de 1911...), ou par celle de Gaumont, pas réputé pour être très progressiste en quelque domaine que ce soit? On ne saura jamais, et en faisant abstraction de cet encombrant défaut, on peut considérer Le trust comme un film important de l'oeuvre de Louis Feuillade.

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Ann Harding a écrit :Voilà une bonne nouvelle, Jack Carter!

Je viens de revisiter ce grand film d'Henri Fescourt enregistré sur Arte il y a qq années et qui est maintenant dispo en DVD chez Diaphana-TF1 Video. Un must! 8)
Tu as raison... Il faut que je le revoie, celui-ci!!
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Re: Cinéma Muet Français

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Ca y est! J'ai vu Sarah Bernhardt dans un film. :mrgreen: Ouille! :shock:

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Jeanne Doré (1915, Louis Mercanton et René Hervil) avec Sarah Bernhardt, Raymond Bernard et Jeanne Costa

Jeanne Doré (S. Bernhardt), veuve et ruinée suite au suicide de son mari un joueur invétéré, tient une petite papeterie avec son fils Jacques (R. Bernard). Celui-ci tombe follement amoureux de Fanny (J. Costa), une femme mariée coquette et dépensière...

En 1913, Tristan Bernard décide d'écrire une pièce pour Sarah Bernhardt qui permettra également à son jeune fils Raymond de faire ses débuts sur les planches. Contrairement à ses savoureuses comédies dont il a le secret, il écrit un mélodrame larmoyant qui ne recule devant aucun des poncifs du genre. Le jeune Raymond raconte comment il dut aller lire la pièce à la grande Sarah dans sa maison de Belle-Isle-en-Mer. Son récit est pimenté d'anecdotes savoureuses sur la création de la pièce. Je vous conseille d'aller écouter le récit de Raymond Bernard sur le site de l'Ina pour l'entendre raconter comment il reçut un shampoing de larmes de la part de Sarah. En 1915, la société Eclipse décide de faire un film de ce succès théâtral. Le résultat est purement catastrophique. Sarah ne peut pratiquement plus marcher suite à son amputation. Elle reste donc assise ou appuyée contre un mur durant tout le film. Il en résulte un film effroyablement statique qui semble dater d'avant 1910. Mais, le but ultime du réalisateur semble d'enregistrer pour la postérité la grande Bernhardt dans un de ses succès à la scène. Elle trône donc au centre de la scène avec une petite sonnette sur une table pour appeler un domestique. Si elle est censée entrer par la gauche, on se contente de déplacer un tout petit peu la caméra sur la gauche pour nous dévoiler la dame debout derrière un comptoir. Tout cela pourrait être intéressant si l'intrigue n'était pas aussi éculée. On conjugue les pires clichés du mélo. Jeanne Doré est victime de son mari qui dilapide tout son argent sur le tapis vert. Elle est ensuite la mère courage qui élève seule son fils qui va devenir un criminel suite à sa passion pour une femme mariée. Il n'y a pas trace de grammaire filmique dans ce film qui est une succession de scènes statiques reliées par de longs intertitres verbeux qui annoncent l'action de manière redondante. Le jeu des acteurs est antédiluvien. Sarah, immobilisée, se contente de lever les bras et les yeux au ciel. Le jeune et mince Raymond Bernard n'est pas meilleur en mauvais fils. Il y a même des moments de franche hilarité lorsqu'on le voit poursuivi par deux policiers. Alors qu'il s'enfuit à pied à travers les buissons, les deux flics montent à vélo au lieu de le suivre... L'éclairage des scènes d'intérieur est franchement mauvais (totalement uniforme et sans profondeur) et les quelques extérieurs exploitent mal la lumière du soleil. Pourtant en 1915, le cinéma offrait déjà des effets lumineux autrement plus intéressants et sophistiqués. Il suffit de regarder L'Enfant de Paris (1913, L. Perret) ou The Cheat (1915, C.B. DeMille). En voyant cette bande poussiéreuse, on se demande pourquoi Sarah Bernhardt était une telle icone de la scène. La seule hypothèse que l'on peut formuler c'est que sa voix et sa déclamation toute particulière devaient charmer les foules. Mais, ce film qui nous montre une actrice fatiguée et immobile ne peut que détruire sa légende. Ce ratage m'a rappelé l'épouvantable Das Mirakel (1912) qui faisait également bien peu pour la légende du grand Max Reinhardt.
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Re: Cinéma Muet Français

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L'enfant de Paris (Léonce Perret, 1913)

