Ingmar Bergman (1918-2007)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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Truffaut Chocolat
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Re: Ingmar Bergman (1918-2007)

Message par Truffaut Chocolat »

Alexandre Angel a écrit :Merci à toi, Thaddeus, pour cette synthèse qui impressionne ne serais-ce que par son fourmillement.
Je pensais avoir domestiqué, apprivoisé, ce sentiment d'intimidation en désacralisant posément le rapport aux films du suédois. J'en ai vu une grande partie de façon discontinue, parfois en salle, souvent à la télé, mais malgré une réelle admiration qui n'a aucun rapport, je tiens à le préciser, avec celle que l'on peut nourrir à l'endroit de Tarkovski (genre "on comprend rien mais c'est beau" , ce qui est , bien sûr, une boutade car on comprend quand même un peu), je ne suis jamais parvenu à me départir du sentiment de me trouver au pied d'une montagne austère, dont la fréquentation resterait distendue, jamais réellement gourmande.
Pourtant les films de Bergman sont frontaux, caractériels. Ils appellent un chat, un chat. C'est leur pérennité : ils sont âpres, bruts de décoffrage, immédiats, faussement cérébraux (ce qui ne serait pas forcément rédhibitoire contrairement aux idées reçues) mais sanguins.
Il est dommage et remarquable que le cliché du suédois cérébral n'en finisse plus de sévir (jusque sur notre propre palier) tant son cinéma est vif, captivant et aussi baroque que celui de Fellini, dont tu rappelles les accointances repérables dans La Nuit des Forains.
Une fois que j'ai dit tout cela, j'admets que je reviens moins à Bergman que je reviens à Fellini.
Mais en même temps, depuis combien de temps je n'ai pas vu un seul Fellini? ( Ginger e Fred, je crois, en 2015).
Il y a eu quelques parutions bergmaniennes en dvd, chez MK2, bien présentées. Mais tout le reste me semble manquer d'écrins à la mesure : "Les films de ma vie", m'ouais.. ça allait un temps mais le gros de l'œuvre mérite mieux (on me dit qu'il y a des parutions plus récentes, notamment chez StudioCanal)

En d'autres termes, il faudrait pour les films sur disque, l'équivalent de ce qu'est La Pléiade pour la littérature mais non, ça ne marche pas comme ça.
Bergman, c'est effectivement comme Woody Allen : on s'en fait tout un monde, mais ce monde gagne à être connu.

Clap clap clap, c'est tellement bien résumé
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Flavia
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Re: Ingmar Bergman (1918-2007)

Message par Flavia »

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Commissaire Juve
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Re: Ingmar Bergman (1918-2007)

Message par Commissaire Juve »

Intéressant. Mais la période 1946-1960 (de Crise à l'Oeil du diable... sa première période quoi) est très négligée. On évoque un peu les films de chambre... et puis en avant pour la 2e période ! Persona, persona, persona... l'heure du loup, l'heure du loup, l'heure du loup, l'heure du loup (il faut voir combien de fois ce titre est cité)... Cris et chuchotements, cris et chuchotements, cris et chuchotements... etc. le Bergman "hype" quoi, le Bergman des cinéphiles tatoués (ceux qui ont bouffé du cannibale et qui ont même digéré des balles).

C'est un point de vue. Une histoire de verre à moitié plein ou à moitié vide. Et on ne regarde pas tous la même moitié.
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Jeremy Fox
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Re: Ingmar Bergman (1918-2007)

Message par Jeremy Fox »

Disparu il y a onze ans, Ingmar Bergman est à l'honneur à l'occasion du centième anniversaire de sa naissance. Outre la rétrospective que lui consacre en ce moment - et jusqu'au 11 novembre - la Cinémathèque française, Carlotta propose aujourd'hui de redécouvrir en salle treize de ses films en versions numériques restaurées. Une sélection permettant de suivre l'évolution stylistique et thématique d'un des plus grands créateurs du XXème siècle. Et rendez-vous le 24 octobre avec sept nouveaux titres !
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Re: Ingmar Bergman (1918-2007)

