Muets Russes 1908-1930

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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bruce randylan
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Re: Muets Russes 1908-1930

Message par bruce randylan »

Katka, pomme reinette (Fridrikh Ermler, Eduard Ioganson - 1926)

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Pour survivre, Katka vend des pommes à la sauvette au milieu d'autres mendiants. Alors qu'elle apprend qu'elle est enceinte d'un homme égoite, elle pense trouver un nouveau départ avec un vagabond, attentionné mais sans caractère.

Un film assez rare désormais qui fut pourtant l'un des premiers titres russes à s'intéresser à un personnage féminin indépendant et fort, qui ne laisse pas démonter même lorsqu'elle attend un enfant et qu'elle est moquée par ses amies. Ce thème deviendra même à la mode durant les années à venir avec certains films qui devinrent plus connus (Trois dans un sous-sol par exemple). Pas mal de chose intéressante dans l'approche du film avec une veine documentariste assez prononcée : beaucoup de scènes sont tournées en extérieur, la dimension sociale est assez bien rendue et les comédiens ont suivis de véritables caractères pour s'imprégner de leurs rôles. L’interprétation est d'ailleurs très moderne et de première ordre, surtout les personnages féminins. Il y a certes l'héroïne mais également une sorte de Vamp manipulée à son tour par l'ancien amant de Katka qui sont parfaites dans leurs rôles avec de multiples facettes à leur psychologie qui ne peut être condensées à des formules toutes faîtes.
Leurs partenaires masculins ont un peu plus de mal à s'imposer à l'écran à cause d'une écriture plus conventionnelle et prévisible même si les cinéastes évitent de tomber dans le manichéisme dans leurs descriptions de l'univers qu'ils dépeignent. Le style visuel est ainsi plus sobre, moins démonstratif que beaucoup d'autres films de la même période, notamment sur le montage. La caméra est majoritairement statique mais le découpage est assez alerte et souvent précis. Il est donc curieux de trouver une séquence de dancing qui reprend furtivement et maladroitement le style de l'avant garde française avec une scènes de guinguette exubérante visuellement mais tellement brève que la réalisation semble inadaptée. Elle fonctionne mieux durant le combat final avec un plan rapproché suivant dans les adversaires des tumultueux panoramas.

Sans être un chef d’œuvre, ni même une franche réussite, ce mélodrame a la qualité de ne pas jouer la surenchère et possède une dimension chaleureuse, réaliste et humaine qui lui donne un réel coup de pouce.
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Re: Muets Russes 1908-1930

Message par bruce randylan »

Grosse révélation avec After death (1913) de Evgenii Bauer, souvent considéré comme le meilleur cinéaste pré-soviétique.

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Un homme qui se remet difficilement d'une rupture rencontre une chanteuse qui le fascine rapidement. Elle lui fait une déclaration d'amour mais il repousse malgré son attirance. Quelques temps plus tard, il apprend qu'elle s'est suicidée.

Sur ce titre, le talent de Bauer est éclatant et la maturité de son langage cinématographique est fabuleuse. Il a une compréhension des possibilité de la réalisation qui surclasse un sacré nombre de ses contemporains, et à l'échelle internationale. La photographie est virtuose avec des clairs obscurs saisissant et d'une grande finesse pour une belle gamme dans la gestion des sources de lumières. C'est l'occasion d'ailleurs pour le cinéaste de souvent jouer sur la profondeur de champ avec une grande netteté qui témoigne au passage d'une utilisation très intelligente des décors et du mobilier qui vient par exemple perturber la progression du héros pour s'approcher d'un personnage, comme une métaphore de son malaise et sa psychologie torturée. Il y aussi quelques moments plus oniriques lors des séquences de rêves là aussi très soignée visuellement, baignant dans un flou lumineux du meilleur effet.
Enfin, il y a une séquence en plan-séquence avec un travelling arrière, fonctionnant par à-coups (doublé de panoramas) et d'une rare maîtrise technique qui traduit à merveille la psychologie du protagoniste principal ne se sentant pas à l'aise lors d'une vaste soirée mondaine.

