Erich Von Stroheim (1885-1957)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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allen john
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Erich Von Stroheim (1885-1957)

Message par allen john »

On y revient toujours, forcément. Quoique... bien que courte et balisée UNIQUEMENT de temps forts, et de déconfitures anthologiques, la carrière de Stroheim intimide. Les ouvrages ont été légion, mais dans les années 50 et 60. Les cinéastes qui l'admirent sont nombreux, mais ils sont aussi tous morts, et je crains qu'il faille se contenter, un peu comme avec Murnau, d'un consensus louche: personne n'en parle parce que c'est le passé. Ici, sur ce forum, un certain nombre ont salué la parution de deux ensembles(Kino et MK2) qui reprennent les mêmes films, et nous sommes nombreux, sans doute, à avoir digitalisé ou fait digitaliser Greed ou The Merry Widow, lors de leur passage télévisé: on a de la matière, et ça tombe bien, car même si il est clair que 9 films, la plupart incomplets ou perdus, ce n'est pas la mer à boire, l'oeuvre de Stroheim, au même titre que celle d'Eisenstein, mérite qu'on s'y attarde, et aussi souvent que possible.
Le point sur les films s'impose-t-il? Sans doute, car contrairement à la légende, Stroheim n'est pas que l'homme de Greed et Foolish Wives, loin s'en faut. Par ailleurs, il faut aussi faire le point sur la disponibilité de l'oeuvre, et qui sait? se surprendre mutuellement, par l'annonce de l'une ou l'autre redécouverte... Cela dit, si les films de notre réalisateur ont été parmi les plus recherchés, et certains les sont encore, ils sont aussi parmi les plus voyants. Si quelqu'un retrouvait un jour une demi-bobine de The devil's passkey(1920), ça se saurait...
Petite filmographie donc, assortie d'une dvdgraphie:

BLIND HUSBANDS(1919)8 bobines
Le premier film de Stroheim est celui-ci qui est aujourd'hui le plus intact. Non qu'il n'y ait pas eu la moindre dissension entre l'auteur-acteur-réalisateur et la Universal, mais les coincessions de l'un et de l'autre ont permis une atmosphère de travail qui a bénéficié au film, et sa sortie s'est accompagnée d'un grand succès.
Disponible en Z1(Kino), en Z2(MK2, Edition Filmmuseum, Bach). BH est, aujourd'hui, le seul film conforme à la vision de Stroheim qui subsiste.

THE DEVIL'S PASSKEY(1920)7 bobines
Les avis sont partagés, puisque selon Denis Marion, le film aurait fait 12 bobines, ce dont je doute, vu les réticences de la Universal à dépasser les 10 bobines sur des films spectaculaires comme Foolish Wives ou Hunchback of Notre-dame. POur ce film, Stroheim n'était pas un acteur, et c'était volontaire: il voulait témoigner de sa polyvalence et de sa capacité à aller d'un genre à l'autre. Pour le reste, impossible de juger ce film sur pièces... Perdu!

FOOLISH WIVES(1922)10 bobines(Version salles)14 bobines (version gala)
On le sait, les ennuis commencent avec ce film. Deux versions, toutes les deux insatisfaisantes pour l'auteur qui pour la première fois a utilisé la dimension romanesque dans un film, ce qui n'apparait plus une fois coupé...
Le film, presque perdu, a été reconstitué à partir de divers matériaux en 1972, et totalise aujourd'hui presque 10 bobines, mais dans quel état!
Disponible en Z1(Kino), en Z2(MK2 et Bach)

THE MERRY-GO-ROUND(1923)12 bobines
Les rapports difficiles avec Universal arrivent à terme avec ce film, dont l'auteur est débarqué après 6 semaines. Des plans seront retournés, le film complété par l'abominable Rupert Julian, et 14 minutes de Stroheim subsistent. Pas un grand film, mais pas un mauvais film non plus...
Disponible en Z1(Image entertainment); les 14 minutes de Stroheim sont sur le DVD de Queen Kelly(Kino)

GREED(1924) 10 bobines(Version sortie) ou 42 bobines(Version montée et montrée par Stroheim); 18 bobines(Montée par Rex Ingram et Grant Whytock)230 minutes(Reconstitution par Rick Schmidlin)
Tourné pour Goldwyn, puis pour MGM.
Il y aurait beaucoup à dire sur ce film, on le verra en temps voulu. Contentons nous de dire ceci: il est possible de voir en DVD aujourd'hui Taxi, Le cinquieme élément, Les visiteurs, La septième compagnie... Pas Greed. :roll:

THE MERRY WIDOW(1925)
J'avais une famille à nourrir, se défendait-il... Pas indigne, pourtant, ce film flamboyant et éminemment Stroheimien, avec un bon John Gilbert. La MGM a joué son role à la perfection, et le film, quoique amputé de quelques passages, nous dit-on, reste fidèle à l'essentiel de ce que voulait l'auteur. Sinon, même remarque que pour Greed

THE WEDDING MARCH(1928)12 bobines + 8 bobines
Fresque(Pour Pat Powers, un indépendant qui revendra le film à Paramount) qui reprend les choses là ou s'était arrêté THE MERRY GO ROUND... En deux parties, dont seule la première était conforme à l'idée du réalisateur. La deuxième a disparu, semble-t-il, quoique une rumeur fait état de quelques fragments...
Pas de DVD, mais Criterion travaille dessus depuis 1945. Disponible en janvier 2145. :uhuh:

QUEEN KELLY(1929) Sorti en 1931(8 bobines, avec une fin tournée en l'absence de Stroheim)
Interrompu en plein tournage, le film, produit par Joe Kennedy(Le père de...)pour Gloria Swanson(Pour UA)ets l'unique film pour lequel la version sortie(tardivement, et pas aux Etats-Unis)incorporait plus de matériel que ce que l'auteur souhaitait conserver. On sait que la version sortie par Kino, depuis 1985, tente de reconstruire la "vision" de Stroheim. Mais l'autre a circulé, et les comparaisons entre les deux sont intéressantes.
Disponible en Z1(Kino), en Z2(MK2)

WALKING DOWN BROADWAY(1932)REmplacé par HELLO SISTER, 14 bobines
Refait sous un nouveau titre par Al Werker, ce film Fox est alléchant: Zasu Pitts, de retour après ses rôles dans Greed et The wedding march, des jeunes acteurs inconnus, une atmosphère Pre-code... Sinon, le film existe-t-il? plus sous la forme voulue par Stroheim, en tout cas, c'est tout ce que l'on peut dire.

Voilà. A suivre? On va s'attaquer aux films, maintenant, qu'en pensez-vous?
Dernière modification par allen john le 17 mai 08, 17:41, modifié 4 fois.
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Re: Le point sur Stroheim

Message par Ballin Mundson »

allen john a écrit :GREED(1914)10 bobines(Version sortie) ou 42 bobines(Version montée et montrée par Stroheim); 18 bobines(Montée par Rex Ingram et Grant Whytock)230 minutes(Reconstitution par Rick Schmidlin)
Pour pouvoir faire la comparaison, ça fait combien de temps, à la louche, une bobine?
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allen john
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Re: Le point sur Stroheim

Message par allen john »

Ballin Mundson a écrit :
allen john a écrit :GREED(1914)10 bobines(Version sortie) ou 42 bobines(Version montée et montrée par Stroheim); 18 bobines(Montée par Rex Ingram et Grant Whytock)230 minutes(Reconstitution par Rick Schmidlin)
Pour pouvoir faire la comparaison, ça fait combien de temps, à la louche, une bobine?
:mrgreen: :lol:

(Au cas ou la question serait aussi sérieuse)10 bobines, dans la version de 1924, donnent 130 minutes(à 20 i/s).
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Watkinssien
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Re: Le point sur Stroheim

Message par Watkinssien »

J'ai vu tout ce qui m'a été possible de voir chez ce maître, dont son cinéma, dans ses morceaux splendides m'a toujours fasciné !

Mais c'est vrai que c'est Folies de femmes et surtout Greed qui me transportent au-delà, la version "Reconstruction" de ce chef-d'oeuvre ayant été une des plus grandes claques de ma vie cinéphilique.

Maintenant, il faut voir toute son oeuvre, celle qui est accessible pour voir la portée artistique cohérente de von Stroheim.
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angel with dirty face
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Re: Le point sur Stroheim

Message par angel with dirty face »

Watkinssien a écrit :J'ai vu tout ce qui m'a été possible de voir chez ce maître, dont son cinéma, dans ses morceaux splendides m'a toujours fasciné !