Message par bruce randylan »

Première projection ce soir pour de Cela ne produirait pas ici (1950) film que Bergman fut obligé de tourner et qu'il renia très rapidement pour en bloquer les diffusions. Il n'y a donc que quelques rares séances autorisées et elles doivent être accompagnées d'une présentation expliquant les positions du cinéaste. A ce titre, il est exclut du futur coffret "intégral" Criterion. Et il ne fut jamais exploité en VHS ou DVD.

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Bergman tourna donc ce film sous une double contrainte : "célébrer" le retour de l'actrice Signe Hasso après une carrière à Hollywood et signer un thriller politique façon guerre froide où un pays imaginaire envoie des espions à Stockholm pour rapatrier des réfugiés politiques. Sauf que Signe Hasso fut malade durant le tournage pour une implication jugée décevante par Bergman et que le studio de production employait des baltes en exil que Bergman connaissait suffisamment bien pour trouver que le scénario était idiot et ne leur rendait pas hommage.

Il en résulte un film forcément impersonnel, loin des premières réussites que commençait à signer Bergman. Il n'essaie même pas d'en faire un exercice de style, tout juste reproduit-il quelques figures de style en pilotage automatique avec les ombres des stores vénitiens, les espions habillés façon gangster ou une traque final. Sauf que Bergman montre à plusieurs moment le mépris affiché pour le matériel qu'il a entre les mains, tirant presque vers la parodie, ou le doigt d'honneur anti-spectaculaire. Ainsi la poursuite en voiture se limite quasiment à des roues en grands plans. De plus le héros conduit comme un pied et fonce dans le premier buisson venu. :mrgreen:
On trouve aussi un face à face grotesque entre les deux rivaux autour d'un pistolet et d'une tasse de café aux rebondissements grotesques. Surtout avec l'héroïne derrière en mode potiche ultime qui ne sert à rien. Preuve qu'il n'avait que peu de considération pour sa comédienne.
La séquence la plus évidente de ce détournement est presque une merveille pour le coup et pousse le bouchon très loin : les réfugiés tiennent une réunion secrète dans un cinéma et se disputent autour d'une possible taupe en leur sein tandis qu'un cartoon avec Goofy et Donald s'entend en off mais mixé aux mêmes niveaux que les dialogues. Et certains gestes, réactions ou paroles sont synchronisés sur le dessin-animé rendant la scène impossible à prendre au sérieux (genre un homme malmène le traite tandis que Donald s'énerve au même moment). Et c'était sans doute la volonté du cinéaste : dire que cette histoire est du niveau d'un Disney.
D'ailleurs dans une précédente scène, des espions "russes" s'introduisaient dans un appartement par un escalier situé directement dans les coulisses d'un petit music hall.

Ces éléments subversifs sont surtout présents dans la seconde moitié qui devient ainsi plutôt fun tandis que la première présente très peu d'intérêt avec en plus de gros souci dans l'exposition totalement bâclé des personnages et de l'intrigue .
Dernière modification par bruce randylan le 10 oct. 18, 13:08, modifié 1 fois.
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Re: Ingmar Bergman (1918-2007)

Message par Commissaire Juve »

bruce randylan a écrit :Première projection ce soir pour de Cela ne produira pas ici (1950) film que Bergman fut obligé de tourner et qu'il renia très rapidement pour en bloquer les diffusions...
Excellent ! (je veux dire : la trouvaille)

Le titre français, c'est quoi ? Parce que Sånt händer inte här, ça veut plutôt dire "Des choses comme ça n'arrivent pas ici", "On ne fait pas ça ici", "Ici, ça ne se passe pas comme ça". Il n'y a absolument pas de notion de "futur".