Et pour ne rien gâcher, l'histoire fonctionne très bien avec une dimension poétique (proche de Poe par moment) qui évite au film de sombrer dans le mélodrame factice.
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Re: Muets Russes 1908-1930

Message par bruce randylan »

Un cycle consacré à "Octobre 1917" touche à sa fin à la Fondation Pathé avec forcément quelques titres assez rares au milieu des classiques d'Eisenstein ou de Poudovkine :

Débris d'empire / l'homme qui a perdu la mémoire (Fridrikh Ermler - 1929)
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Après 10 ans d'amnésie causée par la guerre, un homme retrouve la mémoire et décide de retourner dans son ville d'origine.

En s'inspirant de de cas avérés d'amnésie (causée par le traumatisme de la guerre), Ermler parvient à livrer un film de propagande assez original et prétexte aux nombreuses expérimentations russes typiques de l'époque. Ainsi lorsque les souvenirs reviennent au héros, les fulgurantes accélérations du montage avec des plans d'une ou deux images sont tout à fait justifiées psychologiquement ; de même que plusieurs effets très inspirés sur la profondeur de champ et l'utilisation de flous ainsi qu'une première partie baignant volontiers te symboliquement dans l'obscurité avec là encore une certaine virtuosité comme ses phares balayant les environs d'une gare enneigée.
Et pour l'histoire, elle est également assez habile en présentant cet amnésique faire face à un saut temporel de 10 ans sans qu'il ait eu l'occasion de saisir les effets de la Révolution qu'il n'a pas connu. Ainsi quand il rend visite à son ancien patron d'usine pour retrouver son poste, il ne comprend pas pourquoi ce dernier traîne pathétiquement en pyjama et complétement reclus chez lui, pas plus qu'il ne comprend qui dirige vraiment la fabrique d'autant qu'il ne trouve pas Mr Fabkom (l'abréviation de Fabrichny komitet). C'est assez astucieux et moins démonstratif que d'autres films de l'époque d'autant que la présentation des personnages est moins manichéenne qu'on aurait pu croire (l'ancien patron est presque touchant et un employé boit de l'alcool entre les machines).

La narration est un peu brouillonne au début où les repères ne sont toujours pas évident entre 1917, 1918 et 1928 avec en plus une fausse piste sur le protagoniste principal qui n'est pas celui qu'on imagine (un jeune soldat secouru). Une fois que le vrai héros est identifié et revient au bercail, le film gagne en intensité dramatique avec quelques moments remarquables même si le film n'est pas avare en séquences brillantes durant la première partie comme ce moment stupéfiant (et jamais reproduit depuis à ma connaissance) où le blessé assoiffé va téter une chienne qui vient d'accoucher (et qui sera froidement abattue par les troupes impériales laissant ses chiots orphelins).
Le final enfin ne manque pas de puissance mais à un niveau plus intimiste lorsque que le héros retrouve enfin sa fiancée qui s'est remariée à un bourgeois cynique et violent pour une séquence qui explique le titre (Débris d'empire). La gestion des focales, de l'espace, des gros plans et du montage composent une symphonie visuelle d'une grande maturité appuyée par l’interprétation sensationnelle de Fyodor Nikitin, impeccable du début à la fin.

Montagnes d'or (Sergei Youtkevitch - 1931) est plus conventionnel et évoque à ce titre un peu la Fin de St Petersbourg avec des ouvriers hésitant entre la grève ou de rester fidèle à leur patron qui les manipule.
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Ca reste un film globalement réussi pour sa facture visuelle mais qu'il est difficile de juger puisque la Fondation Pathé a jugé bon de diffuser la version sonorisée que le cinéaste établit en 1936 mais en coupant le son pour l'accompagnement au piano... :|
J'ai pas trouvé trop d'infos (et la présentation était un peu floue) mais on dirait que le cinéaste a retourné plusieurs séquences et a dû en couper pas mal puisque cette version est plus courte d'une bonne trentaine de minutes. En tout cas, on voit que le son est ici important et son utilisation a l'air plutôt pertinente : la musique folklorique qui accompagne une future naissance mais qui s'arrête brutalement quand on devine que l'accouchement s'est mal déroulé, la séquence musicale dans les toilettes où les employés ne peuvent pas rester plus de 5 minutes, l'atmosphère des bars nocturnes, une porte qu'on tambourine... et surtout le tic-tac d'une montre, cadeau du patron à un de ses ouvriers avec l'espoir que celui-ci s'oppose à la grève des bolcheviks et qui résonne ainsi comme un rappel à la trahisons envers ses compagnons.