Mais c'est vrai que c'est Folies de femmes et surtout Greed qui me transportent au-delà, la version "Reconstruction" de ce chef-d'oeuvre ayant été une des plus grandes claques de ma vie cinéphilique.

Maintenant, il faut voir toute son oeuvre, celle qui est accessible pour voir la portée artistique cohérente de von Stroheim.
Deux phrases sans point d'exclamation... :shock: Rassure-nous, tu n'es pas malade? :mrgreen:
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Re: Le point sur Stroheim

Message par someone1600 »

Bien sur je ne connais pas du tout le bonhomme si ce n'est son role dans Sunset Boulevard et le cours extrait de Queen Kelly que l'on y voit.

Ceci dit, j'aimerais bien le découvrir, je me demande si TCM diffuse quelque fois ses films (ceux qui restent et dans les versions existante, c'est sur.)

Sinon, en zone 1, je ne connais que Kino, un autre éditeur ? ou je devrais passé par les éditeurs européen... :?
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Ann Harding
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Re: Le point sur Stroheim

Message par Ann Harding »

L'auditorium du Musée d'Orsay organise une rétrospective Stroheim l'année prochaine du 13 au 29 mars 2009 (en partenariat avec le festival de La Rochelle qui fait de même cet été).
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Watkinssien
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Re: Le point sur Stroheim

Message par Watkinssien »

angel with dirty face a écrit :
Watkinssien a écrit :J'ai vu tout ce qui m'a été possible de voir chez ce maître, dont son cinéma, dans ses morceaux splendides m'a toujours fasciné !

Mais c'est vrai que c'est Folies de femmes et surtout Greed qui me transportent au-delà, la version "Reconstruction" de ce chef-d'oeuvre ayant été une des plus grandes claques de ma vie cinéphilique.

Maintenant, il faut voir toute son oeuvre, celle qui est accessible pour voir la portée artistique cohérente de von Stroheim.
Deux phrases sans point d'exclamation... :shock: Rassure-nous, tu n'es pas malade? :mrgreen:
Eh ben je suis surveillé ! 8)

!!!!!!!
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allen john
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Re: Erich Von Stroheim

Message par allen john »

BLIND HUSBANDS(1919)

