Sueurs froides (Alfred Hitchcock - 1958)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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jacques 2
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Re: Sueurs froides - Vertigo (Alfred Hitchcock - 1958)

Message par jacques 2 »

Le blu ray est superbe et, pour varier les plaisirs, j'ai écouté/lu le commentaire audio de Friedkin : parfaitement inintéressant de bout en bout ou presque ...
Car il se contente de paraphraser ce qui se passe à l'image ... :(

Décidément, de commentaires inintéressants en ressorties à la Lucas de certains de ses films, je n'aime pas cet homme ...
Même si certains de ses films demeurent : "l'exorciste", "french connection" et ce "Sorcerer", remake du "salaire de la peur", dont on nous promet une édition convenable depuis des lustres ... :?
Federico
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Re: Sueurs froides - Vertigo (Alfred Hitchcock - 1958)

Message par Federico »

jacques 2 a écrit :Le blu ray est superbe et, pour varier les plaisirs, j'ai écouté/lu le commentaire audio de Friedkin : parfaitement inintéressant de bout en bout ou presque ...
Car il se contente de paraphraser ce qui se passe à l'image ... :(
Ta remarque m'a donné envie de jeter l'oeil et l'oreille sur la version beaucoup plus basique que j'ai (DVD Universal de l'inégal coffret Hitchcock UK). Là, par contre, les commentaires du duo qui a restauré le film (Robert A. Harris & James C. Katz) accompagné du vieux producteur (édenté ?) Herbert Coleman m'ont paru tout à fait intéressants pour le peu que j'ai pu écouter. Et le docu Obsessed With Vertigo d'une demi-heure est sympa lui aussi. Si j'ai bien compris, ces suppléments sont repris sur le BR...
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jacques 2
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Re: Sueurs froides - Vertigo (Alfred Hitchcock - 1958)

Message par jacques 2 »

Federico a écrit : Si j'ai bien compris, ces suppléments sont repris sur le BR...
Oui, fort heureusement ... :wink:
aurelien86
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Re: Sueurs froides - Vertigo (Alfred Hitchcock - 1958)

Message par aurelien86 »

Je pensais bien le connaître, et en fait non. Je ne l'avais pas vu depuis un certain temps, quelques remarques ou interrogations:

- Je trouve la non surprise de Judy la première fois que Scottie toque à sa porte de chambre d'hôtel légèrement étrange... je ne sais pas si c'est volontaire ou pas de la part d'Hitchcock dans sa direction d'acteur (je ne vois pas pourquoi ça le serait), mais Judy n'est pas du tout déstabilisée. Et lui répond direct "Who are you" ou un truc du genre... pas de silence, d'hésitations, nada.

- Sait on pourquoi, même si ça n'a pas beaucoup d'importance, son "pote" Gavin veut tuer sa femme ? Juste pour l'argent, ou bien Judy est sa maitresse ? (car c'est James Stewart qui le dit, mais est ce vrai).

- Autrement, je ne vois pas ce qu'il y a de grossier au niveau du scénario (j'avais lu ça et là, que certains éléments étaient un peu "facile"), notamment sur la fin dans le clocher, et les sons de cloches un peu trop providentielles ? Ce n'est pas le son de cloche qui fait peur au personnage de Novak, mais l'ombre de la nonne.

Et puis la colère de Scottie contre Judy me parait disproportionné d'une certaine façon. La seule personne contre qui il peut être en colère, ce serait Gavin Elster. Mais pas Judy, qui l'aime par ailleurs, et elle le lui dit.
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Demi-Lune
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Re: Sueurs froides - Vertigo (Alfred Hitchcock - 1958)

Message par Demi-Lune »

