Kurosawa et le monde contemporain

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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Joe Wilson
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Message par Joe Wilson »

L'Ange Ivre

J'hésitais à quel endroit poster ma critique (entre le topic "films naphta", le topic "Kurosawa" et celui-ci) mais finalement le choix coule de source.
En effet, ce qui ressort de L'Ange Ivre est avant tout une vision passionnante et viscérale du Japon de l'après-guerre. Tout semble à reconstruire, tant transparait (dès le générique) pauvreté et désolation. La mare nauséabonde qui entoure la clinique du Dr.Sanada est filmée avec tant d'insistance, hantant chaque scène, qu'elle devient le leitmotiv d'un pays blessé et désespéré.
Dans cette atmosphère glauque, Sanada (Takashi Shimura, excellent comme à son habitude) tente de soigner les corps et les âmes. La figure du médecin est essentielle chez Kurosawa, elle nourrit entièrement son humanisme (Barberousse sera dans ce domaine un aboutissement). Mais la bonté et la générosité du médecin ne peut pas faire oublier une amertume et une désillusion face à la vie(le regard défait de Shimura les retranscrit à merveille) que celui-ci noie dans l'alcool. Sanada est donc déjà un héros déchu...ainsi, lorsque le gangster Matsunaga lui demande de soigner sa main transpercée par une balle, il aperçoit un miroir de sa jeunesse, guettée par les mêmes maux.
Débute ainsi une relation dense, magnifique, entre affrontements et déchirements. L'aggressivité hargneuse de Matsunaga, qui refuse de voir la maladie déchirer la fierté de ses apparences, répond à la persévérance du médecin.
Quant on évoque L'Ange Ivre, c'est souvent pour insister sur la première collaboration (qui en appelera bien d'autres) entre Kurosawa et Mifune. Celui-ci est prodigieux dans le rôle de Matsunaga (peut-être même sa meilleure prestation parmi tous les Kurosawa que j'ai vu récemment). Son jeu exprime une présence physique hallucinante, et son évolution au cours du film n'en est que plus déchirante. Son arrogance haineuse laissera la place à une rage désabusée au fur et à mesure que les symptômes de la tuberculose apparaissent.
L'Ange Ivre décrit aussi puissamment le monde de la pègre. Les cabarets luxueux ne cachent pas la cruauté impitoyable d'un univers sans morale. La chute de Matsunaga, dont le pouvoir local est menacé par un ancien boss récemment sorti de prison, trouve son paroxysme dans un affrontement final apocalyptique, bestial, d'une ampleur rare.
Il s'est détruit lui-même par sa vie outrancière, symbole d'une jeunesse sacrifiée. Il émane pourtant du personnage une humanité poignante lorsque celui-ci, pourtant hagard et usé, tente de préserver sa dignité et son aura. C'est un héros tragique par son destin qui semble joué d'avance, mais Mifune par son jeu, parvient à l'amener au-delà de ce constat : Matsunaga fascine et émeut, il est éclatant dans sa déchéance, et provoque en permanence des ressentis contradictoires.

Là-encore, on retrouve une sensibilité très dostoievskienne, ne serait-ce que dans le thème du double, omniprésent. Le duo Sanada/Matsunaga, dans sa dynamique attraction/répulsion, fait penser aux protagonistes de L'Idiot. De même, la scène du cauchemar de Mifune (Celui-ci transperce à coup de hache un cercueil et découvre effrayé son propre cadavre. Il fuit en courant mais le mort le poursuit) sans doute la plus remarquable du film d'un point de vue formel, ne peut qu'annoncer la crise d'épilepsie de Kameda/Mychkine retranscrite dans l'adaptation du roman dostoievskien par Kurosawa : la mise en scène, tendue, heurtée, très expressionniste, est dans les deux cas un modèle.
Et si la figure de L'Ange Ivre semble naturellement désigner Sanada, l'on peut très bien retourner le miroir et s'apercevoir que le qualicatif s'accorde également à Matsunaga.

En tout cas, L'Ange Ivre se ressent physiquement de manière très intense, impression que Strum exprime déjà dans la première page de ce topic au sujet de Chien enragé. La chaleur et l'humidité imprègnent l'écran, envahissent les protagonistes en épousant le caractère sordide et fragile des lieux. C'est un film "fiévreux" dans son rythme et sa réalisation, il s'accroche à la maladie de Matsunaga avec une insistance et une proximité exceptionnelles.
C'est une belle chance de pouvoir découvrir L'Ange Ivre au cinéma ou l'impact physique est évidemment beaucoup plus marquant.

