Belle de jour (Luis Bunuel - 1967)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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Phnom&Penh
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Re: Belle de jour (Luis Bunuel - 1967)

Message par Phnom&Penh »

Le roman de Kessel se situe lui-même dans ce milieu. Buñuel a ajouté la plupart des fantasmes, l'histoire de la boîte mais globalement, le film suit assez le livre. un livre assez curieux d'ailleurs dans la carrière de Kessel. Je pense qu'il faut le voir comme un livre de "journaliste", ce qu'était Kessel avant tout. Je crois (mais c'est un souvenir assez lointain) que Kessel s'était inspiré d'un cas réel qui l'avait beaucoup surpris et, en journaliste, il avait tenté d'expliquer ce cas, lui qui s'intéressait beaucoup aux faits divers.
Ce n'est pas un hasard si Buñuel s'est intéressé au sujet, mais son influence porte sur l'érotisation de l'histoire (le livre, de mémoire ne l'est pas du tout, érotique).
"pour cet enfant devenu grand, le cinéma et la femme sont restés deux notions absolument inséparables", Chris Marker

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Jordan White
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Re: Belle de jour (Luis Bunuel - 1967)

Message par Jordan White »

Père Jules a écrit :Sans faire de mauvais esprit, j'ai vraiment du mal à comprendre ce qu'il y a de subversif dans ce film.

Le fait qu'une prostituée distinguée, raffinée même, qui s'habille en Saint Laurent (le couturier avait signé les costumes du film) trouve une forme de libération en dehors du cadre bourgeois de sa vie de couple à deux, avec un mari qui la délaisse ou ne sait tout simplement plus comment l'aimer. Que ce soit la prostitution elle-même qui lui permette de se libérer de son carcan, quand les stéréotypes et les images d'Epinal voudraient qu'au contraire elle s'y perde, s'y livre à son corps défendant (ce qu'en dit Demi-Lune à propos de la "profanation", guillemets compris exprime bien son sentiment de gêne, ce qui est légitime, même si je pense que le terme est franchement très discutable) et en souffre. Pour un film de 1967, vingt ans après la fermeture des maisons closes -ici dans Belle de jour, on pourrait parler de maison ouverte dans laquelle vont et viennent les prostituées- et la loi Marthe Richard, c'est tout simplement révolutionnaire. Quarante plus tard, à l'instar de Vivre sa vie, le film a gardé une modernité sidérante tout en montrant à quel point la société française sur la question évolue peu voire stagne dans le statut quo (même s'il se trame le souhait d'une pénalisation du client, en tout cas c'est ce qui est dans l'air). Sinon le roman lui n'était pas du tout érotique. Mais ne serait-ce que pour sa séquence d'ouverture, son érotisme suintant et fétichiste, et sa Deneuve au teint de porcelaine, Belle de jour mérite d'être (re)découvert.
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Alexandre Angel
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Re: Belle de jour (Luis Bunuel - 1967)

Message par Alexandre Angel »

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Pierre : "Veux-tu que je te dise un secret, Séverine? Je t'aime chaque jour davantage."
Séverine : "Moi aussi Pierre. Je n'ai que toi au monde mais je.."
Pierre: "Mais quoi? Moi je voudrais que tout soit parfait...que ta froideur disparaisse."
Séverine : "Ne me parle plus de ça je te prie!"
Pierre : "Mais je ne voulais pas te fâcher car tu sais, j'ai pour toi une immense tendresse."
Séverine : "A quoi elle peut me servir ta tendresse?"
Pierre : "Ce que tu peux être méchante avec moi quand tu veux."
Séverine : "Je te demande pardon, Pierre."