Il est toujours malaisé de partir à la chasse des "premières fois" au cinéma; on lit encore des fadaises installées au rang de vérité dans l'histoire du septième art, par exemple, on y apprend que Steamboat Willie est le premier dessin animé de Disney avec Mickey, que The jazz singer est le premier film parlant, ou que The Birth of a nation est le premier long métrage de l'histoire. Tout ça est bien entendu archi-faux, et il est inutile notamment de partir à la recherche du premier long métrage: d'une part, on redécouvre des prétendants toujours plus précoces chaque année, et tout est relatif: le Voyage dans la lune, en 1902, a fait sensation à cause de son impressionnate longueur... d'environ 15 minutes. Le film Français La Passion du Christ, d'Alice Guy, et l'Australien The kelly gang de Charles Tait sont deux prétendants au titre qui ont de fortes chances, ayant été sortis en 1906... Pas cet Enfant de Paris. Pourtant, il est remarquable, et c'est une grande date dans l'histoire du cinéma, en particulier par sa longueur...

Après tout, avant L'enfant de Paris, la plupart des longs métrages Européens sont des peplums ou des drames historiques. Feuillade s'apprête bien à tourner une série de drames policiers, cinq longs métrages, mais ils seront liés entre eux par les personnages récurrents et leur ennemi, Fantômas... En France, le film ambitieux se doit d'être frappé du sceau du film d'art, encore régi par un style cinématographique hérité de L'assassinat du duc de Guise, tourné en 1908: une éternité avant 1913... L'Enfant de paris aurait pu être un serial, dont il adopte le ton populaire et la compartimentation en cinq parties, mais il est une évidence à le voir que le film a une unité que ne possèderont jamais les serials, qui s'adaptaient au fur et à mesure de leurs parutions; il est très probable que le film de Perret ait fait l'objet d'une sortie en épisodes, et que les distributeurs aient eu le choix, mais Perret dont c'était la première oeuvre de longue haleine a tourné son film d'une traite. Mais pas de Rome ou de Grèce, pas de grande histoire, ici, juste un mélodrame splendide qui installe un suspense familial, dans une histoire certes édifiante, on est bien sur chez Gaumont, et il ne faut pas mécontenter le bourgeois...

Suite à la disparition du capitaine Valen lors d'une bataille en Afrique du nord, son épouse meurt de chagrin et laisse à son beau-frère leur fille Marie-laure. Mais le beau-frère est appelé sous les drapeaux et n'a d'autre solution que de laisser la petite dans un pensionnat, ou elle sera maltraitée... a tel point qu'elle s'enfuit. elle est recueillie par un malfrat, le bachelier, qui la confie à un complice, un abominable savetier ivrogne dont lassistant, un jeune bossu, se prend d'affection pour Marie-Laure, et tente tant bien que mal de la protéger. Un an plus tard, le capitaine qui n'était pas mort mais prisonnier, retrouve la liberté, et à paris apprend la disparition de sa fille... il met tout en oeuvre pour la retrouver...

Voilà, on est en plein dans les Deux orphelines, bien sur. Mais l'intérêt principal de ce film réside dans la parfaite maitrise des moyens cinématographiques dont Perret fait la preuve en permanence: passée une exposition un peu longuette (un petit défaut qu'on retrouvera dans Le roman d'un mousse, la même année), il se jette avec délices dans le mélodrame, dont il raconte les péripéties avec un sens de l'économie et du rythme qui laisse pantois. il ne partage pas avec Feuillade cette tendance insuportable au didactisme lourdingue, et fait confiance au spectateur pour combler les ellipses de la narration, aime à prendre une scène en cours, et maintient l'intérêt en permanence avec son sens de l'éclairage. Et même les digressions sont maitrisées, comme cette visite de Nice par le jeune bossu... Le film maintient sans grand effort l'intéret sur plus de deux heures. Si ce n'est, on l'a dit plus haut, en aucun cas la naissance du long métrage, en tout cas c'est l'une des premières oeuvres populaires de deux heures qui maintiennet une telle cohérence. Un film que l'on ne peut que recommander chaudement, donc...