aurelien86 a écrit :Et puis la colère de Scottie contre Judy me parait disproportionné d'une certaine façon. La seule personne contre qui il peut être en colère, ce serait Gavin Elster. Mais pas Judy, qui l'aime par ailleurs, et elle le lui dit.
Ben c'est pourtant le cœur du drame, là ! Et ce qui fait de Vertigo ce film aussi pervers et déchirant : Scottie est en rage car il se rend compte qu'il a été le jouet d'une conspiration, mais aussi et surtout qu'il a été amoureux d'une image, d'une chimère, et que ses efforts pour la recréer reposent sur quelque chose d'aussi vain que son idéal (Madeleine). Scottie se fiche de Judy, et c'est bien ce qui est terrible, car si on sait que Judy a développé inopportunément des sentiments pour lui en tenant son rôle de Madeleine (le fameux regard-caméra avant le flash-back du clocher), Scottie, lui, est incapable de voir "Judy", en tant que personne à part entière, au-delà des traits de "Madeleine". Que Judy l'aime sincèrement ne changera rien au fait que c'est Madeleine, dont il veut être aimé, qu'il espérait faire ressusciter à son travers. Or quand il comprend que tout ça n'était qu'un "truc", ça ruine totalement sa fascination amoureuse pour Madeleine, qui n'était rien d'autre que Judy dans un rôle, et non une vraie personne. L'idéal féminin était plus beau que la réalité... psychologiquement, l'attitude de transe de Stewart a la fin est parfaitement légitime (le personnage vit ça comme une trahison, et l'acteur semble véritablement bouleversé) et constitue l'acmé de la violence émotionnelle du film.
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Re: Sueurs froides - Vertigo (Alfred Hitchcock - 1958)

Message par aurelien86 »

Demi-Lune a écrit :
aurelien86 a écrit :Et puis la colère de Scottie contre Judy me parait disproportionné d'une certaine façon. La seule personne contre qui il peut être en colère, ce serait Gavin Elster. Mais pas Judy, qui l'aime par ailleurs, et elle le lui dit.
Ben c'est pourtant le cœur du drame, là ! Et ce qui fait de Vertigo ce film aussi pervers et déchirant : Scottie est en rage car il se rend compte qu'il a été le jouet d'une conspiration, mais aussi et surtout qu'il a été amoureux d'une image, d'une chimère, et que ses efforts pour la recréer reposent sur quelque chose d'aussi vain que son idéal (Madeleine). Scottie se fiche de Judy, et c'est bien ce qui est terrible, car si on sait que Judy a développé inopportunément des sentiments pour lui en tenant son rôle de Madeleine (le fameux regard-caméra avant le flash-back du clocher), Scottie, lui, est incapable de voir "Judy", en tant que personne à part entière, au-delà des traits de "Madeleine". Que Judy l'aime sincèrement ne changera rien au fait que c'est Madeleine, dont il veut être aimé, qu'il espérait faire ressusciter à son travers. Or quand il comprend que tout ça n'était qu'un "truc", ça ruine totalement sa fascination amoureuse pour Madeleine, qui n'était rien d'autre que Judy dans un rôle, et non une vraie personne. L'idéal féminin était plus beau que la réalité... psychologiquement, l'attitude de transe de Stewart a la fin est parfaitement légitime (le personnage vit ça comme une trahison, et l'acteur semble véritablement bouleversé) et constitue l'acmé de la violence émotionnelle du film.
Oui, je sais bien. Mais en l'occurrence, je ne trouve pas que le film montre tant que ça la différence entre la "vraie" Judy et la "fausse" Judy, c'est à dire la Judy en mode Madeleine. On peut donc être amené à penser qu'elles ne sont pas s'y éloigner que cela l'une de l'autre. Et à partir de ce moment là, même si Stewart tombe amoureux d'un simulacre ou d'une image mentale la première fois (puisque la Madeleine dont il tombe amoureux n'existe pas), il devrait facilement retomber amoureux de la "vraie" Judy passé la surprise.

Je ne sais pas si je me fais bien comprendre. :D
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Dunn
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Re: Sueurs froides - Vertigo (Alfred Hitchcock - 1958)

Message par Dunn »

Oui mais elle le trahit et une trahison reste une trahison, peu importe le peu de changement entre Judy et Madeleine, Scottie se sent humilié et trahi par sa métamorphose volontaire pour l'utiliser.Il est tombé amoureux d'un rêve et il vient de se réveiller.
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Cathy
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Re: Sueurs froides - Vertigo (Alfred Hitchcock - 1958)

Message par Cathy »