Le site de l'institut suédois du film donne une autre version : Cela ne se produirait pas ici (conditionnel).

Pour les Anglais, le film est devenu "High Tension". Quant aux Allemands, c'est "Chasse à l'homme". :mrgreen:
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Re: Ingmar Bergman (1918-2007)

Message par bruce randylan »

Commissaire Juve a écrit : Le site de l'institut suédois du film donne une autre version : Cela ne se produirait pas ici (conditionnel).
Ah oui, c'est moi qui ai fait une erreur. C'est corrigé :oops:

La prison (1949)
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Un vieux professeur rend visite à un des ses anciens élèves, devenu réalisateur. Il lui propose une idée de long-métrage qui rappelle justement à son scénariste un article sur une prostituée qu'il avait rencontré en personne.

Pendant toute la projection, je pensais que le film datait de la fin des années 50... Alors qu'il est 10 ans plus vieux. C'est dire de sa modernité et ses audaces.
Ca commence dès le générique qui est seulement dicté en voix-off (après Guitry et avant Godard) avant d'enchaîner sur un véritable catalogue de mises en abîmes qui sont assez originales au point de brouiller constamment les frontières entre fiction, rêve et réalité. On se demande ainsi pratiquement durant toute la projection si la scène qui se déroule sous nos yeux est issue d'un tournage, d'un film « fini », de la lecture d'un scénario (ou d'un article), d'un rêve, d'un fantasme, d'une projection mentale ou tout simplement d'un souvenir ou d'une parole rapportée. Il y a même un génial film dans le film, un court-métrage muet en hommage à Méliès et au comédie primitive (entre Toutes ses femmes, Cela ne se produirait pas ici et celui-ci, il serait intéressant de se pencher sur les influences du burlesque et du cartoon chez Bergman).
C'est donc un véritable laboratoire et un exercice de style auquel se livre Bergman qui n'est d'ailleurs pas avare de travellings sophistiqués et de recherches du plan-séquence pour créer une atmosphère proche du fantastique. Il y bascule totalement lors d'une séquence de cauchemar incroyablement stylisée et viscérale.
Par contre, ce travail sur l'atmosphère se fait au détriment des personnages qui ressortent assez artificiels pour une misanthropie forcée régulièrement grossière (infanticide, tentative d'assassinat, alcoolisme, manipulation psychologique...). C'est certes un peu le cœur du sujet du scénario évoqué au début de l'histoire mais les ficelles ne sont pas du tout convaincantes et agacent à plusieurs moments.
CommeLa prison ne dure que 75 minutes et que sa mise en scène est le plus souvent hypnotique, ça ne m'a pas dérangé.
Pour une œuvre de jeunesse, c'est en tout cas passionnant sans être une pleine réussite.
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Re: Ingmar Bergman (1918-2007)

Message par Commissaire Juve »

bruce randylan a écrit :
La prison (1949)
J'ai attendu un peu avant de venir parasiter ton post.

J'ai acheté le DVD (suédois) le 21 août 2009... je n'ai jamais pris le temps de le visionner :oops: . Idem pour "La Fontaine d'Aréthuse" (acheté le même jour d'ailleurs).
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Re: Ingmar Bergman (1918-2007)

Message par bruce randylan »

Commissaire Juve a écrit : J'ai acheté le DVD (suédois) le 21 août 2009... je n'ai jamais pris le temps de le visionner :oops: . Idem pour "La Fontaine d'Aréthuse" (acheté le même jour d'ailleurs).
Dans le genre, à l'époque d'Alapage ( :mrgreen: ), j'avais acheté 2 des gros coffrets Opening et j'ai du en voir trois !
Je comptais sur cette intégrale pour m'en faire plusieurs sur grand-écran et finalement, j'ai presque rien vu. :cry:

Mais comme "presque", ce n'est pas rien :