Passé cette curieuse idée de programmation assez frustrante, le film se suit bien avec quelques idées visuelles mémorables comma la foule se regroupant autour autour d'un cadavre en une succession de jump cuts. Dans l'ensemble, les effets de style se trouvent plutôt dans le premier tiers et se font plus rare une fois que le dilemme du héros est lancé. Mais le scénario est assez bien ficelé et ne manque pas de force malgré des seconds rôles assez caricaturaux comme les sous-fifres du patron suintant la perfidie.


Les 26 commissaires de Bakou (Nikolaï Chenguelaia - 1932) est le moins intéressant des trois à cause d'une durée bien trop longue pour une narration manquant cruellement de concision. Je dois avouer que j'ai eu assez de mal à rentrer dans l'histoire. Pour le coup un petit recadrage historique n'aurait pas fait de mal avant la séance : bolcheviks, menchéviks, troupes germano-turcs et anglais se retrouvent bientôt en confrontation. Pas facile de s'y retrouver au début même si l'intrigue aborde un fait assez peu connu chez nous qui aurait pu donner quelques choses de passionnant.
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L'intrigue assez mollassonne et sa dimension collective font qu'on se désintéresse un peu trop rapidement des protagonistes malgré une photographie époustouflante qui offre de puissants plans de visages. Passée une introduction plutôt alléchante, ça retombe bien vite dans d'interminable réunions et scènes d'exposition. En revanche le dernier tiers remonte en flèches quand les anglais trahissent la ville de Bakou pour s’approprier les puits de pétrole et préfère ensuite saboter les pipeline plutôt que de les laisser aux bolcheviks. Outre une saisissante séquence d’exécution au milieu des dunes, on trouve des plans incroyables des ouvriers sous une pluie de pétrole d'une beauté macabre. Je me demande vraiment comment cela a été tourné (et si c'est vraiment du pétrole !) car le résultat est impressionnant.
Ca permet de se dire qu'on a pas perdu son temps.


Sinon pour sortir de la Fondation Pathé
Grosse révélation avec [b]After death[/ ... oviétique.
Je continue mon exploration d'Evgenii Bauer avec deux moyen-métrages.

Enfants de la cité / Child of the big city (1914) est moins abouti qu'After Death tout en étant très inspiré et largement en avance sur son temps. Les lacunes du film proviennent de plusieurs moments un peu trop théâtraux pour une histoire édifiante où un bourgeois recueille une modeste couturière qui prendra vite goût au luxe au point de tourner le dos à son protecteur quand il fait faillite. La fin à ce titre est d'une rare violence, à la fois grotesque et poignante.
Spoiler (cliquez pour afficher)
L'aristocrate déchu se suicide sur le perron de la demeure de son ancienne maîtresse, émue quelques secondes et rapidement contrainte d'enjamber maladroitement son corps pour ne pas arriver en retard à une soirée, suivie par une dizaine de convives.
Par contre formellement, le film possède plusieurs moments qui méritent qu'on s'y attarde comme l'utilisation de la photographie, des sources de lumières et de la profondeur de champ qui donne un moment très réussi comme le personnage féminin debout devant un vaste rideau cachant une parti de la salle de réception dans le fond de la pièce.

Daydreams (1915) m'a beaucoup moins marqué avec sa variation sans éclat d'After Death où un homme ne se remet pas du décès de son épouse et ne tarde pas à projeter l'image de cette dernière dans une comédienne qui lui ressemble. Il y a ici quelques travelling très bien utilisés mais desservis par des décors médiocres, une photo un peu plate (un comble pour Bauer) et un interprète peu crédible. Du coup, je n'ai pas réussi à être pris par la progression dramatique qui donne pourtant un dernier tiers normalement tragique sur le papier.
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Re: Muets Russes 1908-1930

Message par Demi-Lune »

Je pensais que tu allais nous parler de La maison de la rue Troubnaïa, qui a fait l'ouverture du cycle "L'URSS des cinéastes" à la Cinémathèque... et que je n'ai pas pu voir. :(
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Re: Muets Russes 1908-1930

Message par bruce randylan »

Ouais mais celui-là, je l'ai en DVD. :mrgreen:
Je devrais parler un peu du reste de la rétro même si je ne pourrais pas tout voir à cause du FFCP (et de la belle-famille qui squatte avant mon mariage)
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Re: Muets Russes 1908-1930