Pour un premier film, BLIND HUSBANDS est sacrément réussi. Le titre(Maris aveugles), on le sait, n’est pas de Stroheim lui-même. Selon sa propre version, le cinéaste a essayé d’imposer à la Universal le titre The Pinnacle, mais Carl Laemmle, le patron de la petite firme, a refusé, ayant peur de la confusion avec le jeu (Pinochle). Les crédits sur certaine copies signalent la provenance comme étant The Pinnacle, a play by Erich Stroheim : une pièce très probablement fictive, mais dont la mention permet juste au réalisateur d’apposer son titre de prédilection au film, même d’une manière détournée.
Qu’un producteur comme Laemmle ait accepté de donner sa chance à un réalisateur débutant sur un film d’un genre somme toute sophistiqué reste étonnant, 89 ans après. On se perd en conjectures, et ma théorie, partagée sans doute avec beaucoup, est que Stroheim, qui n’était pas trop gourmand pour avoir le droit de faire un premier film, représentait un pari pas si risqué, et l’opportunité d’une publicité basée sur un acteur d’emblée fascinant . De plus, le menu de Blind husbands promettait du sexe et de la sophistication…
L’histoire est celle d’un couple Américain, Les Armstrong, intreprétés par Francelia Billington et Sam de Grasse, en villégiature à Cortina D’Empezzo, en même temps qu’un officier Germanique, Erich Von Steuben. Celui-ci tente de séduire la jeune femme, qui résiste. Une autre partie de l’intrigue nous montre Sepp, un guide autrefois sauvé par le Docteur Armstrong, qui va s’acquitter de sa dette en sauvant sa vie.
La maîtrise dont fait preuve Stroheim est impressionnante; il possède le sens du découpage de façon très savante, et va traiter le drame et le mélodrame en vrai révolutionnaire: Non seulement il donne au triangle amoureux une nouvelle forme(un quasi rectangle amoureux, en fait) mais il utilise virtuellement TOUTES les facettes de ses personnages, les rend complexes, riches et de chair. Ceux-ci ne sont plus seulement cernés d'une phrase, mais atteignent une vérité inédite, sans qu’il y ait nécessairement besoin de tous expliquer par des sous-titres: le style de Stroheim, bien que déjà verbeux dans ses intertitres (Son défaut le plus gênant aujourd’hui, et une manie quasi littéraire)aime à valoriser le détail, en lui donnant du sens. Il se sert des rituels(Notamment militaires, dans l'habillage et le déshabillage et les petits détails de la toilette: fixe-chaussettes, résilles, caleçons...), traditions et manies des personnages, et bien sur il va plus loin que de demander à ses petits rôles de faire de la figuration : un couple de second rôles en lune de miel va participer au drame à la fin du film en intégrant une équipe de secours, et les servantes sont campées de façon très différenciées (L’une d’entre elles inaugure le cycle Stroheimien des amours Ancillaires, dont se souviendra toute sa carrière durant Renoir). Le triangle amoureux (Et, donc, rectangle) est complété par Sepp (Gibson Gowland), qui s’interpose de façon très efficace entre Steuben et la jeune femme. Sepp et le docteur font front commun, mais le plus intéressant est le coté rendez-vous manqué : éconduit par la jeune femme, le lieutenant, menacé de mort par le mari persuadé d’être trahi, va malgré tout prétendre l’avoir séduite: le mari, lui ayant promis la vie sauve si il mentait, ne le tuera pas. cette logique sardonique colore tout le film d’un parfum assez capiteux : on peur bien sur admirer la puissance du jeu de Stroheim, parfait en ignoble séducteur-matamore, qui prétend tout au long du film maîtriser l’alpinisme, mais finit l’ascension sur les genoux, essoufflé, et titubant. Sam de Grasse a été sciemment utilisé pour son manque de relief, et parce qu’aussi sympathique soit-il, on comprend la tentation potentielle d’aller voir ailleurs… Y compris vers un Steuben, une contrefaçon douteuse. le mensonge et la dissimulation, éternels thêmes Stroheimiens, à la scène comme à la ville.
En plus de sa tentative de complexifier le triangle, Stroheim impose à ses acteurs peu connus un jeu intériorisé, en faisant comme on l’a vu ressortir les rituels, détails vestimentaires, les décors vraisemblables(Bien que tournés en Californie, ce que trahissent les "Alpes" du film). Le réalisateur visionnaire impose à ses acteurs masculins de jouer sans maquillage, une constance de son œuvre… à une exception près. Il en ressort une vérité, un jeu digne qui situent Stroheim plus du coté de Lois Weber ou William de Mille que du style parfois histrionique plus souvent en vigueur en 1919. Mais les actrices ne seront pas toujours aussi bien loties : Il les préfèrera débutantes, ou si possible habituées du burlesque(Maude George, Zasu Pitts, mae Busch, Dale Fuller, Josephine Crowell). Ici, la terne Francelia Billington appartient à la première catégorie.
La réputation de grand méchant cynique dont souffre Stroheim-réalisateur n’est pas compréhensible : certes, il est question ici de coucherie, de tromperie, de vieux couple qui a besoin de retrouver l’amour, mais l’auteur utilise le contrepoint pour démentir toute accusation de méchanceté : le jeune couple en lune de miel, par ailleurs parfaitement défini comme étant gentiment gnan-gnan, va sortir de son cocon à la fin lorsque une expédition de secours se forme, et la jeune femme va assister Mme Armstrong. Sepp, de son coté, consolide son amitié indéfectible mais conseille son ami de mieux aimer sa femme. A la fin, seul le méchant, par ailleurs bien pitoyable de film, meurt, mais il s’appelle Steuben, un terme qui le rapproche de Sterben, l’infinitif de mourir en Allemand. Les références de Stroheim aux Autrichiens, aux Allemands, et aux aristocrates ne sont jamais loin de la mort, de la fin, d’une évocation d’un monde disparu… Foolish wives couve sous Blind husbands.
A la fin du film, les deux gentils couples s’en vont, Sepp pleure de devoir quitter son ami… Cynique, Stroheim ? Un vrai moraliste, oui! On doit le dire, dans ses films, Stroheim n’aime peut-être pas tous ses personnages, mais ceux qu’il apprécie, il a décidé de nous le faire partager…
Le film a remporté un gros succès, qui bénéficiera à tout le monde : Laemmle aura prouvé que la Universal ne fait pas que des petits films de rien du tout, et Stroheim a prouvé qu’il était un metteur en scène. La firme n’était donc pas près de le lacher…
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Re: Erich Von Stroheim

Message par someone1600 »