Ce dialogue, entre Jean Sorel et Catherine Deneuve, digne de la collection Harlequin, (c'est le réalisateur Pierre Lary qui le dit en bonus) ouvre Belle de Jour. Mais quelques secondes après qu'il se soit terminé, la brutalité qui va caractériser la façon dont il reprend génère un effet tout à fait génial. Les mots fusent, violents, incommensurablement grossiers et inélégants puisqu'adressés à une Catherine Deneuve d'albâtre : "La ferme, Madame, ou je vous casse la gueule" menace l'un des cochers patibulaires avec une espèce de trémolo dans la voix qui rend la chose parfaitement jubilatoire, avant que Jean Sorel, qui s'allume une cigarette, lance, à l'adresse des cochers : "Je vous la laisse, elle est à vous".
Au sein du corpus français marqué par la collaboration de Luis Buñuel avec le scénariste Jean-Claude Carrière, Belle de Jour est le seul qui soit à équidistance de la fiction linéaire (c'est une adaptation d'un roman de Joseph Kessel que son auteur jugeait inférieur au film) et du "décrochage" fantasmatico-onirique qui prendra le pouvoir dès La Voie lactée (encore que Cet obscur objet du désir, qui n'est pas mon préféré, renoue avec les joies de l'adaptation).
C'est cet équilibre entre romanesque et "maltraitance" jouissive du spectateur qui assure au film son éblouissante pérennité et son statut particulier dans le panthéon personnel de votre serviteur.
Equilibre tellement tenu qu'il en deviendrait presque le vrai sujet du film, au delà de la description documentée de l'épanouissement érotique d'une jeune et très belle femme d'apparence glaciale, au delà même de l'évocation d'un fantasme profondément féminin que Jean-Claude Carrière nomme le continent noir (pourquoi? je donne ma langue à ces chats que le film convoque souvent sans nous les montrer jamais).
Non... comme toutes les œuvres visitées par le génie, il y a un sujet caché, secret, non proclamé qui est purement formel et qui serait le frottement de deux épidermes en aucun cas charnels mais non moins texturés : celui du récit objectif et celui du fantasme.
Les deux palpitent et le film raconte leur irrésistible fusion malgré les digues soigneusement disposées par Buñuel et Carrière afin que l'on ait le sentiment de les distinguer. Ce faux conflit entre le linéaire et le surgissement fantasmatique, puis leur interpénétration inévitable pourrait presque résonner avec la thématique centrale du cinéma de David Cronenberg.
Courageux mais pas téméraire, je me garderai ici d'approfondir..
Notre film fonctionne à la manière de ces rubans attrape-mouches qui dégringolent en spirale et s'enroulent sur eux-mêmes, entretenant l'incertitude de l'observateur. Est-ce un récit linéaire que nous suivons (celui de Séverine, jeune bourgeoise amoureuse mais insatisfaite qui trouve l'épanouissement en se prostituant dans une maison de passe à l'ancienne) en subissant les électrochocs doucereux de disjonctions fantasmatiques savamment intercalées ou bien ne quittons-nous jamais le fantasme, quel que soit la manière dont se fait son agencement?
Il serait vain de chercher à résoudre l'énigme du ruban en spirale car Belle de Jour, infiniment moderne et réellement poétique nous perd en conjectures et nous enivre de cette perte. Buñuel invente en 1967 un pur pastiche de l'académisme du cinéma de Papa, qu'il singe jusqu'à faire jurisprudence résonnant chez Polanski, Cronenberg, Rivette, Iosseliani et Oliveira. Chaque plan est miraculeux de netteté (il y a quelque chose d'hitchcockien chez Buñuel, et de bunuelien chez Hitchcock), de distinction insolente. On trouve des mouvements d'appareil formidables car inattendus (au sens de "je ne m'attendais pas à tomber sur vous, pas ici!") comme ce travelling avant qui vient rencontrer la calèche s'avançant vers nous dans une forêt automnale, des effets de découpage contondants
nous présentant un même motif filmé sous plusieurs angles (Jean Sorel dans son fauteuil à la fin) et même parmi les plus belles sensations de transparences du cinéma français (la scène dans le taxi où Macha Méril raconte à Deneuve qu'une de leur connaissance commune travaille en maison de passe).
Accueillant comme nul autre tout le cinéma français, Buñuel donne un rôle grandiose à tout le monde : Francis Blanche, obscène en beauf égrillard et fortuné; François Maistre, en gynécologue masochiste; Michel Piccoli, en gandin cynique et son fameux "Je t'aime, tu cicatrises tellement bien" ; Pierre Clementi, look de BD, entre Lacenaire et dandy rimbaldien sans oublier Geneviève Page, sublime en maquerelle racée dans sa vulgarité. Il faut l'entendre prévenir Deneuve que l'heure, c'est l'heure et qu'"il faudra de l'exactitude, sans quoi nous nous fâcherions".
Deneuve, également, est géniale. Elle ne le sait pas forcément et l'est d'autant plus. Jamais départie d'une candeur sucre glace, elle fait plus que réceptionner la souillure dans l'épanouissement, elle parvient à matérialiser rien qu'en changeant d'expression la réversibilité de textures que j'essayais de décrire plus haut. Il suffit d'un raccord sur son visage radieux pour que le spectateur surprenne, à la seconde près, le ruban attrape-mouches que constitue le film présenter son autre face lors d'un final qu'un prodigieux fondu enchainé, mêlant façade bourgeoise et feuillages rougis, aura pris soin d'introduire.
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Comme "le Temps de l'innonce" et "A tombeau ouvert", "Killers of the Flower Moon" , très identifiable martinien, est un film divisiblement indélébile et insoluble, une roulade avant au niveau du sol, une romance dramatique éternuante et hilarante.

m. Envoyé Spécial à Cannes pour l'Echo Républicain
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