Il tombe amoureux d'une apparence, pas d'une véritable femme. Ce n'est pas Judy dont il est amoureux, mais Madeleine, et Judy ne sera jamais Madeleine. D'ailleurs c'est bien pour cela qu'il retransforme Judy en Madeleine. Il n'est pas amoureux d'une personnalité, mais d'une image. Il est tombé amoureux de cette femme qui regarde un tableau qui va devant une tombe. Il tombe amoureux d'une femme qui revient d'entre les morts (véritable titre d'ailleurs du livre dont est inspiré le film). Si on veut pousser, on se demande s'il ne tombe pas amoureux de Carlotta, Madeleine n'étant que sa réincarnation, et Judy une imposture.
Par ailleurs cela semble logique que Judy ne marque pas plus de surprise au risque de se faire griller direct, et d'empêcher Scottie de recréer Madeleine.
Ceci étant plus je vois le film, plus je trouve Scottie antipathique.
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Re: Sueurs froides - Vertigo (Alfred Hitchcock - 1958)

Message par Frances »

Rappelons aussi l'impuissance probable de Scottie. L'amour pour lui est dans la sublimation. L'image sublimée d'une femme dont il tombe amoureux mais qui reste inaccessible.
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Dunn
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Re: Sueurs froides - Vertigo (Alfred Hitchcock - 1958)

Message par Dunn »

Frances a écrit :Rappelons aussi l'impuissance probable de Scottie. L'amour pour lui est dans la sublimation. L'image sublimée d'une femme dont il tombe amoureux mais qui reste inaccessible.
Absolument.Son impuissance est traduit par son vertige,et justement quand il combat ce vertige à la fin, il retrouve une force disparue.La fin est troublante car si Madeleine n'était pas tombé, est-ce que Scottie et elle auraient eu une chance ensemble?
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Re: Sueurs froides - Vertigo (Alfred Hitchcock - 1958)

Message par Gounou »

Dunn a écrit :La fin est troublante car si Madeleine n'était pas tombé, est-ce que Scottie et elle auraient eu une chance ensemble?
Pour moi, c'est clairement non et j'irais même plus loin : le deus ex machina final suspend la psychose de Scottie qui l'aurait probablement mené au meurtre de Judy.
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aurelien86
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Re: Sueurs froides - Vertigo (Alfred Hitchcock - 1958)

Message par aurelien86 »

Cathy a écrit :Par ailleurs cela semble logique que Judy ne marque pas plus de surprise au risque de se faire griller direct, et d'empêcher Scottie de recréer Madeleine.
Ceci étant plus je vois le film, plus je trouve Scottie antipathique.
A posteriori, c'est logique qu'elle ne souhaite pas apparaitre surprise en le revoyant. Sauf que quand on ne s'y attend pas, et qu'en ouvrant la porte on tombe sur quelqu'un disparu de votre vie depuis un certain temps et qu'on ne s'attend pas à revoir, il peut être difficile de garder totalement son naturel. Et je trouve que sa première réplique sèche est un peu (trop) surprenante. Mais bon. :)

C'est vrai qu'il est assez antipathique le Stewart. Toute la seconde partie, difficile de justifier son comportement son attitude. Il est quand même irritable, assez violent.
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Demi-Lune
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Re: Sueurs froides - Vertigo (Alfred Hitchcock - 1958)

Message par Demi-Lune »

