Tristana (Luis Buñuel - 1970)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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MJ
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Tristana (Luis Buñuel - 1970)

Message par MJ »

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"Elle, Tristana, c'est la jeune fille, belle, pure, sur qui s'abat un implacable destin : orpheline, recueillie par Don Lope, elle devient sa pupille, puis sa maîtresse, puis sa femme. Entre-temps, elle a été amputée d'une jambe. Jamais peut-être, dans aucun film de Bunuel, la fatalité n'avait atteint ce caractère d'atrocité. Face à ce destin, contrairement à son tuteur, elle applique à la lettre les principes de liberté que Don Lope lui a enseignés, arrogante et superbe, elle va jusqu'au bout de ses actes, n'accepte jamais, domine de son froid mépris les situations les plus désespérées. Oh ! Ce sourire glacé de Catherine Deneuve ! Mais surtout, dans les conditions effroyables qui sont les siennes, Tristana a sauvegardé son pouvoir de choisir, et ce choix, c'est le chemin de la liberté..."
André Cornand, L'Avant-Scène du Cinéma 1971

"J'ai mis dans Tristana beaucoup de choses auxquelles toute ma vie j'ai été sensible.", nous dit Buñuel. Tourné sur le lieu de ses origines, lui permettant un "retour aux sources" pour le cinéaste, c'est peut-être son film le plus personnel, le plus intime et on peut le considérer comme son testament, peut-être même son chef-d'oeuvre (personnellement je place Cet Obscur Objet du Désir, juste en-dessus, c'est un film qui me parle encore plus viscéralement).
Tristana est un film ambigu en cela qu'il nous pousse à nous attacher à un personnage qui très vite deviendra d'une ignominie abominable, à tel point que c'est à son "ennemi" que l'on se rattachera. En cela, il se rapproche de la Marnie d'Alfred Hitchcock, ce dernier avait d'ailleurs clamé son admiration pour le cinéma bunuellien, principalement Tristana, dont il salua
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la jambe coupée.
Don Lope est un vieux libre penseur dont les opinions politiques contrastent avec sa vision du "beau sexe", un personnage touchant et ridicule, un vieillard pathétique qui n'est autre que Buñuel, ou du moins son miroir grossissant. Comme tous les films de sa dernière période (dont celui-ci se détache par l'absence de Carrière au scénario et le tournage en langue espagnole), Tristana nous parle d'amour.
"Aujourd'hui, si j'en crois ce qu'on me dit, il en est de l'amour comme de la foi en Dieu. Il a tendance à disparaître- tout au moins dans certains milieux. On le considère volontiers comme un phénomène historique, comme une illusion culturelle. On l'étudie, on l'analyse - et si possible on le guérit.
Je proteste. Nous n'avons pas été victimes d'une illusion. Même si pour certains cela paraît difficile à croire, nous avons vraiment aimé.
" nous dit-il dans son autobiographie, Mon Dernier Soupir.
Le Fantôme de la Liberté et le Charme Discret de la Bourgeoisie nous parlent d'un détachement vis-à-vis de ce sentiment, Tristana et Cet Obscur Objet du Désir, de l'obsession qu'il provoque. Or si le second a une réelle portée politique (immense métaphore du monde de l'image), le premier semble dépasser toute conceptions intellectuelles, s'adresser directement à des émotions sombres et enfouies, opaques et dérangeantes. "Surtout, pas de psychologie!", s'exclamait-il sur le plateau aux dires de Catherine Deneuve.
La première partie est celle de l'enfance, de l'adolescence, l'âge lyrique (l'âge d'or?...). Perverse, cauchemardesque, lumineuse. La seconde celle d'une fin de vie. Triste, élégiaque, trop ou trop peu drôle. Le monde, ses symboles, plus rien n'a de sens. Même l'Idée ne veut strictement rien dire -Tristana voit chaque chose comme unique, la généralisation ne naît que du regard de l'homme-. C'est le désert On s'est écrit.
Il est juste de parler de liberté au sujet de ce film, tant il insiste sur la notion de choix, qui décideront de toute une vie: les deux routes face à Tristana avant sa rencontre avec le peintre, le faux flash-back final qui nous projete au début de cette histoire triste. Buñuel s'exprime d'ailleurs clairement sur le hasard et la cause-efficiente, toujours dans ses mémoires.
Je parle d'histoire triste car c'est bien là l'essence même du film: Don Lope, quinquagénaire légèrement déclinant accueille une jeune orpheline, la déclare libre, indépendante de lui, mais celle-ci se transformera, s'affermira, prendra de lui possession complète, le tuera. Tristana n'est au fond rien d'autres que l'histoire d'un vieil homme et de la tristesse. C'est elle qui introduit -explicitement- pour la première fois l'image de la Mort dans le film (CF photo).
L'histoire d'un homme dont la vie n'est que parfaite vanité face au cours immuable des choses. Elle est forte, elle est libre, elle est vivante.
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Un bref passage du film nous montre l'héroïne escaladant les marches du clocher du village avec deux camarades. Elle se retrouve face à la tête de son tuteur, pendant à ladite cloche, elle se réveille. Où commence le rêve, où s'arrête la réalité? Un vague optimisme nous chuchote que tout cela n'est que la rêverie d'un vieillard en fin de vie.
C'est probablement vrai, n'empêche que...