Ca a l'air bien intéressant. :D
allen john
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Re: Erich Von Stroheim

Message par allen john »

STROHEIM, THE DEVIL’S PASSKEY (1920) ET LA UNIVERSAL

Le passe-partout du diable est un film perdu. C’est même l’un de ces titres particulièrement perdus, puisque en 1943, le négatif a été retrouvé sous la forme d’un tas de poussière dans les archives de la Universal, et que toutes les copies recensées avaient, avec d’autres films muets, été détruites pour en récupérer des composants chimiques dans le but de fournir l’industrie d’armement( !). Ce n’est plus un film perdu, c’est un film super-perdu. Pourtant, situé entre deux films plus souvent défendus par leur auteur, Blind Husbands et Foolish wives, celui-ci a été un grand succès, dont Laemmle était particulièrement fier, puisque il avait été tourné vite, monté vite, et avait rencontré un grand succès avec une histoire sophistiquée, qui se passait à Paris, dans les hautes sphères de la société, autour d’intrigues adultérines diverses, avec moult figurants. Y faisaient leur première apparition, dans de sublimes seconds rôles, Maude George en entremetteuse-maquerelle et Mae Busch en danseuse. Le luxe de la reconstitution de Paris s’ajoutait à la première des mises en scène de foule de Stroheim, qui a toujours été à l’aise pour recréer en studio (Ou non)les atmosphères urbaines, avec des passants qui font plus vrais que nature. Les photos qui subsistent en témoignent. On peut en voir quelques-unes sur le livre Stroheim: a pictorial record, de Herman G. Weinberg. Le film est aussi intéressant puisque Stroheim n'y jouait pas et n'avait pas d'alter ego, ce qui est rare(Trois films, en fait: Celui-ci, Greed et Walking Down Broadway), et que tout cela se passe bien loin du chocolat Viennois.
Quoiqu’il en soit, le film a permis à Stroheim d’obtenir le feu vert pour un projet de grande envergure : Foolish Wives, dont on sait à quel point il est important, aussi bien pour la grandeur que pour la chute de son auteur…
Il convient peut-être ici de profiter de cette petite note pour essayer de comprendre quel fut le parcours de Stroheim à la Universal, ses appuis, et surtout son statut vis-à-vis du studio. On a coutume de considérer que Stroheim se trouvait en porte-à-faux avec ses producteurs, mais au vu de ce qui s’est passé entre 1919 et 1923, c’est particulièrement faux : Considéré comme le jeune prodige dès Blind Husbands, soutenu et considéré comme le plus important des réalisateurs maison, devant Browning ou Julian, Stroheim avait la confiance de Laemmle, qui ne mettait il est vrai que rarement son nez dans les affaires du studio. C’est donc avec l’appui du studio qu’il allait se lancer dans un projet pharaonique, et c’est sans aucune retenue que notre héros a laîssé les dollars s’accumuler sur ce tournage. C’est d’ailleurs devenu un argument publicitaire, les chiffres ayant été gonflés par le studio afin d’insister sur la puissance financière d’une entreprise que d’aucuns prenaient de haut. C’est avec l’arrivée de Thalberg à la supervision que les rapports avec le studio se sont dégradés : ce dernier, un peu trop philistin aux yeux de Stroheim, ne comprenait pas qu’on puisse laisser faire une telle débauche de mégalomanie. Ces deux-là, chacun ayant son génie particulier, ne pouvaient pas s’entendre…
Néanmoins, la période durant laquelle le réalisateur a été hébergé à la Universal reste historiquement importante, et montre que même un maverick comme Erich Von pouvait se sentir chez lui dans un studio, du moins jusqu’à un certain point… plus dure sera la chute.
allen john
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Re: Erich Von Stroheim

Message par allen john »

FOOLISH WIVES (1922) : LES PETITS CAILLOUX
L’intrigue est connue : trois escrocs faux-monnayeurs tentent d’escroquer un couple Américain en villégiature à Monaco, mais les appétits insatiables en termes d’argent et de sexe de l’un d’entre eux, le comte( ?)Karamzin, font joyeusement capoter toute l’affaire qui se termine dans le drame, le conflit et, en ce qui le concerne, les égouts.