A la fois essentiel d'un point de vue historique et remarquable artistiquement, L'Ange Ivre n'a à mon avis rien à envier aux grands films ultérieurs du maître. Une perle rare à tous points de vue.
Dernière modification par Joe Wilson le 23 août 09, 22:40, modifié 1 fois.
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Message par k-chan »

Joe Wilson a écrit :C'est une belle chance de pouvoir découvrir L'Ange Ivre au cinéma ou l'impact physique est évidemment beaucoup plus marquant.
Tu m'étonnes :mrgreen: (je suis jaloux)

Très heureux que tu ais aimé ce film, qui fait parti de mes Kurosawa préférés (j'ai l'impression de dire ça de tous ses films :mrgreen: ). En fait c'est peut-être, de tous les films de la veine réaliste de Kurosawa, celui que je préfère, devant Vivre, L'idiot et Chien enragé. Tu as très bien décrit ce je pense de ce film qui me fend le coeur à chaque fois, et qui en effet tiens largement la comparaison avec les films les plus célèbres du cinéaste... Tu en dis même plus encore que ce que j'aurais pu dire. Merci bien.

Toute la scène où Matsunaga, le visage sombre, dos à Sanada, regarde une poupée flotter sur les eaux stagnantes, avec le cerceuil qui apparait en surimpression, et qui s'enchaine avec le cauchemard de Matsunaga... C'est une des scènes les plus fortes que j'ai pu voir au cinéma. J'en ai chaque fois des frissons et les larmes aux yeux.
Takashi Shimura et Toshiro Mifune sont franchement époustoufflants. J'ai rarement vu un duo d'acteurs faire autant d'étincelles (et si là je devais en citer un autres, je ne trouverais pas d'équivalent).
C'est comme toujours admirablement filmé (pour ne pas dire parfait), et cette reconstitution du japon d'après-guerre est, comme dans Chien enragé, à la fois angoissante et fascinante.
Tout est magnifique : mise en scène, acteurs, musique (Hayasaka tue !), dialogues...

C'est énervant car j'ai envie de le revoir. Je l'ai en vhs, mais je me suis promis d'attendre le dvd avant de le revoir. Il ne reste plus qu'à attendre. :P

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Strum
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Message par Strum »

Belle critique, Joe, d'un film que j'ai essayé de revoir ce week-end sur grand écran à Paris mais que ma femme ne voulait pas voir.

Pour moi, l'Ange Ivre, comme Chien Enragé et l'Idiot, restera toujours indissociable de Dostoïevski. Je venais de découvrir ce-dernier dont j'avais dévoré quatre romans successifs, lorsque j'ai découvert le Kurosawa néo-réaliste de ces films-là. Je m'en souviens comme d'un moment de stupéfaction. Je découvrais que Dostoïevski avait un frère artiste et que ce frère était cinéaste. Je découvrais que le cinéma pouvait délivrer les mêmes sentiments, les mêmes vertiges métaphysiques, les mêmes émotions que la littérature.

Depuis, je vois Kurosawa comme un cinéaste ayant les mêmes qualités d'émerveillement face au monde, et de compréhension de l'autre, que l'Idiot de Dostoïevski. Mais Kurosawa est un Idiot lucide, ce qui donne un prix supplémentaire à l'espoir qu'il porte en lui. Il a vu, et continue de voir, ce pire que le monde est capable de produire, même s'il préfère souvent montrer ce pire par le biais de la métaphore (ainsi la mare de l'Ange Ivre), et pourtant il espère, il espère que de ce pire jaillira une fleur, une espérance, une force portée par un individu (Kurosawa est un cinéaste profondément individualiste), qui par l'action, l'espace d'un instant, se montrera digne d'être un homme.