Ca ne serait pas du snobisme de terminer par les mots de Nietzsche sur "la lente flèche de la beauté":
"La plus noble sorte de beauté est celle qui ne ravit pas d'un seul coup, qui ne livre pas d'assauts orageux et enivrants (celle-là provoque facilement le dégoût), mais qui lentement s'insinue, qu'on emporte avec soi, presque à son insu, et qu'un jour, on revoit devant soi, en rêve, mais qui enfin, après nous avoir tenu modestement au coeur, prend de nous possession complète, remplit nos yeux de larmes, notre coeur de désir. - Que désirons-nous donc à l'aspect de la beauté? C'est d'être beaux: nous nous figurons que beaucoup de bonheur y est attaché.- Mais c'est une erreur."

La Rochefoucauld le disait encore mieux, comprendre plus méchamment:
"Celui qui croit aimer sa maîtresse pour l'amour d'elle est bien trompé."

Truffaut... t'as aimé? :)
Dernière modification par Jeremy Fox le 6 mars 08, 18:03, modifié 1 fois.
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Truffaut Chocolat
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Message par Truffaut Chocolat »

Si j'ai aimé ? Un peu. :o

Tu as tout dit, il n'y a pas grand chose à ajouter. On est dans le prolongement de Viridiana, mais Tristana n'est pas encore un obscur objet de désir...

Amour et liberté sont souvent illusoires chez Bunuel, pour ne pas dire des fantômes (hu, hu), nous amenant sans cesse à nous interroger sur qui domine qui, ce qui est avec le recul de moins en moins évident à décréter. On dit souvent que dans un couple, l'un souffre et l'autre s'ennuie, jamais un film n'a été autant dans le vrai à ce niveau-là, et c'est ça qui le rend si fort...

Un plan qui m'a fait sursauter:
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Roy Neary
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Message par Roy Neary »

J'ai toujours eu cette interprétation en tête, à savoir que Tristana est la pure création de Don Lope, ce vieil homme amer rêvant d'amour et d'idéal qui voit en toute logique s'échapper la créature qu'il a façonnée. Ce film est profondément sombre et mélancolique. Bien plus que le sentiment de cruauté (du destin, des hommes, de l'amour) , c'est un profond sentiment de tristesse qui émane de Tristana.
En tout cas, ton avis est très intéressant. :wink:
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MJ
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Message par MJ »

Roy Neary a écrit :J'ai toujours eu cette interprétation en tête, à savoir que Tristana est la pure création de Don Lope, ce vieil homme amer rêvant d'amour et d'idéal qui voit en toute logique s'échapper la créature qu'il a façonnée.
Et quand elle échappe à son créateur, c'est au jeune onaniste sourd-muet qu'elle dévoile ses charmes. Le cinéaste se retrouve dans tous les personnages entourant sa "créature", à chaque fois à une époque distincte de sa vie.
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Truffaut Chocolat
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Message par Truffaut Chocolat »