Message par Alexandre Angel »

bruce randylan a écrit :Ouais mais celui-là, je l'ai en DVD. :mrgreen:
Je devrais parler un peu du reste de la rétro même si je ne pourrais pas tout voir à cause du FFCP (et de la belle-famille qui squatte avant mon mariage)
Ce Boris Barnett est le seul que je connaisse parmi les derniers films cités (en fait, parmi beaucoup de films cités dans ce topic :mrgreen: ). J'ai le souvenir d'une pochade burlesque hyper-frénétique, presqu'épuisante, avec un décor d'immeuble (ou de cage d'escalier) en coupe.
Comme "le Temps de l'innonce" et "A tombeau ouvert", "Killers of the Flower Moon" , très identifiable martinien, est un film divisiblement indélébile et insoluble, une roulade avant au niveau du sol, une romance dramatique éternuante et hilarante.

m. Envoyé Spécial à Cannes pour l'Echo Républicain
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Re: Muets Russes 1908-1930

Message par bruce randylan »

Cette fois, je suis bien à la cinémathèque :P :

Don Diego et Pélagie (Yakov Protazanov - 1927)
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Un fonctionnaire zélé donne une amende à une modeste paysanne âgée pour avoir traverser la voie ferrée. Le traitement de la procédure connaît plusieurs ratée conduisant la contrevenante en prison

Protazanov plutôt connu pour ses drames accouche d'une excellente comédie critiquant directement et avec beaucoup de malice la bureaucratie soviétique qui n'a donc pas tardé à mon montrer ses lacunes : lois absurdes ou déconnectés de la réalité, employés méprisants ou paresseux, cauchemars administratifs où tout le monde se renvoie la patate chaude, illettrisme des campagnes s'opposant à la préciosité ridicule des citadins. Le film tape assez juste et sur tout le monde sans chercher à grossir le trait ou virer dans la farce gesticulante. Ce qui est surprenant c'est que le film semble éviter pas mal de conventions communistes à l'image de ce couple âgé de paysans toujours croyant et pratiquant et qui provoque surtout la tendresse et la bienveillance des jeunes du kolkhoze. Il n'y a guère que la conclusion qui rappel son année de production et son origine lorsque la morale conclut en affirmant qu'il faut un dirigeant fort pour contourner la loi afin que le pays fonctionne.
A peine quelques secondes qui n’entache jamais la tendresse de Protazanov envers sa malheureuse fermière. Un regard à la fois léger et caustique qui préfère la moquerie complice.
Vu son sujet, le film est assez peu démonstratif sur la forme mais donne quelques très beaux plans de natures et de la campagnes russes filmé avec un réel amour.
Un très plaisante et attachante surprise qui ne dure en plus que 70 minutes.


La roue du diable (Grigori Kozintsev & Leonid Trauberg - 1926) est en revanche beaucoup moins satisfaisant pour divers raisons tout en étant une curiosité avec une approche finalement assez américaine dont l'influence semble assez prononcé.
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On y croise des fêtes foraines, des marins en permission, des malfrats et des truands, des gens du cirque, des amoureux paumés tentés par le vice et le crime. Le tout pour une ambiance romantique (pas nécessairement dans le sens « romance »).
Seulement l'écriture ressemble à une compilation et les personnages n'arrivent pas à exister sur l'écran d'autant que les péripéties s'enchaînent trop vite et pas toujours de façon crédible. Toutefois le film est désormais incomplet et il manque une bonne demi-heure avec la troisième et sixième bobine disparues.
Ca rendrait inévitablement la narration plus fluide mais je ne suis pas que cela améliore la vraisemblance du traitement et la consistance des personnages.
Reste que visuellement il y a de nombreux plans/scènes inspiré(e)s : les gros plans de visages, le premier baiser dans les montagnes russes, le funambule au dessus de la foule, les bars sordides... et la photographie de manière générale.
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Re: Muets Russes 1908-1930

Message par bruce randylan »

La mélodie du vieux marché / Cain et Artem (Pavel Petrov-Bytov - 1930)

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Méprisé pour être un juif, Caïn est constamment moqué et humilié au coeur d'un grand marché sur lequel règne Artem, un grand molosse plus sensible qu'on pourrait le croire. Mais il se fait des ennemis qui complotent pour l'assassiner lors qu'une conversation à laquelle assiste par hasard Caïn

