Muets Russes 1908-1930

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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bruce randylan
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Re: Muets Russes 1908-1930

Message par bruce randylan »

Et voici le dernier film découvert dans cette fabuleuse rétrospective 1917-1945 :)

Le profiteur (Nikolaï Chpikovski - 1929)
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Lors de la guerre civile entre les Rouges et les Blancs, un petit bourgeois qui était en train de voler le contenu d'un charrette renversée est pris pour le propriétaire par des communistes qui lui ordonnent d'apporter ces provisions à un village voisin. Il est donc contraint de traverser un pays en guerre, accompagné du chameau qui tirait le véhicule

Et c'est encore une bonne pioche ! Sans doute pas la mieux filmée, loin de là, mais l'une des plus originales pour une comédie satirique et grinçante où ce pauvre pleutre est constamment pris en étau entre les deux clans, devant se faire passer pour un sympathisant de chaque bord s'il veut avoir la vie sauve.
Ce qui surprend avant tout c'est qu'il n'y a pas grand monde de fondamentalement positif : le personnage principal est un anti-héros absolu, un être chétif, pathétique, lâche et au physique ingrat (son épouse est encore pire), les civils dans la grande majeure partie semblent surtout subir le conflit et même les révolutionnaires soviétiques peuvent se montrer parfois inquiétant voire menaçant dans leur autoritarisme à l'instar d'une cheffe froide et sans empathie. Il n'est donc pas surprenant que la censure bloqua le film qui échappa même de peu à la destruction... Ce qui peut expliquer la disparation très rapide du cinéaste dès l'année suivante qui ne fit qu'un rapide et unique come-back en 1945 (et davantage comme co-réalisateur). C'est dommage puisque Nikolaï Chpikovski semblait assez doué pour l'humour si on en juge par sa précédente réalisation, le délirant court-métrage La folie des échecs (en collaboration avec Poudovkine).

En tout cas, on ne se plaindra pas de sa survie car le profiteur est plutôt drôle, lucide et tape souvent juste au point qu'on l'imaginerait très facilement avec Alberto Sordi dans le premier rôle. Les tribulations que rencontre le héros sont bien rythmées, changent assez souvent de cadres avec régulièrement quelques touches qui ré-contextualisent les conséquences de la guerre sur la population : pénurie alimentaire, marché noire, problème de ravitaillement, habitants lassés d'être déplacés, travail forcé, alcool de contrebande, représailles d'une armée puis de l'autre. C'est assez complet même si sur 80 minutes, les rencontres alternées du petit bourgeois tournent un peu en rond finalement et que la réalisation n'est pas toujours au top. Il y a des moments assez inspirés visuellement (le montage alterné audacieux et étonnement lyrique entre paysans fauchant les blés et les corps tombant sous les balles ; la progression instantanée du "profiteur" dans les rangs conservateurs en une série de fondu-enchainés sur son style vestimentaire) quand d'autres passages sont plus décontractés (la dégustation des saisies d'alcools) pour ne pas dire académiques.
Ce n'est donc pas le plus formaliste des films muets soviétiques mais ça correspond bien à l'esprit du film, au personnage médiocre qu'on finit par prendre en sympathie et son improbable sidekick animalier.


A priori le cycle russe devrait revenir au printemps mais sera cette consacrée aux films tournées après 1945 (et allant jusqu'au années 70-80 si je dis pas de bêtises). Et la Géorgie devrait être particulièrement mise en avant.
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Re: Muets Russes 1908-1930

Message par bruce randylan »

Je continue mon exploration d'Evgenii Bauer avec Silent Witnesses (1914) :)

Presque une oeuvre de jeunesse pour ainsi dire et si les thèmes et l'imagerie visuelle n'ont rien de personnels, ce mélodrame bénéficie de quelques brillantes idées de mise en scène réfléchie qui témoignent d'un sens aiguisé de ce que la caméra peut véhiculer : l'utilisation des split-screens, le panoramique vers le bas accompagnant l’humiliation de l'héroïne obligé de retirer les chaussures de sa rivale, le plan en plongée dans le salon qui se vide pour accentuer le sentiment de solitude. De plus la direction d'acteurs est d'une belle sobriété, tout en émotion retenue et intériorisé.
Le scénario est davantage une curiosité "pré-révolution" où une servante séduite par son maître tente de le protéger de sa fiancée qui possède un amant.
Avec un telle vision de la lutte des classes, on comprend mieux pourquoi le cinéaste fut méprisé par les critiques et les historiens soviétiques durant de longues années pour n'être ré-évaluer que dans les années 60.