Pour l'anecdote, le film était projeté hier soir à la Cinémathèque dans le cadre de la section Technicolor du festival "Toute la mémoire du monde". La salle était pleine à craquer, et beaucoup d'adolescents avaient fait le déplacement. J'étais aux anges de constater que ce Graal du Cinéma continuait de se transmettre de générations en générations, avec les mêmes réactions d'admiration par-delà le temps (il suffisait d'écouter furtivement les conversations à la sortie ou même de voir ces applaudissements nourris de toute la salle après le carton final). Cette séance était un événement à double titre. D'abord, parce que la copie projetée était celle que Hitchcock avait donné à Henri Langlois dans les années 1960. D'ailleurs, c'est marrant mais le fameux plan avec la coupe du séquoia, agrémentée de dates depuis des siècles, possède des textes en français dans le plan (et les dates sont modifiées pour "parler" au public français, ainsi la Déclaration d'Indépendance devient par exemple le début de la Révolution française), c'est la première fois que je vois ça. Les présentateurs ont eu beau arguer qu'on avait là l'étalonnage le plus authentique qui soit, cette copie a malheureusement beaucoup souffert à force d'utilisation (griffures, saletés, images manquantes, etc) et certaines bobines montrent une teinte jaunâtre qui n'est évidemment pas un choix esthétique. Pour avoir revu le film récemment en blu-ray, il n'y a pas photo, le Technicolor de la copie de la Cinémathèque est fatigué. Ceci dit, c'est avec une fascination inentamée que j'ai revu le film sur grand écran (pour la première fois), qui plus est avec cette pointe de transe autant liée à l'importance fondamentale que revêt Vertigo pour moi, que pour la dimension fétichiste et historique de voir pour la dernière fois cette copie. En effet, les présentateurs de la Cinémathèque ont indiqué qu'il s'agissait vraisemblablement de l'ultime baroud d'honneur de cette copie, qui va maintenant être définitivement conservée et archivée. Si c'est le cas, alors je suis d'autant plus heureux de pouvoir me dire "j'y étais".
En outre, le film était introduit par Paul Verhoeven qui est l'invité d'honneur du festival et qui a sélectionné quelques uns de ses films favoris. Le cinéaste a moins parlé de ce qui le fascine dans Vertigo que de l'influence que ce film, et Hitchcock en général, a pu avoir sur sa carrière. Moi qui finissais par penser que j'avais imaginé cette histoire, j'ai été soulagé que Paulo évoque dans sa présentation cette idée d'ouverture de film, que Hitchcock n'eut jamais l'opportunité de concrétiser pour The short night, d'un femme et de son amant en train de se masturber mutuellement face à la mer tandis que le bateau du mari arrivait. "Vous vous doutez bien que moi, je vais la faire, cette séquence" a alors lâché le cinéaste d'un air amusé. Puis, en français : "Ça va, vous allez bien ? Pas trop inquiets ce soir ? Il y a du danger" commente-t-il en faisant référence à l'état de la copie. :mrgreen:
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Kiké
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Re: Sueurs froides - Vertigo (Alfred Hitchcock - 1958)

Message par Kiké »

Belle analyse d'une scène généralement oubliée de ce chef d'oeuvre :



(sous-titres français disponibles)
You said it, man. Nobody fucks with the Jesus.
https://www.rayonvertcinema.org/
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Thaddeus
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Re: Sueurs froides - Vertigo (Alfred Hitchcock - 1958)

Message par Thaddeus »

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L’abîme de la passion


Entreprendre d’écrire sur Sueurs Froides, c’est un peu se retrouver dans la position de l’alpiniste qui, les jambes flageolantes, contemple depuis la vallée l’Everest qu’il s’apprête à escalader. On a cité à son propos la géométrie, le surréalisme, le romantisme, l'expressionnisme, la religion, l'amour fou, Platon, Valéry, Breton, Proust... Peu d'œuvres impliquent à ce point le spectateur, et sont en même temps aussi disposées à dévoiler sciemment leurs attraits formels : style et sujet s'y éclairent mutuellement, commentent l’ensemble du cinéma hitchcockien, résument le cinéma tout court (de Truffaut à De Palma en passant par Marker, Lynch ou Almodóvar, combien d’admirateurs, de réinterprètes, d’héritiers ?). Par exemple, de l'hélice qu’évoque Éric Rohmer dans sa fameuse analyse, on peut retenir juste une figure : celle d'un segment dont les extrémités toujours en mouvement se chassent vers l'extérieur à condition de rester unies autour du même axe immobile. On y retrouve facilement la définition du vertige de Scottie Ferguson et de ses extensions cinéphiliques et métaphysiques : le suspense bien sûr, mais aussi l’irrésistible attirance du vide, la nécessité de ne pas y succomber. On y retrouve également un motif visuel récurrent, la spirale (celle d'un escalier inextricable, d'une coiffure obsédante), ainsi qu’un thème narratif rare chez le cinéaste : la passion amoureuse. On y retrouve encore une construction rigoureusement organisée : symétrie des deux moitiés du film, jusque dans les mouvements de caméra (prédominance gauche-droite dans la première partie, droite-gauche dans la seconde), le choix d'un profil pour filmer Kim Novak (droit d'abord, gauche ensuite) ou le contrepoint lancinant de deux couleurs complémentaires, le rouge et le vert. Par ailleurs, on sait que le plus beau travelling circulaire de l'histoire du cinéma, le baiser de Scottie et Madeleine, a été filmé par une caméra fixe : seuls les acteurs (sur un plateau) et le décor (projeté) tournaient, les uns en sens inverse de l'autre. Si Saül Bass ne nous donnait à contempler les idées pures, dans la rosace spiralée de son générique, qui dit que nous les aurions si évidemment reconnues dans l'hitchcockienne caverne de Vertigo ?