L'une des grandes révélation de ce cycle à la Cinémathèque. Un impressionnant tour de force visuelle et esthétique d'une incroyable modernité qui s'impose comme un laboratoire d'idées plastiques à la limite de l'avant-garde et de l'expérimental. L'histoire en elle-même n'est qu'un prétexte et repose sur un schéma très simple qui met peu de temps à se mettre en place. Celà dit, les personnages ne sont pas de banals pantins mais parviennent à prendre vie par ce travail de réalisation qui crée un environnement viscéral incroyablement immersif, reposant également sur des scènes assez longues, presque trop étirées par moment.
C'est avant tout au niveau du cadrage que la mélodie du vieux marché est remarquable. Les plans sont très serrés, avec peu de plans larges, accentués par de longues focales qui mettent en valeur les visages et les regards. Il en ressort un profonde effervescence dans l'arrière plan où les activités et passages incessants des habitués du marchés créent un flot continu de mouvements qui deviennent bientôt un émulateur et un symbole de la tension et des émotions, comme si la foule floue et indéfinissable traduisait les dilemmes et les états d'âmes des personnages.
L'arrière plan est constamment utilisé dans cette "optique", qu'il s'agisse d'un rivière tumultueuse, de ruelles sordides ou d'un immense bar où les fenêtres dessinent des ombres chinoises. De plus, ce jeu sur la profondeur de champ est souvent décuplée par un travail tout autant audacieux sur la photographie, notamment dans l'utilisation de sources de lumières clignotantes (plus ou moins artificielles) qui viennent couvrir l'intégralité d'un visage plongé dans la tourmente.

Pendant 40 minutes, la mise en scène est ainsi bluffante et multiplie les séquences anthologiques : la présentation du marché et des personnages, le jeu/défi sur le toit au découpage virtuose, le désir de la fiancée d'Artem de changer de vie alors que ce dernier éprouve de plus en plus de dégout pour l'alcool et la débauche se déroulant à proximité (donnant deux sensationnelles séquences dans un troquet populaire et musical), la tentative d'assassinat et la lutte d'Artem pour ne pas se noyer ou encore le suicide d'un personnage féminin.

Le dernier acte est plus traditionnel et rejoint forcément l'éloge de la révolution communiste où Artem se découvre de nouveaux amis ainsi que les bienfaits du socialisme soviétique. Mais la chaleur de la description des rapports humains prend heureusement le pas sur la propagande sans amenuiser une violence critique de l'antisémitisme.

Le film a été proposé dans une version sonorisée assez agaçante au début avec des bruitages horripilant et terriblement factices avant de s'avérer plus réussie une fois qu'on se recentre sur les protagonistes et que la musique prend le pas.
D'après le site kinoglaz, c'est Abel Gance lui-même qui s'en serait occupé en 1932 pour la sortie française (bien que le film connut un exploitation sonore en russie). J'ai l'impression que c'est cette version française qui a été projeté à la vue des cartons d'introductions. Mais je n'en suis pas sûr. Enfin, le film subit éaglement plusieurs ellipses assez violentes et je me demande s'il ne manque pas plusieurs minutes : la copie de la CF faisait 65 minutes mais imdb indique 85 minutes. Cain et Artem étant un film désormais totalement oublié et devenu très rare, pas facile de trouver plus d'info, y compris sur son réalisateur.
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Re: Muets Russes 1908-1930

Message par Viggy Simmons »

Quelqu'un sait pourquoi la version du CUIRASSE POTEMKINE diffusée la semaine dernière sur Arte ne dure que 49 minutes alors que la durée officielle semble être entre 68 et 80 minutes?

https://www.arte.tv/fr/videos/034507-00 ... des-reves/
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Jack Carter
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Re: Muets Russes 1908-1930

Message par Jack Carter »

Etant tombé dessus quelques minutes, j'ai été etonné que ce soit une version "sonore"

pour les differentes versions, se reporter au lien
http://1895.revues.org/32

du paragraphe 43 à 53 pour comprendre comment on est arrivé à 49 minutes :wink:
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The Life and Death of Colonel Blimp (Michael Powell & Emeric Pressburger, 1943)
Viggy Simmons
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Re: Muets Russes 1908-1930

Message par Viggy Simmons »

Merci !!
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Re: Muets Russes 1908-1930

Message par bruce randylan »

Deux curiosités :