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Message par Jeremy Fox »

Un coffret consacré à Albert Capellani testé par notre spécialiste en la matière, Ann Harding.
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Message par Jeremy Fox »

Carlotta vient d'éditer Etudes sur Paris d'André Sauvage. Merci au passage à Cindy Rabouan pour sa première contribution à DVDclassik.
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"Habituellement expédié sous 1 à 2 mois." sur amazon... :roll:
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Re: Cinéma Muet Français

Message par Ikebukuro »

Ann Harding a écrit :Image

Germinal (1913, Albert Capellani) avec Sylvie, Henry Krauss, Jean Jacquinet et Cécile Guyon

Avec cette adaptation de Zola, Capellani réalise, à mon avis, son chef d'oeuvre. Ce Germinal tient parfaitement la route et reste probablement une des meilleures adaptation de Zola. Les cinéastes ont très tôt été très intéressés par les romans sociaux de Zola. On trouve une version de L'Assommoir dès 1909, réalisée également par Capellani. Puis suivent, Travail (1919, H. Pouctal) Thérèse Raquin (1928, J. Feyder), Nana (1926, J. Renoir), L'Argent (1929, M. L'Herbier), Au Bonheur des Dames (1930, J. Duvivier) qui à chaque fois sont des réussites exemplaires de chaque cinéaste. Mais, en 1913, Capellani est un novateur. Il a choisi un groupe d'acteurs remarquables, au premiers rangs desquels Henry Krauss, un habitué des productions de Capellani (il fut Valjean et Quasimodo) qui trouve ici un rôle qui lui va comme un gant, Etienne Lantier. Ce mineur qui provoque le soulèvement de ses collègues pour réclamer un meilleur salaire, est incarné avec une parfaite exactitude et un naturalisme étonnant. Face à lui, j'ai été époustouflée par la performance incroyable de Sylvie en Catherine Maheu. Oui, il s'agit bien de Louise Mainguené dite Sylvie qui est l'inoubliable meurtrière du Dr Vorzet dans Le Corbeau (1943, HG Clouzot). Ici, âgée de 30 ans, elle est pensionnaire du Théâtre Antoine et son jeu naturaliste fait merveille dans son rôle. Elle est la fille de Maheu qui descent à la mine habillée en homme pour travailler comme hercheuse (elle remplit les wagons). D'ailleurs la scène où Lantier (H. Krauss) découvre qu'elle est une femme est absolument formidable. Elle ôte son fichu et sa longue chevelure se répand sur ses épaules devant un Lantier ébahi alors qu'ils mangent au fond de la mine.
Image H. Krauss et Sylvie
Le film a un caractère quasiment documentaire et bien qu'il soit rythmé essentiellement avec des plans d'ensemble et de demi-ensemble (les gros-plans sont encore très rares en 1913, en France), les personnages vivent et meurent avec un étonnant relief. La scène de la grève et l'arrivée des troupes pour mater les grévistes fait encore froid dans le dos. De même, les dernières scènes avec la mine inondée où croupissent Lantier et Catherine près du cadavre de Chaval ont conservées leur pouvoir émotionnel. Il faut aussi rendre hommage à Capellani pour son utilisation économe des intertitres. Il y en a très peu. Ils commentent l'action à des moments clés, mais, tout le message est essentiellement porté visuellement. Lantier se fait licencier par un contremaître tatillon au début du film sans aucun intertitre, mais chaque geste nous fait comprendre la mauvaise foi du contremaître qui cherche un prétexte fallacieux pour le renvoyer. Un véritable chef d'oeuvre du cinéma français qui mériterait amplement un DVD. :D
Je viens de le visionner en DVD sur PS3 et 55 pouces plasma : une grosse grosse claque sur la qualité vidéo, la remasterisation, l'absence de griffures, poussières à l'écran... quand on pense que ce film a presque 100 ans, je suis bouleversé.
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Message par allen john »

Au bonheur des dames (Julien Duvivier, 1930)

Ce qui frappe de prime abord dans ce film muet tardif (Il est sorti en juillet 1930, et n'a pas obtenu un grand succès, à cette époque où on allait voir n'importe quoi du moment que ça parle), ce n'est pas tant la modernisation à laquelle se sont livrés Duvivier et son équipe; c'est bien plutôt la virtuosité du début, un montage extrêmement dynamique qui accompagne l'arrivée de Denise Baudu (Dita Parlo) à Paris. Le metteur en scène alterne des plans rapprochés de la jeune femme, en petite provinciale dépassée devant le gigantisme et la foule qui l'entourent, et des plans plus éloignés, comme pris sur le vif en pleine rue, de façon aussi réaliste que possible, ainsi que des plans qui établissent un motif qui reviendra tout au long du film: la publicité du magasin Au bonheur des dames, ce qui établit dès le départ l'inéluctable présence agressive du centre commercial qui donne son titre au film, mais aussi symbole du progrès. Virtuosité donc, qui est la marque du film en son entier, puisque Duvivier fait ici usage d'une caméra mobile (Et de quatre mousquetaires de l'image, dont un tout jeune Armand Thirard), d'un don pour les placements judicieux et novateurs de caméra qui son époustouflants: Quelques minutes après cette introduction, il nous fait vivre l'arrivée déçue de Denise au "Vieil Elbeuf", le magasin de son oncle Baudu (Armand Bour) en caméra subjective, tout en offrant des contrechamps qui établissent une comparaison méchante entre le flambant neuf magasin d'Octave Mouret, et la vieille échoppe miteuse du père Baudu... elle y rencontre deux protagonistes secondaires dont l"histoire va agir en qualité de contrepoint: Geneviève, sa cousine (Nadia Sibirskaïa), et son mari Colomban (Fabien Haziza).