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Donc tout tourne, et il est impossible de résister. Teintes artificielles, vues en contre-plongées, filtres dorés à la Mission et à la Muir Forest, travellings compensés… Plus le film avance, plus le monde dans lequel il fait pénétrer se déréalise. Les scènes s’enchaînent en des fondus liquides, le Golden Gate Bridge semble relier le ciel et la terre, la matérialité se défait et glisse dans une texture onirique faites d’ardeurs et d’anxiétés. Le personnage principal traverse ce songe comme un somnambule, aspiré par le gouffre, incapable de percevoir les choses objectivement. Sueurs Froides est un film icarien : comment toucher terre. Puisque celle-ci est personnifiée par une femme, il faut que Scottie tombe, et entraîne Madeleine-Judy dans sa chute. James Stewart, frémissant, incarne comme jamais ce mixte d'homme ordinaire américain, relevé d’un soupçon de netteté boy-scout, et de rêveur solitaire. Inexorablement gagné par une obsession morbide et névrosée, il passe du statut de victime manipulée à celui de bourreau inconscient. Comme lui, le matériau du film semble sous l’empire d’une haute pression déformante. Jamais sans doute, que ce soit dans l’envoûtant tracé automobile au sein du relief tortueux de Frisco, dans le syndrome ambulatoire de Scottie, dans l’image en suspension aquatique de Madeleine revenue d’entre les morts, Hitchcock n'aura autant soumis son récit à la frappe brûlante d'une effraction intime. Le prologue se déroule dans une atmosphère d'intermonde : une sorte d'indécidabilité affecte cette scène de toits, où un ciel trop bleu, des façades trop bistre, les clignotements lointains d'enseignes, le fond légèrement opalescent d'où sort le visage en gros plan du policier salvateur, contaminent la réalité possible par l'infiltration du cauchemar. Fondu au noir. Le thriller est terminé, Sueurs Froides peut commencer.

On a souvent envie de ne croire qu’aux œuvres qui laissent au cœur une écharde. C'est la merveille de ce film qu'Hitchcock y peigne la folie d'amour sous la double couleur du miracle et de l'imposture. Cet amour si violent et si fragile est le fruit du mirage des sentiments et de l'artifice des hommes. Il naît, grandit, puis il meurt, il refuse de vivre quand les yeux se dessillent ou qu'il n'a plus rien sur quoi s'hypnotiser. Selon ce que l'on croit, on appellera ce halo de la passion imaginaire ou transcendance, néant ou mystère de l'être. Comme le chien court après son ombre, Scottie traque une chimère, puis un fantôme, une idée de femme devenue pour lui plus réelle que cette femme même. Il boit sa hantise et sa destruction par la traîtrise de son condisciple. Et nous, spectateurs, assumons délibérément le philtre, sans illusion mais non sans espérances. Madeleine et Judy, son double, puis la triple synthèse d'une vivante, d'une morte, d'une fausse morte (cette Judy à qui Scottie, au fait de la vérité, déclare : "Je vous aimais tant, Madeleine") est seulement l'élue du mythe, l'objet de sa visitation. Certes elle est belle, lointaine, et, rançon de cette distance, de glace jusque dans le feu. Le cinéaste lui compose un visage de cire pétri dans la matière même des cierges. Mais la qualité presque standardisée de son élégance, son port de patricienne sophistiquée, le dessin strict de toute sa personne la constituent en figurine de mode, en médaille, dont la réalité de nos rues (celles qui, entre autres lieux, conduisent aux cinémas) multiplie les épreuves quasi identiques. Il y autant de savoir-faire que d'art inspiré dans la "reconversion" que Scottie réalise de Judy en Madeleine. Travail de détective, de médecin légiste, aussi bien que de Pygmalion.