Étrange sentiment devant Une passion (1969) dont je ne sais pas quoi penser au final.
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J'ai un peu de mal à accrocher aux grandes lignes de l'histoire dont les ficelles sont trop surlignés : les problèmes de couples, les travelling sur le rapport dactylographié des troubles psychologiques avec en parallèle le sérial killer animalier, le troma de l'accident de voiture, le mari photographe... Tout en reconnaissant que si surlignage il y a, rien n'est non plus clairement expliqué, juste très suggéré. Peut être un peu trop suggéré d'ailleurs au point d'être d'hypothétiques fausses pistes comme le faux coupable du sadisme envers les animaux
En même temps, il est indéniable que l'atmosphère est au couteau et baigne dans une tension sourde, jamais éloigné de l'existentialisme. Les personnages sont ainsi tour à tour émouvant et agaçant, complexe et abstraits, juste et démonstratifs.
Pour de nombreuses séquences réussies, surtout celles les plus silencieuses comme les trente premières minutes sont incroyablement chargées d'un lourd climat de malaise impalpable, j'ai quand même été souvent happé par ce film complexe qui ne s'appréhende pas en une vision. Bergman malmène sa gestion du temps, truffant sa progression par des détails troublant et composant des personnages tout en nuances. Mais j'ai l'impression que le cinéaste lui-même voulait que le film lui échappe, lui glisses des mains, qu'il en perde le contrôle, qu'il parte dans une forme d'impasse à l'instar de sa conclusion où Max Von Sydow rumine en rond dans l'incroyable plan final. Ce n'est sans doute pas non plus innocent si les comédiens eux-mêmes interviennent chacun leur tour pour évoquer leur vision de leur rôle respectif et cassant ainsi le déroulement du récit.
Il y a dans cette fragilité perceptible et des doutes qui en émanent quelque chose d’entêtant et de fascinant.

Après la répétition (1984) fut par contre un vraie douleur. Je n'ai accroché à rien. Ni au scénario, ni aux personnages, ni au dispositif, ni aux acteurs et encore moins à la réalisation que j'ai trouvé tristement plate, à part quelques moments où des éléments du passé interviennent furtivement. A part ça, j'ai trouvé l'ensemble atrocement balourd et démonstratif dans presque tous ses effets. C'est sans aucun doute très personnel et le film aborde quantité de thèmes, mais cette manière de le faire, c'est pas possible.
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Re: Ingmar Bergman (1918-2007)

Message par Commissaire Juve »

bruce randylan a écrit : Étrange sentiment devant Une passion (1969) dont je ne sais pas quoi penser au final.

J'ai un peu de mal à accrocher aux grandes lignes de l'histoire dont les ficelles sont trop surlignés : les problèmes de couples, les travelling sur le rapport dactylographié des troubles psychologiques avec en parallèle le sérial killer animalier, le troma de l'accident de voiture, le mari photographe... Tout en reconnaissant que si surlignage il y a, rien n'est non plus clairement expliqué, juste très suggéré. Peut être un peu trop suggéré d'ailleurs au point d'être d'hypothétiques fausses pistes comme le faux coupable du sadisme envers les animaux
En même temps, il est indéniable que l'atmosphère est au couteau et baigne dans une tension sourde, jamais éloigné de l'existentialisme. Les personnages sont ainsi tour à tour émouvant et agaçant, complexe et abstraits, juste et démonstratifs.

... film complexe qui ne s'appréhende pas en une vision...
C'est peu de le dire. :mrgreen: Mais, j'ai dû le voir deux fois (ce n'était pas hier) et... je serais infichu d'en raconter l'histoire.