C'est ce Kurosawa-là, si singulier, ce néo-réaliste épris de compassion et de métaphysique, qui fait tout le prix de ce cinéaste, et confère à ses meilleurs films l'espèce de bouillonnement intérieur, la tension qui les traverse, née de cette rude dialectique entre la lucidité et l'espoir, et exprimée par une forme toujours maitrisée, et toujours faite de renversements de perspectives, d'inspirations subites propres à dire la philosophie de l'action qui se niche au coeur du cinéma de Kurosawa.
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k-chan
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Message par k-chan »

Strum a écrit :mais que ma femme ne voulait pas voir.
:x :mrgreen:
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Watkinssien
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Message par Watkinssien »

L'ange ivre est le premier film où l'Empereur a revendiqué sa paternité entière. Une oeuvre fascinante, puissante, déchirante. LE BONHEUR.
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Message par Strum »

Watkinssien a écrit :L'ange ivre est le premier film où l'Empereur a revendiqué sa paternité entière. Une oeuvre fascinante, puissante, déchirante. LE BONHEUR.
Surtout, une oeuvre, très "représentative" de la manière dont Kurosawa fait du cinéma. :wink:
Joe Wilson
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Message par Joe Wilson »

J'ai découvert hier soir Chien enragé, et sans surprise il s'agit d'une réussite éclatante.
Comme dans L'Ange ivre, le film traite d'une confrontation ambigue qui se retrouve jusque dans la dualité du titre (puisque le Chien enragé, le criminel Yusa, aurait bien pu être le jeune inspecteur Murakami). Kurosawa insiste encore davantage sur des réalités sociales accablantes, à travers des séquences à la rigueur quasi-documentaire (la longue errance de Murakami dans les bas-fonds), en pointant les conséquences tragiques de la démobilisation. Une couche entière de la population est ressentie marginale et ignorée, se réfugiant dans une violence auto-destructrice et désespérée. Le réalisateur interroge aussi habilement les tiraillements de génération, avec la relation très riche entre Murakami et l'expérimenté Satô. Ce dernier fait preuve encore d'un certain idéalisme, qu'il sait utopique, mais qui lui sert de refuge, de tour de contrôle, d'acceptation d'une conscience globale du monde qui lui échappe. Il doit faire face à la lucidité torturée de Murakami, nourrie de culpabilité. On ressent toujours chez Kurosawa une empathie mémorable pour les exclus, également ici dans la perspective des personnages féminins. A l'image de la danseuse Harumi, ce sont toujours des frustrations qui prédominent, une souffrance qui se tait mais qui exprime une raideur désabusée.
La société japonaise apparait largement américanisée, perdant une identité collective et singulières. Les rassemblements, pour le match de cricket et dans les multiples dancings standardisés , semblent à peine nourrir l'oubli du traumatisme immédiat de l'après-guerre.
Si Chien enragé, dans l'ensemble, m'a moins viscéralement touché que L'Ange ivre, c'est un film indispensable et surtout passionnant pour sa thématique puissamment néo-réaliste, liée à une tension vertigineuse déjà si représentative de son cinéma.
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Best
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Je suis tombé amoureux d'un nouveau film de Kurosawa avec L'ange ivre qui m'a énormement touché et fait passer un grand moment.

Ce mois-ci j'entame un petit cycle Kurosawa afin d'affiner sa filmo et de rattraper quelques retards majeurs. Après Vivre dans la peur et L'ange ivre vu ces 2 derniers jours j'espère pouvoir me faire Madadayo, Rhapsody en août, The quiet duel, Les Hommes qui marchent sur la queue du tigre, Scandale, L'idiot et Les salauds dorments en paix :D
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k-chan
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Message par k-chan »

Best a écrit :Je suis tombé amoureux d'un nouveau film de Kurosawa avec L'ange ivre qui m'a énormement touché et fait passer un grand moment.
Chouette ! :D
Ce mois-ci j'entame un petit cycle Kurosawa afin d'affiner sa filmo et de rattraper quelques retards majeurs. Après Vivre dans la peur et L'ange ivre vu ces 2 derniers jours j'espère pouvoir me faire Madadayo, Rhapsody en août, The quiet duel, Les Hommes qui marchent sur la queue du tigre, Scandale, L'idiot et Les salauds dorments en paix :D
Tu les as tous en stock ?? Ca ferait un beau cycle avec des films pour la plupart encore méconnus. Surtout Duel silencieux, film souvent jugé mineur, mais qui n'en reste pas moins superbe et bouleversant. :) (Mifune y est une fois de plus fabuleux)
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k-chan a écrit :
Best a écrit : Ce mois-ci j'entame un petit cycle Kurosawa afin d'affiner sa filmo et de rattraper quelques retards majeurs. Après Vivre dans la peur et L'ange ivre vu ces 2 derniers jours j'espère pouvoir me faire Madadayo, Rhapsody en août, The quiet duel, Les Hommes qui marchent sur la queue du tigre, Scandale, L'idiot et Les salauds dorments en paix :D
Tu les as tous en stock ?? Ca ferait un beau cycle avec des films pour la plupart encore méconnus. Surtout Duel silencieux, film souvent jugé mineur, mais qui n'en reste pas moins superbe et bouleversant. :) (Mifune y est une fois de plus fabuleux)
Je dois récupérer Madadayo et The quiet duel d'ici peu, pour le reste je les ai sous la main :D
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Message par 2501 »