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La prostituée (Oleg Frelikh - 1927) est un maladroit mélange entre le drame, le documentaire et le film de prévention à tendance institutionnelle. Les auteurs montrent comment une orpheline sombre dans la prostitution puis décrivent le passé d'autres femmes qui ont pu tomber dans cet univers sordide avant de montrer comment les autorités luttent contre ce fléau, tant humain que sanitaire. La dernière demi-heure est assez assommante avec 10 minutes de films d'animation rudimentaires et explicatifs (où l'on apprend que le taux prostituées malades en France était le plus important d'Europe !) qui précède la démonstration didactique sur la Mère Patrie soviétique sauvant les jeunes femmes de la perdition.
La première heure était cela dit loin d'être parfaite avec une construction chorale très bancale où on ne comprend pas quel personnage féminin nous est présenté. Toutefois quelques séquence sont plutôt honnêtes, pour qui aime le mélodrame social à fond dans l'injustice et l'indignation (pas très subtil donc). Le problème majeur demeure une réalisation plate qui semble avoir 10 ans de retard avec un découpage très pauvre et rudimentaire... Oleg Frelikh était principalement un acteur, ceci pouvant expliquer cela.
Pas contre les quelques touches documentaristes sont suffisamment intéressantes pour qu'on regrette qu'elles ne soient pas plus présentes comme la séquence où des blocs de glaces sont retirés d'un fleuve gelé pour que les femmes puissent y laver leur linge.

Vous ne pouvez pas vous passez de moi (Viktor Chestakov - 1932) est pour une comédie de mœurs d'une quarantaine de minutes très amusante durant ses deux premiers tiers avec un mari procrastinateur et maladroit, incapable de s'occuper de son bébé ou de préparer à manger. Alors quant il lit alors dans le journal qu'une cantine d'état vient d'ouvrir, il bondit sur l'occasion pour s'escamoter loin des tâches ménagères.
Évidement sur place, rien ne déroule comme prévu : file d'attente interminable, impossibilité de trouver une place assise, les voisins de tables sont grossiers et surtout la gastronomie est peu appétissante...
Cette première partie est vraiment très drôle et bien menée, le cinéaste (à la carrière très obscure où quasiment aucune information n'est trouvable) possède un bon sens du timing et du cadrage qui savent parfaitement mettre en valeur les gags comme tous ceux autour de la file d'attente qui n'ont rien à envier aux maîtres américains du cinéma burlesque. L'acteur qui interprète le mari est également génial avec une dégaine tout de suite "crédible", trimballant ainsi toute sa panoplie pour passer le temps avant de pouvoir rentrer manger : livre, chaise pliante, pantoufle) :mrgreen:
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Le dernier tiers bascule très rapidement dans l'éloge de l'efficacité russe : ayant eu bruit des nombreuses plaintes sur la tenue de la cantine, les autorités reprennent les choses en main et rebaptisent l'établissement "Cantine Staline" où les tâches du personnel ne sont plus anonymes. Les employés mettent désormais du cœur à l'ouvrage pour effectuer leur service pour éviter les blâmes... et pour le grand bonheur des clients, créant surprise sur surprise pour l'infortuné époux qui déconseillait à sa femme de venir tester la cuisine.
Ce dernière partie reprend donc chacune des péripéties de la première partie en les désamorçant pour montrer le gain qualitatif. Assez prévisible dans ses effets avec un humour plus facile mais les acteurs assurent toujours le spectacle pour cette comédie qui méritait bien d'être exhumé.
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Re: Muets Russes 1908-1930

Message par bruce randylan »

Ma grande-mère aka le piston (Konstantin Mikaberidze - 1929)

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Dans une grande société publique, un bureaucrate oisif suit avec application l’implacable logique qui régit son travail et ses collègues. Mais suite à un concours de circonstance, il est licencié.