Mais -- au risque de me répéter -- je suis "première période". Et je ne vais pas beaucoup plus loin que la trilogie de chambre (et encore... Le Silence, euh, c'est déjà la barbe). Après, il y a Persona (oué... s'il n'y avait pas Bibi Andersson, je l'aurais oublié depuis longtemps). Je garde aussi La Honte (1967). Et puis Fanny & Alexandre (mais avec moins d'enthousiasme que Jeux d'été, Monika ou Sourires d'une nuit d'été par ex.).
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Re: Ingmar Bergman (1918-2007)

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Re: Ingmar Bergman (1918-2007)

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L'anecdote est célèbre.
Après avoir visionné Cris et Chuchotements, des financeurs, sans doute américains, travaillant à la distribution du film à l'international, auraient lancé à Bergman : "C'est vous qui devriez nous payer pour avoir tenu jusqu'au bout."
Le film sera pourtant un immense triomphe critique.
Et je me suis demandé en le re visionnant quel espèce de charisme mystérieux pouvaient charrier une œuvre aussi hantée par la souffrance familiale et sociétale, l'agonie et la mort. Aussi peu "aimable", en somme.
Par quoi se noue le lien secret unissant l'œuvre et son public?
Une hypothèse : Cris et Chuchotements pourrait bien constituer le vestibule de toute l'univers du cinéaste. Un endroit peu attrayant quoiqu'étrangement hospitalier. Un condensé, d'une noirceur solaire, paradoxale...
S'y bousculent en 1h30 à peine (durée au parfait dosage) l'absence de Dieu, la confrontation à la déliquescence du corps, la misère de la condition conjugale, la haine inscrite dans les rapports familiaux auxquels s'ajoute la rationalisation froide et fonctionnelle de tout ce qui précède par les instances bourgeoises.
N'en jetez plus. Bergman n'est pas le plus gai des hommes. Et il réalise pourtant un des plus beaux films sur des femmes qui ait existé, dont l'influence esthétique et morale rejaillira sur une imposante catégorie de cinéastes : Woody Allen, Robert Altman, Michael Haneke...
Trois sœurs et une servante, trois femmes au chevet d'une autre, aux portes de la mort. Et un décor de manoir de fin de siècle, rouge à en être éblouis (oserait-on dire que certains fondus au rouge sont presque scorsesiens?) perclus de blanc vespéral et régulièrement aspiré par un noir à la Rembrandt. Orchestration chromatique que l'on doit au grand Sven Nykvist, ici suprêmement inspiré.
C'est dans cet espace de cinéma que Maria (Liv Ullman), Karin (Ingrid Thulin) ainsi que la servante Anna (Kari Sylwan), veillent Agnès, la sœur agonisante (Harriet Anderson).
Cris et Chuchotements, contrairement à la façon dont on a coutume de le présenter, n'est pas suspendu au sort d'Agnès. La mort survient à mi-parcours mettant fin aux scènes d'agonie.
Il n'est pas une œuvre à proprement parler clinique mais plutôt un grand petit théâtre rubicond habité de vie et d'angoisse de mort.
Une pesante et sourde colère froide, qui, à elle seule, pourrait plomber le film trouve sa prodigieuse compensation dans une tendresse diffuse, fragile, si humaine, toujours perdante face à la dureté du monde mais têtue, obstinément réfractaire à la glaciation.
Le manoir tchékhovien a beau ici figurer un Enfer de cris, de chuchotements (le titre ne ment pas), et de paysages faciaux tout de crispations tectoniques, c'est bien la chaleur de cette antichambre qui irradie sur fond d'une mazurka de Chopin.
Chacune résiste à cet Enfer en se heurtant aux pendrions écarlates de ce théâtre scandinave tantôt dans la provocation (Karin se mutilant le sexe), tantôt dans l'infantilisme narquois (Maria)ou l'atroce appel au secours (Agnès, dans un ultime soubresaut).
Pour incarner ce craquellement des apparences, il fallait bien ces actrices géniales que sont Thulin (hautaine puis fragile), Ullmann (fragile puis cruelle) et Anderson (dans un numéro de possession par la mort admirable et impressionnant), dont les visages frémissent, se déboitent et font se permuter les expressions avec une précision aux confins du diabolique.
Mais la grande résistante reste Anna, la servante, énigmatique et aimante, d'une extraordinaire dévotion pour Agnès, charnelle, maternelle et presque saphique, qui donne le sein à la mourante, prenant la pose de la pieta.