VIVRE DANS LA PEUR - Akira Kurosawa


Vivre dans la peur est un film méconnu de l’immense cinéaste Akira Kurosawa. Réalisé entre Les Sept samouraïs et Le Château de l’araignée, ce portrait d’un patriarche obsédé par la menace atomique au point de vouloir partir avec toute sa famille au Brésil, est une œuvre qui détonne à ce moment de la carrière du réalisateur.

Autant le dire tout de suite, ce film représente vraiment un creux dans l’Âge d’or du cinéma de l’Empereur et du cinéma japonais en général que représentent les années 50. Et c’est d’autant plus regrettable que le sujet est intéressant et la démarche on ne peut plus sincère.

Vivre dans la peur n’est pas un mauvais film, ni un film raté, mais l’ennui ressenti à sa vision est bien réel. On se demande où Kurosawa veut en venir avec ces enchaînements de scènes de dialogues qui cassent le rythme du métrage et n’apportent pas forcément quelque chose d’utile. D’un sujet passionnant, il arrive à donner un récit assez lourd, peu engageant pour le spectateur. Il tombe alors un peu dans un de ses seuls travers : ces scènes de groupe, de famille en général, interminables, dont on se demande la pertinence sur la durée (sentiment ressenti sur les Bas-fonds ou une partie de Vivre, notamment).

On ne retrouve même pas de fulgurance dans la mise en scène, c’est encore une fois très étonnant vu la période pendant laquelle il a été réalisé. Vivre dans la peur est vraiment sans éclat, à quelques beaux cadres près…
Le film vaut néanmoins le coup d'oeil pour la performance de Toshiro Mifune, totalement autre, méconnaissable, sur-maquillé, mais pas forcément cabotin, car la sobriété du reste du métrage fait contraste et s’oppose à son jeu. Ensuite, l’intérêt vient aussi du traitement du traumatisme atomique, même si les conséquences de celui-ci ne sont pas totalement maîtrisées. On pourrait prendre pour exemple une fin malheureusement peu convaincante et assez contradictoire.

Ainsi, dans les Kurosawa méconnus (pour ne pas dire mineurs), Vivre dans la peur s’avère bien moins réussi que Scandale ou Le Duel silencieux.

6/10



L'ANGE IVRE - Akira Kurosawa


L’Ange ivre (1948) marque la première collaboration d’Akira Kurosawa avec son acteur fétiche Toshiro Mifune. Mais c’est aussi et surtout sa première grande œuvre personnelle. Un film d’une importance capitale donc, charnière comme a pu l’être Mean Streets dans la carrière de Martin Scorsese, et signe d’un talent indéniable avant même la reconnaissance internationale de Rashômon (1950).

