Gros coup de cœur pour ce film vraiment incroyable et terrassant !
Avant d'évoquer le moindre élément relatif au thème de l’œuvre ou à son développement (qui suffiraient déjà amplement à justifier sa découverte), j'ai été frappé tout d’abord par la très grande élégance de la réalisation, moi qui me figurait au départ un rendu technique bien plus modeste (disons plus typé « série B »). Or il n’en est rien : la composition des plans et le montage sont ici d’une grande fluidité, très réfléchis, en synergie parfait avec l'ambition portée par l’intrigue pure. La transition N&B vers la couleur qui raccorde les images d’archives documentaires aux premiers plans originaux de foule sur la plage donne le ton d’entrée de jeu.
Les séquences plus attendues, car davantage inféodées au « genre » (intrusions furtives au bord du cadre, représentation métonymique de la menace, gestion du hors-champ etc), témoignent également d’une maitrise impressionnante, certes redevable en partie aux grands maitres (Hitchcock, Romero), mais loin d’avoir à rougir devant ses contemporains. Très belle image aussi, lumineuse et chargée d’une ambiance toute locale (la côte méditerranéenne du sud-est espagnol), aussi chatoyante de prime abord qu’elle en devient éprouvante par la suite et qui offre un bel écrin à cette histoire marquée d’une forte empreinte politique.
Au delà du propos universel sur le mal endémique perpétré par les hommes sur leur progéniture (montage générique), on peut difficilement ne pas penser au passé proche de l’Espagne, quasi traité sur le vif au moment de la sortie, auquel le film fait écho en évoquant de manière assez frontale la mauvaise conscience/culpabilité grandissante des adultes face à ce mystérieux châtiment exécuté de la main de leurs chers têtes blondes (quid de la force à l’œuvre ici : puissance extra-terrestre ? vengeance divine venant punir les crimes du passé ?). Je ne peux m’empêcher également d’y voir une allusion, plus ou moins consciente, au scandale désormais bien connu des « bébés volés » de la période franquiste. L’année de sortie, 1976, n’est en tout cas pas anodine : il s’agit de la date d’entrée du pays dans la transition démocratique après 40 ans de dictature, et on imagine difficilement Ibáñez Serrador sortir un film aussi explicite ne serait-ce que quelques années plus tôt compte tendu des lois en vigueur sur la censure et le contrôle de l’état sur la production artistique. Malgré l’apparition d’une certaine libéralisation dans le domaine culturel sur la deuxième moitié de la période franquiste, un code de moralité encadrant la production cinématographique – un code Hays ibérique - avait été mis en place au tournant des années 1960 et abandonné en 1975. Autant dire, que
Quién puede matar a un niño ? était loin de remplir toutes les modalités prescrites… De fait, le film abandonne pour une part la dimension métaphorique des œuvres fantastiques espagnoles des décennies antérieures (film de monstres, récits gothiques en costumes pour créer un distance de façade...) afin de se concentrer sur un réalisme brute imminemment plus choquant.
Les deux personnages principaux, bien qu’étrangers, ne sont pas pour autant épargnés par la charge critique du film. Pour preuve, leur regard volontiers condescendant porté sur les « beaufs » autochtones agglutinés sur les plages du continent, auxquels ils préfèrent le charme pittoresque et neo-chic d’une petite île isolée, se verra puni par un traitement de faveur exemplaire.
Délivrance n’est finalement pas bien loin en ce qui concerne le reversement des valeurs idéalisées du retour à l’état archaïque, c'est-à-dire envisagé comme vierge des perversions de la société industrialisée. Il est dommage que la version espagnole* élimine tout trace du décalage culturel entre le couple et leur environnement immédiat (les acteurs anglophones sont doublés en castillan), ressort pourtant essentiel pour illustrer la perte des repères et l’incrédulité face à cette situation.
Le film connait certes une petite baisse de régime à mi-parcours, lorsque les contours de la menace semblent alors clairement dévoilés, pour mieux repartir de plus belle à l’occasion de scènes comptant parmi les plus perturbantes du film :
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- le premier meurtre d’enfant par le personnage masculin principal suivi de la mort de sa femme enceinte, tuée (en tous cas le pense-t’elle) par son bébé en représailles. Elle a de surcroit un petit air de Mia Farrow, référence consciente du réalisateur à Rosemary's baby ?
Sinon, j’ai tiqué à sur ce dialogue entre le mari et la femme :
Tu te souviens de La Dolce Vita ?
- La Dolce quoi ?
- Un très vieux film italien.
(soit un long-métrage sorti à peine 15ans avant
)
J’aimerai beaucoup voir le premier long de Ibáñez Serrador,
La Residencia, qui a aussi fort bonne réputation (l’édition René Château a l’air fort médiocre et j’irai regarder du côté des éditions espagnoles, n’étant pas limité par l’absence de sous-titres FR). Remarque à l’attention particulière des forumeurs comprenaient le castillan, le site des archives de la TVE propose gratuitement l’ensemble des épisodes des
Historias para no dormir (version ibérique de la quatrième dimension), tous dirigés par le cinéaste entre 1966 et 1982. Ajoutés à ma liste de visionnages.
*J’ai visionné la copie disponible sur UniversCiné, la nouvelle copie Carlotta qui circule propose a priori une très judicieuse version anglais/espagnol avec les voix originales des deux acteurs principaux.