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Dès l'entrée du héros dans l'hôtel colonial, Hitchcock propose le thème de la rose, comme l’indique le lustre emperlé qui pend du plafond. Elle n'apparaît d'abord que de dos, assise à une table, désignée lentement par un travelling avant qui paraît soumis à un début de paralysie, comme s'il se mouvait dans un milieu où la densité d'atmosphère avait subitement changé et opposait une résistance anormale. Ce n'est pas seulement l'irruption d'une durée ressentie subjectivement et qui se dilate, altérée par son érotisation. C'est aussi qu'une schize étrange attribue une perspective ne pouvant pas être tout à fait celle de Scottie, car il n'a pas encore vu Madeleine. Mais déjà sa force captatrice agit, un des indices par lesquels le film subit la contagion du héros. Le soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face, et c'est ainsi qu'est déterminé le découpage de la scène, où la fixité du profil de statue grecque, comme en attente de son sculpteur, se détache sur un fond cramoisi qui le magnifie. Le détour que Scottie s'impose réalise admirablement la certitude et la peur de s'égarer, la crainte d'aller trop droit au but et de se découvrir, le retrait ébloui devant la force de cette attraction à laquelle il cède. Les girations de la vis, Hitchcock ne les figure réellement qu'aux moments d'entière proximité, quand les amants communient dans la passion ou dans la haine : disputes et baisers — délires authentiques et vertigineux. Ils se vrillent alors sur eux-mêmes, comme des papillons transpercés, appuyés à un mur ou un arbre. Mais à cet instant, il n’y a aucun dialogue, aucune parole, la reconnaissance impossible se fait sous le registre de la symbolisation. Il ne faut rien d'autre pour faire partager au spectateur l'acceptation arbitraire par Scottie de cette filature.

Alors la ronde commence, lente, méditative, et jamais le spectacle d’un homme suivant longuement une femme ne fut aussi subjuguant. Insensiblement, la contemplation voyeuriste tourne à la transe. Scottie, qui croit Madeleine possédée par son aïeule, est possédé à son tour. Les lieux traversés par la jeune femme, vêtue du tailleur gris-bleu qui inspirera celui habillant Naomi Watts dans Mulholland Drive, sont comme monumentalisés : le musée aux grandes salles désertes, l'église qui précède la nécropole, l'hôtel où elle vient prendre une chambre. Ce rite se reproduit à chaque fois : passer un sas avant d’émettre un rayonnement d'idole optique. Une impalpable poussière lumineuse la nimbe au cimetière, où un travelling débusque des roses jaunes et des bougainvillées, emblèmes de Carlotta ; l'écran translucide d'un vélum donnant sur la rue ne fait rien voir d'autre que sa diffusion blanche. Au magasin, Madeleine se reflète dans un miroir où elle se regarde avec une intensification de cristal multipliant son aura, sur le fond floral d'un immense bouquet multicolore. C'est le moment intouchable, mutique et processionnel, forme sacrale de l'idéalisation, enveloppé par ce San Francisco vidé de toute autre présence que celle de Midge, la femme domestique, trop maternelle, trop accessible. Car les mobiles de Madeleine, Nadja du Pacifique, âme errante tombée d’ailleurs, être de fuite réfractant les mystères de la condition humaine, nous échappent moins que Madeleine elle-même. Ses premiers coups d'œil pouvaient être le fait d'une duplicité. Le dernier, qui la perd, les rend à leur nature d'insaisissabilité. Madeleine, qui pourtant aime, est toujours au-delà de son amour. Vertige : reflet d'un reflet d'un reflet de rien. Le mari crée un personnage à la ressemblance de sa femme. Judy l'incarne : c'est Madeleine. Elle se prend à l'amour de Scottie : c'est Madeleine-Judy. La passion de Scottie subjectivise et transfigure cette Madeleine-Judy en Madeleine ; Madeleine se tue. Scottie rencontre Judy. II veut la métamorphoser en Madeleine-Judy. Elle résiste, puis cède à un compromis qui contredit moins sa personnalité réelle que ne le faisait MadeIeine-Judy. C'est Judy-Madeleine. Scottie retrouve enfin Madeleine. Presque en même temps, il apprend que les deux Madeleine n'étaient qu'une copie, d'après l'original d'un assassin. Mais Kim Novak ne pourrait-elle, comme elle le tente au sommet de la tour, réunifier dans sa personne copie et modèle, fiction et vérité ?