L’Ange ivre conte la rencontre entre un gangster malade et un médecin alcoolique dans le Japon de l’immédiat après-guerre. Si l’ange ivre du titre est le médecin joué par l’excellent Takashi Shimura (un autre collaborateur régulier de Kurosawa), c’est bien Mifune la révélation du film. Sans avoir pour autant été découvert par le cinéaste (pour filer la comparaison : comme pour De Niro présenté à Scorsese par l’intermédiaire de Brian De Palma), l’acteur y déploie son jeu comme jamais auparavant dans sa jeune carrière, une osmose semblant se créer automatiquement avec le metteur en scène : Tout ce que j’ai fait moi, c’est […] utiliser à mon tour le talent d’acteur de Mifune, pour le faire apparaître, avec l’Ange ivre dans toute sa plénitude. […] Je suis pourtant quelqu’un que les acteurs impressionnent rarement, mais dans le cas de Mifune, j’étais subjugué (« Comme une autobiographie », Akira Kurosawa, 1982, pour toutes les citations).
Ce qui est véritablement inédit et stupéfiant chez cet acteur, c’est le contraste avec ses contemporains, son jeu presque animal là ou les acteurs japonais donnent habituellement dans un style posé, calme, presque intériorisé. Mifune a un talent d’une sorte que je n’avais jamais rencontrée auparavant dans le cinéma japonais. […] L’acteur japonais ordinaire, pour traduire une impression a besoin de trois mètres de film ; pour Mifune, un mètre suffisait. Il lançait tout d’une manière très directe et expéditive. Je n’avais jamais vu […] un tel sens du tempo, et cependant, avec toute sa vivacité, il avait également une grande finesse de sensibilité.

Le film est aussi la première rencontre de Kurosawa avec le compositeur Fumio Hayasaka, qui travaillera jusqu’à sa mort aux côtés de l’Empereur.
Avec ce film, le cinéaste gagna un ami, et découvrit son acteur fétiche, mais il perdit son père dans la même période (qu’il ne put rejoindre avant la fin du film). Ces rencontres artistiques stimulantes et ce drame marquant sont sans doute conjointement à l’origine de l’épanouissement du jeune artiste Kurosawa, qui livre pour la première fois une mise en scène de haute tenue et un sens du tragique qui émeut jusqu’aux larmes. Nous ne sommes en effet pas près d’oublier cette bagarre dans le couloir avec cette étrange utilisation de pots de peinture, anticipant les combats maladroits et tendus de Rashômon, l’image de ce marais nauséabond, leitmotiv symbolisant misère et déchéance du Japon d’après-guerre, comme la maladie qui couve chez le gangster, ou ce sublime travelling arrière du balcon, ainsi que la récurrente complainte d’une guitare nocturne.
La musique joue souvent le contrepoint avec une grande efficacité, selon la technique du « Tireur d’élite », comme aimait à le dire Kurosawa, d’après un film russe qui l’avait impressionné et où ce procédé était utilisé de manière admirable. Sentiment de contrepoint qu’il avait lui-même éprouvé à l’annonce de la mort de son père, dans les rues de Shinjuku : Le jour où je reçus la nouvelle de la mort de mon père, je revins seul à Shinjuku. J’essayai de boire, mais cela ne servait qu’à me déprimer un peu plus. Déçu, je marchais au hasard […] en me mêlant à la foule, sans but. Tout en marchant, j’entendis soudain les accents de la « Valse du coucou », qui résonnaient quelque part dans des haut-parleurs. La joie lumineuse de cette chanson faisait ressortir plus vivement que jamais mon humeur noire, et augmentait ma détresse de façon intolérable.

La vie personnelle se faisant écho à l’œuvre, et inversement, il en ressort un diamant noir, un destin tragique magnifiquement incarné et mis en scène, le premier chef-d’œuvre d’une carrière qui n’allait pas en manquer : l’Ange ivre.

10/10
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k-chan
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Message par k-chan »

2501 a écrit :L'ANGE IVRE - Akira Kurosawa

(...)

Nous ne sommes en effet pas près d’oublier cette bagarre dans le couloir avec cette étrange utilisation de pots de peinture, anticipant les combats maladroits et tendus de Rashômon...
Oui, c'est vrai pour le combat du dernier récit (car dans celui de Tajomaru, les 2 adversaires sont redoutables et s'y révèlent d'excellents sabreurs). Mais plus que Rashômon, c'est avant tout de la lutte dans les hautes herbes marécageuses de Chien enragé que je rapprocherais l'affrontement de L'ange ivre, combats tous deux confus et éprouvants (avec ces respirations très fortes des adversaires). Le combat de Chien enragé ressemble à un double inversé de celui de L'ange ivre : Mifune passe du statut de gangster à celui de policier, mais aussi, les costumes sombres recouverts de peinture blanche de L'ange ivre deviennent des costumes clairs recouverts de boue dans Chien enragé (négatif visuel)...