Billy Wilder appelait « Petits cailloux » ces petites touches qu’il saupoudrait sur le développement d’un film dans le but d’amener le spectateur vers une certaine direction. Le nom est bien sur une référence au Petit Poucet. Si aujourd’hui c’est, à l’imitation de Wilder, de Hitchcock et des autres classiques une tendance établie de nombreux films, le premier à raffiner le recours à ces balises de sens est justement Stroheim. Bien sur, Griffith s’inscrivait dans la durée, dans la résonance, mais basait le rapport entre son public et ces petites indications sur les personnages sur des intertitres : un exemple, dans Orphans of the Storm : la première vision de Jacques Sans-Oubli, futur juge qui condamnera Lillian Gish à mort, s’accompagne d’une mention sans ambiguïté : « Les Orphelines allaient souvent le rencontrer sur leur route ». Ainsi éclairci, le chemin ne posait plus de problème au public. DeMille se reposait aussi beaucoup sur les intertitres pour faire passer les transitions les plus hardies (Notamment ses fantasmes orgiaques). Avec Stroheim, on assiste à la première tentative de faire passer ces jalons psychologiques dont l’accumulation provoque du sens par l’image seule; et c’est avec Foolish Wives que cette petite révolution prend effet… Rappelons à toutes fins utiles que le film n’est plus que l’ombre de lui-même et que la plupart de ces petites touches, jugées redondantes par les monteurs qui ont été chargés de donner au film une durée exploitable. Mais il en reste : la plus évidente de ces pistes de petits cailloux, c’est l’anecdote du soldat manchot, vu trois fois par Miss Dupont, l’actrice principale: les deux premières fois, il reste de marbre lorsqu’elle perd un manteau, et ne le ramasse pas, à l’indignation généralisée. A la fin elle réalise qu’il a perdu ses deux bras et qu’il est l’un des officiers qui ont permis la victoire des alliés. D’autres touches sont ainsi perdues : il faut dire que Foolish Wives a sérieusement subi des dégradations qui l’ont rendu méconnaissables.
Le premier problème a été que ce film a bénéficié d’une publicité basée sur un malentendu : un panneau géant, changé chaque jour, annonçait de façon fantaisiste les sommes englouties lors du tournage, bâtissant du même coup une réputation fort dépensière à son auteur, ce qui allait servir à la fin à lui retirer son film des mains. Il est vrai que Stroheim, encouragé au départ par Laemmle, ne parvenait pas à trouver un point de chute à son grand œuvre. Et c’est donc lors des prises de vues d’une scène cruciale que le tournage s’est arrêté. A la décharge de Thalberg, qui prit la décision, il convient de rappeler que le cinéma Américain était dans la tourmente, suite à divers scandales, en ces années 1921-1922… Stroheim et ses excès faisaient du coup plus peur.
D’autres problèmes tout aussi gênants se manifestèrent : l’acteur Rudolph Christians est mort, aux deux tiers du tournage et la décision de ne pas le remplacer a conduit Stroheim à des bricolages divers et généralement visibles qui ternissent certaines scènes, et bien sur les audaces voulues par Stroheim se sont révélées excessives. Dans sa version de 10 bobines, telle qu’elle est reconstituée aujourd’hui, le film est splendide, mais incomplet : ce ne sera bien sur pas la dernière fois. Mais compte tenu de ce qui manque, l’absence d’une version plus conforme aux désirs de Stroheim est une tragédie.