Roy Neary a écrit :J'ai toujours eu cette interprétation en tête, à savoir que Tristana est la pure création de Don Lope, ce vieil homme amer rêvant d'amour et d'idéal qui voit en toute logique s'échapper la créature qu'il a façonnée.
J'ai aussi pensé à cette interprétation, surtout que les personnages masculiens bunueliens ont pour habitude de se prendre pour des Pygmalion ( l'épisode de la jambe coupée se révèle pour moi une pirouette scénaristique, révélant bien l'appartenance de Tristana à son maître). Or, l'histoire n'est pas racontée du point de vue de Don Lope - cf les rêves de Tristana...
Jipi
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Re: Tristana de Luis Buñuel

Message par Jipi »

« Je suis ton père et ton mari, tantôt l'un tantôt l'autre ».

Cette phrase révolutionnaire se distille derrière des volets clos. A l'air libre Tolède est empoussiéré par des mœurs rigides évacuées par le délire d'une phraséologie audacieuse mais non opérationnelle en temps réel.

Dans un café, un parfum d'audace individuel libertin déconseille le mariage, prône la passion dépareillée en l'imposant à une Pupille devenant presque par force la maîtresse d'un tuteur machiste.

Ce nouveau statut active un processus de domination pervers accompagné de l'entame d'un enlaidissement. La fraîcheur se fane en s'habillant de mutilation envers elle-même et d'abandon envers un tyran aux colères froides ayant terrassé le parcours d'une grâce juvénile.

Un vieux beau entretenu par ses propres théories de conservations passionnelles s'accapare la désinvolture de jeunes années dans une Espagne de début de vingtième siècle moisie par des mœurs privant chaque individu d'une existence extérieure de pulsions révélatrices d'un autre soi-même.

Le notable officiellement puritain officieusement débauché toise un jeune rival par l'invitation au duel, celui-ci répond par le poing. L'approche ancestrale de la gestion d'un conflit est confrontée à un besoin de liberté existentielle s'exprimant par une main serrée tentant dans un geste désespéré d'éradiquer des siècles de dépendances morales.

Les jouissances personnelles s'attisent dans les ruelles en groupe par la condamnation à l'unisson de chaque écart amoureux. Le site est diabolisé tout en étant noyé sous les statues de la vierge.

Luis Bunuel offre un « Tristana » long, triste, ennuyeux truffés de visages rigides, éteints en chignons bannis de sourires exprimant une maigreur Ibérique cérébrale truffée de commandements négatifs.

Environné de couleurs noires, le site croule sous les icônes, rongé par les rigueurs de l'éthique Tolède s'adonne secrètement aux passions de l'interdit dans un double visage représenté par la double personnalité du despote domestique, de la bigote hystérique et du voyeur refoulé.
Chaque individu a le devoir de se réaliser par l'esprit dans le contexte historique de son époque.
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Watkinssien
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Re: Tristana (Luis Buñuel)

Message par Watkinssien »

J'avais ressenti une terrible douleur en voyant ce film étrange et saisissant, il y a longtemps de cela !

Il faut que je le revoie, mais le souvenir est très bon !
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Mother, I miss you :(
Sabsena
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Re: Tristana (Luis Buñuel)

Message par Sabsena »

Tristana est un grand Bunuel, l'histoire de cette jeune femme malheureuse de l'amour charnel que lui porte son tuteur, et qui se refugie vers ce peintre, des grandes scenes la tete de Fernanndo Rey que Tristana voit dans la cloche dans la grande tradition surrealiste de Bunuel et puis cette prodigieuse scene ou Catherine Deneuve se montre nue et amputée devant le jeune sourd et muet qui le souhaite, Deneuve a un regard prodigieux dans cette scene une des plus grandes que Bunuel a tourné mais de ce coté là, il y en a beaucoup dans la filmographie de Luis Bunuel.
Vous conviendrez qu'il vaut mieux arroser quelqu'un que de l'assassiner. Fernando Rey : Cet obscur objet du désir.
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Jeremy Fox
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Re: Tristana (Luis Buñuel - 1970)

Message par Jeremy Fox »

On poursuit notre mini-cycle Bunuel de ses films ressortis en salle la semaine dernière avec Tristana chroniqué par Jean Gavril Sluka.
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