Si le rouge menstruel qui porte sur le cœur ne se contente pas de capitonner les murs d'une demeure où se scelle la rencontre entre Tchekhov et Hadès, il tapisse aussi notre âme d'une chaleur sanguine, telle une rougeur venant empourprer les épidermes les plus pâles, et vient la réchauffer d'une paradoxale vitalité.
Le spectateur disponible sait qu'il entre dans le manoir pour y scruter une lucidité extatique comme une expérience dont il suppute qu'il en sortira lessivé mais grandi.

Une forme de sérénité découle de tout cela.
Il y a chez Bergman, comme dans un autre style, chez Pasolini, une insondable nostalgie de la vie.
Comme "le Temps de l'innonce" et "A tombeau ouvert", "Killers of the Flower Moon" , très identifiable martinien, est un film divisiblement indélébile et insoluble, une roulade avant au niveau du sol, une romance dramatique éternuante et hilarante.

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Re: Ingmar Bergman (1918-2007)

Message par bruce randylan »

Je continue en mode express :

De la vie des marionnettes (1980)
Encore une œuvre curieuse, pas toujours "aimable" mais souvent passionnante pour une réalisation que j'ai trouvé inspirée avec une inventivité qui donnerait presque à croire qu'on est face à un jeune cinéaste (comme lors le prologue). Il y a des ruptures de tons étonnantes, rapides mais maîtrisées et une construction dramatique audacieuse. Contrairement à ce que j'ai pu lire dans le topic uniquement consacré au film, je n'ai pas trouvé que Bergman était si misanthrope et aigri. Et face à la scène évoquée par Demi-Lune, assez forcée il est vrai, il y a des moments autrement plus humains et émouvants (comme le monologue de l'homosexuel et ses doutes face à sa vieillesse ou la dernière séquence de la prostituée).
Par contre, le film se plante dans une dernière partie, trop longue et démonstrative qui sur-explique ce qu'on avait déjà compris en cours de route.

Crise (1946)
Premier film du cinéaste et, même si techniquement ça tient la route, on ne peut dire que l'histoire de ce mélodrame imprime beaucoup la rétine. Les relations entre les personnages (une jeune fille, sa mère adoptive, sa vraie génitrice et l'amant de cette dernière) sont très schématiques et moralisatrices dans l'ensemble, pas très loin du chantage affectif. Ça n'empêche pas quelques jolis moments comme l'ouverture en voix-off et les dernières minutes qui utilisent bien le décor (une grand baie vitrée) pour offrir donne un vrai élan tragique.
Évidement, il n'y pas grand chose de Bergmanien mais il faut bien commencer quelque part.

Musique dans les ténèbres (1948) fait preuve de plus d'originalité et de caractère sans être non plus très satisfaisant. La encore le matériel est assez médiocre où un militaire perd (vraiment bêtement) la vue, devient pianiste et rejette dans un premier temps l'amour d'une jeune femme pure et dévouée. C'est très manichéen, et limite hystérique comme l'aide soignant qui détourne de l'argent, mais on sent que Bergman compense par un exercice de style assez abouti : photographie, décor et mobilier, mouvement de caméra... Et il y a une stupéfiante scène de rêve à l'esthétisme baroque et surréaliste. Une première étape avant la Prison.