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C'est qu'il y a deux mises en scène dans Sueurs Froides. La première, criminelle, de Gavin Elster se déroule pour une part dans des plis invisibles du film. La deuxième est bien sûr celle de Scottie, qui met en place un rituel de nécromant : comment remodeler à partir de l'autre femme vivante, la première, morte, bien qu'il ignore longtemps que ce soit la même. En façonnant un être hybride, il ne fait que réactiver le simulacre qui l’a ensorcelé. Ces deux machinations s'emboîtent et constituent une sorte de perspective elle-même reprise par une autre ligne de fuite, visage renvoyant à un autre visage, tableau de Carlotta Valdez que contemple Madeleine, comme si elle se mettait dans l'axe d'une profondeur, devenant la duplication de ce portrait. Pour que Scottie lui parle, il faudra qu’elle se soit jetée dans la baie de San Francisco. L'ellipse majorée par le plan sur ses vêtements séchant dans la cuisine, chez le détective où elle se réveille, donne à ce transport évanoui la probabilité d'une contemplation d'elle absente et déshabillée, et la seconde vision y ajoute cette autre probabilité qu’elle l’ait su et s’y soit abandonnée, consentante. Étrange voie pour une réciprocité précaire, où l'autre est devenu accessible par le biais pervers d'une abolition temporaire, avant la chute du haut du clocher puis le procès par lequel le coroner, avec une science retorse des fonctionnements de l’esprit, exonère Scottie de toute responsabilité pénale mais laisse à sa conscience le soin d'examiner l'ampleur de sa responsabilité. L’usurpateur qui prétendait rivaliser avec son créateur et qui a péché par hubris se verra ainsi rappeler à sa faillible condition. Seul le metteur en scène, à la fois Dieu et Satan, peut contempler son univers sans vertige. À cet égard, le cadrage en plongée quasi verticale sur la silhouette minuscule de Scottie sortant en titubant du cloître après la chute de Madeleine est-il, plastiquement, un matte-shot qui pourrait figurer, vu du ciel, un paysage métaphysique de Chirico. Et on peut se demander si la stricte éducation catholique d’Hitchcock ne lui inspire pas ici un blasphème inconscient : le Diable serait celui qui tire les ficelles, Scottie un Christ manipulé et Madeleine un mélange d’Ève et de Marie, à la fois celle qui perd et celle qui sauve.

Si la spirale du désir s’ouvrait dans l’œil de la femme, elle se déroule dans la seconde partie en sens inverse, dans l’œil masculin. Après avoir été l’objet de la mise en scène, Scottie en devient le sujet. On aurait pu craindre que le genre criminel n'ait imposé à Sueurs Froides cette sournoiserie qui, pour maintenir le spectateur en suspens, pour sauvegarder l'énigme, et dans celle-ci un semblant de cohérence aux caractères, aboutit généralement à des jeux contre nature : le faux vécu comme vrai, le vrai vécu comme faux. Pas un instant qui ne soit ce qu'il doit être : juste dans la feinte, juste dans la vérité. Généralement, on revoit ces exercices de mystification seulement pour avoir le cœur net. Or le film d’Hitchcock est tout le contraire. Scottie n'a rien à cacher. Le visage du mari demeure de marbre, bien sûr arbitrairement, avec quelques éclairs dénonciateurs. Mais l'insondable sourire réprimé de Madeleine, beau à rendre niais celui de la Joconde, s'éclaire de toute la palette de ses ambiguïtés : ironie, défense de comédien, angoisse dominée, courte pitié, joie gamine de se sortir sans à-coup d'un rôle écrasant, plaisir de se voir aimée, attendrissement sur une belle rencontre sans lendemain. Judy, elle, ne s’éclaire pas de ce sourire-là. La comédie est finie ? Au dénouement pourtant, elle recommence. L'étrange pli refleurit alors sur les lèvres de la fausse Madeleine ressuscitée, qui consacre l'irrémédiable différence de la copie à l'archétype, de l'ombre à l'idée. Mais il y a plus. Sans les conventions et les ressorts de l'intrigue policière, le film n'aurait jamais disposé de cette liberté royale selon laquelle il s'insère de plain-pied dans le mythe. Le cinéaste, sans préambule, sans subterfuge d'aucune sorte, sans ce pari de rigueur que les contes affectent de tenir, instaure celui-ci dans l'irrésistible évidence du scope, du technicolor le plus véridique et d'un réalisme de l'apparence que dément seul le trucage de quelques rares plans subjectifs (chutes ou cauchemars).