Dès le départ, Denise sait qu'elle va devoir aller chercher un travail au Bonheur des Dames, et c'est avec un mélange d'effroi et de fascination qu'elle s'y rend. Immédiatement choisie pour être mannequin, elle va découvrir l'atmosphère de taquinerie blessante maintenue par ses collègues dans une séquence encore une fois impressionnante, dans laquelle Duvivier multiplie les points de vue, et d'une manière générale joue énormément sur le regard, comme pour appuyer les angoisses de Denise, qui n'est par exemple pas prète à se déshabiller, ou simplement à être vue. C'est dans ce contexte qu'elle rencontre Octave Mouret, interprété par Pierre de Guingand. Celui de Pot-Bouille (Confié par Duvivier à Gérard Philippe dans son adaptation de 1957) est un ambitieux qui se sert des femmes pour arriver à ses fins, mais on a le sentiment que cette version du personnage, situé plusieurs années après la réussite décrite par Zola dans Pot-Bouille, est différent: toujours le protégé d'une femme ("Madame Desforges", interprétée par Germaine Rouer), on a le sentiment qu'il se sert désormais de sa situation pour séduire les femmes. quoiqu'il en soit, il est au fond, bien que très carnassier dans son capitalisme, plutôt humain, et surtout il est amoureux de Denise, ce que celle-ci va mettre longtemps à comprendre...

Et puis ce film n'est pas une histoire d'amour; l'essentiel de l'intrigue réside dans l'essor inexorable du progrès représenté par ce magasin énorme et qui mange tout sur son passage, et le "Vieil Elbeuf" du père Baudu, soit le magasin à l'ancienne, un commerce à visage plus humain... Le film mène l'oncle de la jeune femme, qui retient des traits de plusieurs personnages du roman, à venir suite au décès de sa fille dans le grand magasin et tirer sur la foule des clients: Duvivier ici nous propose un parallèle dérangeant entre les scènes vues quelques séquences auparavant durant les soldes, et la panique qui suit le getes désepéré du vieux commerçant... comme si le progrès incarné par le grand magasin devait porter en lui le germe de la violence, de la folie, de l'assassinat (Baudu dans son geste abat une cliente); un constat qui va peut-être plus loin, ou du moins est plus démonstratif chez Duvivier que chez Zola: il faut dire que la crise est là, et du même coup le choix de moderniser l'action prend tout son sens, tout comme un autre motif aussi récurrent que celui de la publicité agressive: les plans de travaux d'agrandissement nombreux, et qui rythment la deuxième moitié du film. Ils consistent principalement en des images de destruction...

Pour ce film noir, très noir, Duvivier a choisi à l'imitation de Zola de rester sur une fin partiellement heureuse, puisque du chaos de leurs situations respectives (Denise a perdu les derniers membres de sa famille, et le Vieil Elbeuf fait désormais partie du passé, et Mouret n'est plus couvert par sa maitresse qui se dit prète à se débarrasser de lui), les deux amants semblent désormais plus forts, au point que denise décide d'embrasser la philosophie de Mouret et de devenir sa muse pour aller toujours plus loin, toujours plus fort. Les contrepoints de l'ensemble du film nous ont de toute façon persuadé que c'est illusoire, mais la fin est malgré tout un passage de témoin de madame Desforges à denise, puisque c'est désormais sous l'influence d'une autre femme que Mouret va continuer à moderniser la ville et le commerce de Paris... L'ironie est magistrale, la mise en scène bouillonnante, et décidément le film, avec sa vision urbaine fascinée, son utilisation virtuose de la caméra et du point de vue, et son montage passionnant, est très réussi...

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