La dimension romanesque était dans l’air du temps : Gance finissait La Roue, dont des versions de 7 heures ont été montrées… La version de Foolish Wives voulue par Stroheim outrepassait les 5 heures, et on comprend les réticences de la Universal dans la mesure ou un tel film s’avèrerait inexploitable, mais l’auteur avait inscrit la durée dans ses procédés narratifs, montrant l’évolution de tous ses personnages, montrant leur quotidien(Rituels, bien sur, habitudes, environnement, mode de vie : qu’on songe dans les images qui restent aux contrastes entre l’hôtel luxueux mais sobre des Américains, la délirante Villa Amoroso, et le bouge de Ventucci) et inscrivant le spectateur dans cette évolution plutôt que de leur proposer la solution vite fait bien fait par un intertitre. Parmi les évolutions disparues bien connues aujourd’hui, il y a bien sur la fameuse fausse couche dont souffre le personnage de la jeune épouse, joué par Miss Dupont. Cette anecdote éclaire a posteriori son comportement, et donne un tournant d’autant plus dramatique aux évènements. Un aspect disparu aujourd’hui a eu une conséquence inattendue : les trois escrocs joués par Stroheim, Maude George et Mae Busch semblent former un trio dont l’intimité sexuelle ne fait aucun doute : il couche avec les deux, pense-t-on. Mais en réalité, seule Maude George partage ses faveurs avec ses deux associés, ce qui crée des tensions, et justifie certains regards de Busch au début du film. On le voit, ce sont les monteurs de la Universal qui ont fait de Karamzin un vilain fripon, pas Stroheim… Quoique ce dernier a créé le personnage de Maruschka, la bonne, qui a couché avec l’escroc, interprétée par Dale Fuller. Dans la version longue, elle aussi était enceinte, apportant un contrepoint du type qu’affectionnait Stroheim, et que ses poroducteurs adoraient charcuter: voir à ce sujet Greed.
Dans la version disponible, le film est beau, fort, élégant, souvent révolutionnaire , mais tout cet aspect de roman fleuve, cette accumulation de détails et ces touches cruciales(Richard Koszarski le dit bien : rien n’est gratuit chez Stroheim)ont disparu.
Ce film est un temps fort, le premier grand Stroheim, et comme les autres, il apporte beaucoup: outre la dimension romanesque évoquée plus haut, on voit ici l’auteur intégrer des nouvelles techniques narratives, mais aussi s’intéresser à la technique: Foolish Wives est le premier film Américain majeur tourné sur pellicule panchromatique, qui restitue les nuances avec plus de fidélité. Il continue à faire jouer ses acteurs comme il l’a fait dès Blind Husbands : à l’économie, réservant le maquillage pour ses actrices. A ce propos, si Miss Dupont est désespérément fade, quel bonheur de voir les deux comédiennes de Devil’s passkey refaire une apparition : leur jeu acide complète admirablement le séducteur faux-jeton et éclaire efficacement le thême traité par Stroheim de l’attraction des apparences. Un aspect important enfin de la mise en scène de Stroheim est évident ici : la façon dont il utilise les foules, les figurants dans les scènes de rue : y compris les scènes plus intimes(La rencontre entre Stroheim et Dupont sur le balcon à l’hôtel, par exemple)dans lesquelles il place dans le champ des vitres ou miroirs sur lesquelles se reflètent des armées de figurants affairés, tous aussi authentiques les uns que les autres. S’il souhaitait montrer à quel point le faux peut être séduisant et donc dangereux, il savait de quoi il parlait : son Monte-Carlo (Ses casinos, ses riches, ses… marais.) est tellement plus beau que le vrai.
Dernière modification par allen john le 17 mai 08, 17:39, modifié 1 fois.
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Re: Erich Von Stroheim