Sinon, le film est en effet magnifique : chef-d'oeuvre.
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Marcus
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Message par Marcus »

Existe-t-il une édition correcte de Madadayo en dvd avec au moins sta?
Elle était belle comme le jour, mais j'aimais les femmes belles comme la nuit.
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Message par Strum »

k-chan a écrit :c'est avant tout de la lutte dans les hautes herbes marécageuses de Chien enragé que je rapprocherais l'affrontement de L'ange ivre, combats tous deux confus et éprouvants (avec ces respirations très fortes des adversaires). Le combat de Chien enragé ressemble à un double inversé de celui de L'ange ivre : Mifune passe du statut de gangster à celui de policier, mais aussi, les costumes sombres recouverts de peinture blanche de L'ange ivre deviennent des costumes clairs recouverts de boue dans Chien enragé (négatif visuel)...
Absolument.

Sinon, autant que mon avis sur Vivre dans la peur, que je viens enfin de voir, soit là aussi:

Vivre dans la Peur

Un film intéressant et émouvant, mais qui n'est qu'une demi-réussite.

On retrouve les caractéristiques filmiques qui fondent le style de Kurosawa dans la période de sa carrière s'étendant entre Les 7 Samouraïs et Barberousse : tournage à plusieurs caméras, avec alternance entre (i) plans larges de groupe avec une profondeur de champs compressée et un sens de la composition admirable et (ii) plans rapprochés scrutant les visages.

En revanche, je n'ai pas retrouvé la rapidité habituelle avec laquelle le Kurosawa fiévreux et tendu des années 48-65, sûr de son art, commence ses récits. A cet égard, les 10 premières minutes du film m'ont paru étonnament lourdes et empruntées, notamment dans l'exposition de la problématique du film (la peur du nucléaire). Ensuite, et de manière tout à fait inattendu, le film devient progressivement un document passionnant sur une famille japonaise désarticulée, où les générations sont en conflits, et où la famille officielle reconnaît et même dialogue sans gêne aucune avec les familles illégitimes du maitre de famille et ses enfants adultérins. Par moment, le film prend même des allures de Noeud de Vipères japonais, notamment lorsque le père de famille surprend une conversation nocturne de ses enfants, qui lorgnent son magot. Ces scènes-là sont vives et fortes.

Curieusement, c'est l'histoire de cette famille et de ses conflits qui m'a plus intéressé que le thème principal du film, que j'ai trouvé sous-exploité. C'est par le dialogue et par le jeu de vieillard survolté de Mifune (formidable de bout en bout) que Kurosawa s'efforce de nous faire ressentir la peur du nucléaire. A l'arrivée, le film nous trace le portrait d'un vieillard qui pourrait bien être plus lucide que ceux qui dans son entourage le traitent de fou, un homme qui est mis au banc d'une société travailleuse, tournée vers l'avenir et bien trop occupée pour réfléchir sur la condition humaine. Il s'agit encore d'un personnage Dostoïevskien, à la sensibilité excessive, comme il se doit chez Kurosawa. Un personnage aliéné, ce que traduisent sans doute à dessein les nombreux plans de grillages ou de barreaux du film. Mais l'univers intérieur de cet homme, les visions qui le hantent ne sont pas visualisés par Kurosawa. Et c'est un comble ! Quoi ? Le cinéaste peintre et visionnaire qui plonge, intrépide, dans les rêves baroques de ses personnages dans l'Ange Ivre ou Dodeskaden, qui aurait pu convoquer devant nos yeux éblouïs l'imagerie dantesque et surréaliste d'une apocalypse nucléaire se refuse à le faire ? Ah quel dommage ! C'est mon grand regret du film: que la vision de la terre qui brûle ne soit vu, éphémère et lointaine, qu'au travers d'une fenêtre. Il aurait fallu pour que la peur de Mifune devienne concrête et nous touche vraiment que Kurosawa, en faisant fi de tout réalisme, fasse jaillir de l'écran, feu, éclair, tohu-bohu, éléments en furie, Terre blessée, craquelée et gémissante, visions sorties du crâne en tempête de Mifune et qui lui dévorent l'esprit ! Sans doute Hiroshima et l'accident de Bikini étaient trop proches pour Kurosawa, et peut-être dans sa pudeur croyait-il que cela aurait été indécent. Peut-être, mais le film y aurait, je crois, beaucoup gagné.
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Ouf Je Respire
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Message par Ouf Je Respire »

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