C'est dommage car si le mélodrame n'est pas exceptionnel d'un point de vue narratif, il y a suffisant de qualité dans la forme pour s'y attarder.

C'estcela dit inférieur à un autre Bauer que j'avais découvert il y a plusieurs mois sans que j'ai pris le temps d'en parler : The dying Swan (1917) qui renoue avec la poésie morbide d'After Death où un artiste est fasciné par la beauté d'une danseuse, elle même blessée par un amour à sens unique. Le scénario est plus original et déploie quelques séquences formidables et très graphiques qui confirme le talent du cinéaste.

Silent Witnesses est visible sur la page wikipedia française du cinéaste (et sans doute ailleurs) tandis que The dying Swan fait partie de DVD BFI anglais comprenant 3 films de Bauer.
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Re: Muets Russes 1908-1930

Message par bruce randylan »

Nouveau cycle à la Fondation Pathé avec beaucoup de raretés (issu du catalogue Arkaïon)

La fonte des glaces / la débâcle (Boris Barnet - 1931)

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Dans une région semi-désertique de la Volga, l'opposition entre paysans et koulaks qui se cristalise autour de la relation entre deux jeunes amoureux issus de chaque milieux.

Connaissant encore mal Barnet, je me faisais une joie de cette séance qui démarre magnifiquement avec une première séquence sublime où le jeune couple se retrouve au sommet d'une petite dune surplombant les rives du fleuve. Des compositions lyriques, une photographie virginale jouant sur les espaces vides et le blanc et un montage très sensorielle avec notamment des jump cut très "nouvelle vague godardienne". C'est subjuguant de beauté et de grâce.
Et patatra, le film bascule rapidement dans la propagande sous forme d'un interminable procès politique, façon joute verbale, aux enjeux flous et mal définis. Les uns accusent les autres sans que tout soit claire, et on se retrouve avec 45 minutes de visages, de doigts tendus et mâchoire serrées. C'est certes toujours bien photographié et bien composés mais niveau implications et émotions, c'est zéro pointé. Reste une séquence très dynamique où un paysan se fait courser par une milice dans la steppe enneigée. Bien que tragique, cette aération du récit est une vraie bouffée d'oxygène.
Considéré quelques années plus tard comme trop stalinien (le carton final annonce fièrement l'avènement "de la dictature du peuple"), le film fut bloqué durant de longues décennies avant d'être diffusé de nouveau à la fin des années 90.

Les ailes du serf (Youri Taritch / Yuri Tarich - 1926)

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Sous le règne d'Ivan le Terrible, le jeune serf Nikitchka est réputé pour être un inventeur ingénieux au point d'être appelé de force pour réparer une horloge d'une riche boyard voisin. Il travaille en parallèle sur un système d'ailes qui lui permettrait de voler ; ce qui attire la méfiance de son ravisseur, fervent croyant. C'est à ce moment là qu'un détachement militaire d'Ivan IV arrive en ville.

Une bonne curiosité que ce film historique surprenant bien que schizophrénique. Le scénario du jeune Nikitchka passe souvent au second plan pour laisser la place à une description de la décadence du pouvoir, qu'il soit local ou d'Ivan le Terrible lui-même. Orgie, viol, repas gargantuesques, humiliation, assassinat, sadisme, homosexualité d'Ivan (?)... Tout est bon pour taper sur la corruption à la fois de l'aristocratie et des superstitions religieuses. Toutes ces scènes forment un mélange de répulsion et de fascination, un peu comme ce que pouvait faire un Cecil B DeMille un brin hypocrite qui flattait les bas instincts en voulant dénoncer l'immoralité des païens.
On en oublie ainsi régulièrement les péripéties du malchanceux Nikitchka trimballé d'une cour à une autre, ou plutôt d'une geôle à une autre, et échappant à la condamnation à mort à plusieurs reprises pour vouloir défier Dieu avec sa machine volante.
Des problèmes de construction et d'équilibre qui s'oublient heureusement lors des 20 dernières minutes qui se recentrent sur un ligne narrative unique et qui ne manque pas d'intensité et de tension, sans être très réaliste ou rigoureux non plus.
Ce n'est pas la mise en scène la plus formaliste ou avant-gardiste du cinéma muet soviétique mais elle demeure efficace et toujours professionnelle avec des moyens confortables qui se voient à l'image (photographie, figuration, château, costumes pour une reconstitution de l'époque qui semble plus authentique que le traitement du scénario).
"celui qui n'est pas occupé à naître est occupé à mourir"
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