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THE MERRY-GO-ROUND(1923)

Dans la confusion qui entoure les circonstances du renvoi de Stroheim de la Universal, les commentateurs ont beaucoup fantasmé. Il est vrai que les épisodes du feuilleton sont plutôt rocambolesques; le premier coup fut l’arrêt décidé par Thalberg du tournage de Foolish Wives afin de reprendre le contrôle de la production. Pour Stroheim, c’était une déclaration de guerre, mais il a sans doute cru à sa bonne étoile, ou à la protection de Carl Laemmle, donc pour sa production suivante, The merry-go-round, il n’a rien changé à sa manière, a même accentué ce que ses producteurs considéraient comme des idiosyncrasies, et n’a pas vu le coup venir, ou n’a pas voulu l’admettre: après la prise en charge de la censure par les studios eux-mêmes, il ne pouvait plus se permettre les mêmes licences qu’avant, et Thalberg, bien décidé à superviser la production, s’est bien vite arraché les cheveux devant la lenteur du tournage, due au soin maniaque apporté par Stroheim à chaque détail, et le nombre de plus en plus grand de prises pour chaque plan, aussi insignifiant soit-il. Il y a du Stroheim (Et du Curtiz aussi) dans ce réalisateur auquel s’oppose Kirk Douglas dans The bad and the beautiful… Le résultat de tous ces évènements fut le renvoi, au tiers seulement du film, de l’auteur-réalisateur, et son remplacement par Rupert Julian. Si le renvoi est une insulte à l’artiste, le remplacement par Julian ressemble à un camouflet au public, tant les deux hommes étaient opposés, en terme de talent, comme en terme de comportement.
Ce renvoi spectaculaire ne fait qu’inaugurer une pratique qui sera courante dans les années 20, 30, 40, typique du mode de fonctionnement des studios. Si cette particulière instance est si souvent commentée, c’est aussi en raison du lien entre Stroheim et ses films : auteur, metteur en scène et inspirateur de The merry-go-round, Stroheim ne pouvait pas penser être un modeste employé d’une grande structure, il était un artiste. Il serait vain de prétendre que Thalberg a utilisé l’anecdote afin d’asseoir son pouvoir, il est plus sur qu’il ait été simplement excédé par les excès du metteur en scène. Mais l’affaire servira de jurisprudence, notamment à la MGM dans les décennies qui suivront: d’autres renvois célèbres, de Sternberg, Hawks, Borzage, Christensen, Stiller, Buchowetzki ou même Cedric Gibbons en font foi.
Le renvoi fut pour les acteurs et techniciens amis de Stroheim l’occasion de montrer leur loyauté: Julian a du à son arrivée trouver un remplaçant pour Wallace Beery qui démissionna dès l’annonce du renvoi de Von, il eut aussi à faire face à une fronde et une grogne systématique des techniciens durant l’ensemble du tournage, et fut accueilli par Norman Kerry, en pleurs, qui sans le regarder s’écroula en disant: « Oh, comme j’aimais cet homme ». Il ne parlait pas de l’immortel auteur de The kaiser, beast of Berlin.
Le scénario prévu par Stroheim était axé sur une exploration mélodramatique de l’Autriche de 1910 à 1918, pour montrer le tournant opéré sur les conventions sociales et les hiérarchies par la première guerre mondiale, permettant une nouvelle fois à l’auteur de créer la vision d’un monde malade de ses propres perversions et suffoquent sous le poids lourd de ses conventions. Comme révélateur, Stroheim a choisi de s’intéresser à l’amour d’un aristocrate, Franzi, interprété par Norman Kerry, et d’une roturière, la foraine Mary Philbin, alors débutante. Les étapes du film l’amenaient à traiter son histoire, strictement chronologiquement, d’une façon feuilletonesque, en montrant progressivement l’évolution des sentiments des personnages. Il reste des bons moments, surtout dans la première heure qui est riche en scène réalisées par Stroheim. Les moments les plus crus (Une orgie humide - au champagne - chez la mère maquerelle interprétée par Maude George) et les plus ritualisés (Le réveil de l’officier, son bain, son habillage) portent sa marque, et Stroheim a placé ses pions: Dale Fuller, Maude George et Cesare Gravina reviennent, et un nouveau venu va faire partie de sa stock-company: Sydney Bracy, qui sera le plus souvent cantonné au rôle d’ordonnance : on le reverra donc dans The Merry Widow, et dans the Wedding March. Le film devrait souffrir d’un cruel manque de cohésion, mais passe assez bien la rampe aujourd’hui, sachant que le fonds de l’intrigue a été respecté. Mais la plupart des scènes de foire sont ratées(Je n’ai pas dit « foirées », restons sérieux), Julian ayant remplacé Beery par George Siegmann. Celui-ci n’est pas mauvais du tout, mais la mise en scène manque d’imagination. La scène du meurtre de Siegmann par une orang-outang est nulle. Bref, les occasions de briller manquent à Julian, à moins que ce ne soit le talent. La morale du film, l’abandon du titre de comte par Kerry afin de se marier avec Philbin, sert néanmoins le propos de l’auteur, même s’il n’en a jamais tourné la fin.
A l’issue de ce tournage, Stroheim, qui pouvait par contrat prétendre à une citation au générique, a refusé d’être associé au film. Il était très occupé à préparer son prochain film, et malgré son renvoi, probablement gonflé à bloc : on allait voir ce qu’on allait voir !
:(
La Universal a donc pu montrer The Merry-go-round, de Rupert Julian, dont de nombreux critiques ont relevé les prouesses de mise en scène. Il a eu un grand succès, et Norman Kerry et Mary Philbin sont devenus des stars, certes de moyenne grandeur, mais appréciés.
someone1600
Euphémiste
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Re: Erich Von Stroheim

Message par someone1600 »

Merci pour ces textes, c'est vraiment tres intéressant. :D
allen john
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Re: Erich Von Stroheim

Message par allen john »

Merci bien, mais que voulez-vous, avec Stroheim, j'en ai beaucoup à dire et depuis longtemps.

Ceci est une thérapie. :roll:
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