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Le style d’Hitchcock visualise physiquement la fascination comme mouvement de l’âme : on est attiré dans un gigantesque tourbillon, hélicoïdal, irrationnel, fantasmatique. Film poignant et funèbre, œuvre profondément dépressive sur le rêve et la perte, la culpabilité et la douleur, la propension à se perdre dans un univers en apparence ordonné, Sueurs Froides se présente comme un monument de pierre que chaque approche de la caméra, chaque élan des héros mine de l’intérieur, corrode lentement, sans que jamais il ne s’effrite. Le cinéaste enregistre ces impondérables variations sismiques, s’en divertit, s’en émeut, s’en affole. L’homme (Scottie) est une forme verticale tiraillée entre le haut et le bas, entre le ciel et la terre ; la femme (Madeleine) est toute en courbe, en replis ténébreux, en sinusoïdes et en maelstroms. Le moindre élément de décor, les objets les plus usuels, les rues en pente de la ville, le couvent espagnol, la jetée, la tour, l’escalier, les coupoles, les arbres millénaires diffusant un éclat d’outre-monde, l’accroche-cœur et jusqu’aux méandres de la roue, tout prolonge à l’infini l’idée initiale d’une dissymétrie de nature ontologique. Et tout est décrit avec une méticulosité architecturale, une ingénuité de commencement du monde. Fruits d’une grandiose composition picturale, les images constituent une suite de tableaux baroques, narcotiques, pleins de tensions et de retournements. La pure sensorialité de leurs couleurs crée aussi le lien avec la musique, art qui sait comme aucun autre accentuer le sentiment existentiel. Ce n’est pas un hasard si la superbe composition lyrique de Bernard Herrmann s’inspire du Tristan et Iseult de Wagner. Les deux leitmotivs de la partition trouvent une force complémentaire, l’un scandant la rigidité de l’obsession, l’autre ouvrant l’espace de l’intensité amoureuse et transformant la droite en une courbe qui revient sur elle-même. Scottie recherche en Madeleine une femme qu’il a aimée dans une vie antérieure ; il essaie désespérément, comme autrefois l’inconsolable Orphée avec Eurydice, d’arracher des enfers une amante disparue. Dans ce contexte, le passé semble provenir du fin fond de l’avenir, ce qui rend son inquiétante présence toujours plus palpable.

On sait à quoi l'extraordinaire séquence de la résurrection de Madeleine doit son pouvoir de magnétisation : elle consacre une victoire sur le temps. Il y avait eu, à l’Empire Hotel, cette mystérieuse germination de lumière verte, spirituelle et enivrante. Il y avait eu la confrontation avec les séquoias et ses anneaux sinueux, cette rencontre de deux vertiges, l'un fantastique, l'autre naturel, vertige des siècles sur la coupe d'un géant, et le passage tout normal de l'un à l'autre. Cet arbre de la Connaissance qui rappelle au visiteur sa condition d’être mortel, ce passé englouti et toujours présent faisant se rejoindre dans leur ombre de cathédrale et de tombeau le plausible et l'insensé, c'est le plus juste éclairage que la passion pût se donner : inhumaine, sur-humaine, en guerre contre le temps. Il y avait eu ce baiser au bord de l’océan, où la vague, en un accord cosmique et fracassant, avait scellé leur amour dans l'éternité. Pour Scottie, enquête et conquête se confondent dans un même égarement mélancolique. Déjà, au pied du clocher, Judy avait réitéré les refus déments et les aveux de Madeleine. Peu de climax sont aussi bouleversants que cette ascension à la fois curative et tragique où, chacun des amants craignant l'autre, la conjonction totale s'identifie précisément au rituel de la reconstitution du crime. Car si le héros est capable cette fois de monter jusqu’au sommet, le dénouement est le même : Judy bascule dans le vide. Parce qu’il a voulu qu’elle soit Madeleine jusqu’au bout, jusqu’à la mort. Le dernier plan, terrible, s’éteint sur Scottie qui regarde vers le bas, désubjectivé et ballant contre la chaux de l’édifice. Coupable sans aucun doute. Irrémédiablement damné. Devenu quête du Graal, le film policier connaît son assomption : il s’est mué en mélodrame flamboyant. Solitude, rencontre, échange, contact, distraction, perte de l’être aimé, solitude encore : chaque nouvelle plongée dans l’œuvre approfondit cette approche microcosmique, presque subliminale, de l’univers qu’elle déploie. Voir un tel film, c’est se laisser sidérer, c’est-à-dire, littéralement, capturer par les astres. La passion est un beau mensonge. Pourtant nous voulons y croire. À nos risques et périls, nous lui réclamons toujours de nous éblouir.


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Dernière modification par Thaddeus le 9 avr. 23, 10:04, modifié 4 fois.
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