En présence d'un clown (1997)
Le début m'a fait craindre le pire avec son look DV, un humour/provocation pipi-caca et un symbolisme stade anal qui sucre des fraises (sauvages). Heureusement dès qu'on sort de l'hospice, Bergman renoue avec davantage d'idées et moins de postures. Sans pouvoir se hisser au niveau de ses réussites passées, il y a une touchante et vibrante déclaration d'amour au théâtre, au cinéma, aux artistes, aux rêveurs et sans doute à sa famille. En fait, et malgré quelques scories "auteurisantes" un peu puériles, plus le film évolue, plus il se bonifie scènes après scènes, en même temps que la texture de l'image trouve du caractère.
Je pensais qu'il s'agissait d'un film de cinéma mais quand j'ai constaté qu'il s'agissait d'une œuvre télévisuelle (comme Saraband en fait), j'ai jeté un coup d'oeil à la filmographie du maître et je ne pensais pas qu'il avait réalisé autant de téléfilms, et dès les années 50 !
Du coup, je me demande ce qu'ils valent et pourquoi ce titre a eu droit à une sortie en salles et pas d'autres.

Face à face (1976)
Découvert justement dans son montage intégral télévisuel de 4 épisodes de 45 minutes, diffusés d'une traite et sans pause à la cinémathèque. Pas le meilleur moyen de s'y plonger car les signes de fatigue sont inévitables lors de l'épisode final. Mais ce qui précède passe plutôt bien malgré un rythme assez lent, quelques scènes étirées et certaines séquences maladroites (la tentative de viol). Par contre, il est indéniable que le film trouve sa musicalité et ne provoque pas de réelle lassitude même si la narration est flottante, sa signification parfois opaque et qu'il ne se passe pas toujours quelques chose comme le premier épisode, une introduction de presque heure qui prend vraiment son temps.
En fait, j'ai davantage eu le sentiment de voir une grande œuvre esquissée et frôlée que d'être face à un chef d’œuvre. Le potentiel évoqué dans le troisième épisode est vertigineux, en donnant quelques séquences formidables, mais cette idée d'une femme dans le coma, prisonnière de ses souvenirs, reste trop survolé à mon goût.
Comme dans Une passion, j'avais l'impression d'assister à un work in progress bouillonnant, hésitant, rempli d'inquiétude et nourri des doutes du cinéaste. La conclusion est magnifique à ce titre mais arrive abruptement, presque par erreur par rapport au reste du film. Face à face se repose ainsi parfois un peu trop sur Liv Ullman dont l’interprétation force l'admiration mais tourne aussi à vide.
Pas toujours confortable (y compris dans la salle pleine à craquer) mais je ne regrette pas la séance d'autant que le film se fait très rare, y compris dans sa montage ciné. :)
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Re: Ingmar Bergman (1918-2007)

Message par Arn »

J'ai vu mon premier Bergman hier soir : Persona. Vu que je me suis abonné pour tester MUBI j'en ai profité pour regarder celui ci avant qu'il file (c'était le dernier jour hier).
Sur la forme pas grande chose à dire, belle claque, magnifique, d'une modernité impressionnante. Sur le fond si les 2 premier tiers du film m'ont beaucoup touché je dois avouer que la fin m'a perdu. Je me retrouve un peu dans certains qui trouve là un certains aspect "hype". Pas forcément le plus adapté pour commencer en plus j'imagine.

MUBI en propose d'autres actuellement : Cris et Chuchotements, Scènes de la vie conjugale, Sonate d'automne et De la vie des marionnettes.
Et j'ai vu que sur LaCinetek y'a Monika que je vais essayer de me faire aussi.

Des conseils d'un ordre pour les regarder ?
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Alexandre Angel
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Re: Ingmar Bergman (1918-2007)

Message par Alexandre Angel »

Arn a écrit :Des conseils d'un ordre pour les regarder ?
Mmmmff :mrgreen:
Je conseillerais de commencer Bergman par Sourires d'une nuit d'été et Fanny et Alexandre puis Les Fraises sauvages, Monika et Le Septième Sceau et aussi La Flûte enchantée.
C'est déjà un beau panel qui offre le versant le plus souriant et à la fois représentatif de l'univers.
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