Énorme révélation pour ce film assez unique, un ovni qui s'impose comme un croisement délirant entre Bunuel, Kafka, le cartoon, l'avant-garde ou encore le burlesque. Ca déborde d'idées géniales à chaque plan.
Vouloir décrire le film revient à un faire l'inventaire de ses expérimentations : animation image par images (feuilles, jouets, peluches), plans passés en vitesse arrière, travelling circulaire, axes de prise de vues audacieux (contre-plongée saisissantes, décadrages, cadre dans le cadre...), décor expressionnistes, maquillages excessifs, déformations de l'image, de l'huile sur l'objectif, gestes des comédiens saccadés, accélérations du montage... Mais le plus étourdissant vient bien fait du collage et de l'association de toutes ses techniques qui s'alternent, se mélangent, se croisent sans réelle justification dans un grand moment d'absurdité surréel où chaque séquence invente son propre langage cinématographique dans une sorte de synthèse de tous les mouvements avant-gardistes cinématographiques du moment même si certaines idées sont empruntés plus ou moins directement à d'autres films comme les sorte de voile en tissu semi-transparent qui séparent les acteurs du décor de l'arrière plan qu'on trouve dans Une page folle par exemple.
Le film échappe à toute logique, à toute prévision : le long cauchemar bureaucratique de la première moitié, la danse folle de l'épouse et de la fille, une statue qui s'insurge qu'on jette des mégots par terre, la colère du "patron" qui transforme les employés en ombres chinoises murales. C'est tellement riche que le cerveau n'arrive pas à tout conserver en un visionnage. Ce surplus est aussi une des limites du film : la première partie est tellement incroyable d'inventions tourbillonnantes que le film ne tient pas toute ses promesses une fois qu'on suit le bureaucrate renvoyé. Une certaine lassitude se fait ainsi sentir avec une bande-son un peu trop répétitif malgré des thèmes musicaux réussis. Durant le dernier tiers, la dimension visuelle, moins brillante, ne suffit plus à compenser la légèreté d'un scénario très mince.

En 1929, l'audace expérimentale de Ma grand-mère a donné de grosses sueurs froides aux autorités qui ont tout simplement décidé de bloquer la sortie du film qui ne fut jamais exploité au grand désespoir de son cinéaste qui s'y était investit corps et âme. Non seulement, il ne tourna plus que quelques films médiocres mais en plus, mais en plus personne ne le prenait au sérieux quand il évoquait la modernité de ce titre muet invisible que personne n'avait entendu parlé. Il finit heureusement par être redécouvert en 1967 et devient rapidement culte pour les nouvelles générations géorgiennes.

Un extrait pour donner une idée. :D
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Re: Muets Russes 1908-1930

Message par bruce randylan »

Hors du chemin / Khabarda (Mikhaïl Tchiaoureli - 1931)

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Dans un quartier insalubre d'une ville géorgienne, le conseil municipal planifie la reconstruction des habitations qui s'écroulent régulièrement, causant de nombreux morts. Au milieu de ses bâtisses, se trouvent une église qu'il faudrait également raser mais la foule de fidèles est bien décider à lutter pour conserver ce lieu de culte.

Encore une agréable surprise que ce film de propagande qui joue habilement de la dérision et du ridicule avec, de plus, une réalisation très inspirée.
Ca commence comme un documentaire sociale assez dur et cru où des familles entières vivent dans des taudis envahis par des rats et dont les éboulements frappent les enfants durant leur sommeil.
Les plans sont à chaque fois parfaitement composés avec une photographie admirable, renforcés par une utilisation assez virtuose des lentilles et des focales pour donner à chaque image une personnalité propre : contre-jour lumineux, halo, flou, absence de profondeur de champ...

Assez rapidement, une fois que la jeunesse et les communistes décident de détruire l'église instable, Hors du chemin bascule dans la satire, opposant la jeunesse vaillante en quête de renouveau à un défilé de réactionnaires grabataires, de bigotes éructant et autres conservateurs bornés qui ne veulent pas qu'on touche à leur monument et qui remuent ciel et terre pour faire le faire reconnaître comme site historique.
On est pas dans la grande finesse et la réalisation, comme le choix des comédiens, appuient cette opposition de manière la plus frontale possible et de façon assez efficace il faut admettre. Hors du chemin n'est cependant jamais aussi réussi que lorsqu'on suit la masse de plus en plus grands des défenseurs de l'église qui vont ainsi chercher le maire qui va fêter ses 40 ans au pouvoir et dont plus personne ne se rappelle pourquoi il est élu et ce qu'il a fait pour le village mais que tout le monde vénère comme une relique, s'extasiant ainsi sur son pantalon traînant sur un paravent. La tradition pour la tradition.
Plus le film avance et plus on vire dans la farce aussi caustique que surréaliste comme la longue séquence (rêvée) de la procession funéraire qui devient une mini guerre civile moyenâgeuse entre différents factions de gâteux déconnectés qui s'attardent quand même pour prendre la pose (y compris le mort dans son cercueil) lorsque l'équipe du film leurs demande de ne pas oublier la caméra :lol:
Du coup, à chaque fois qu'on revient dans la pure opposition entre "anti" et "pro", le film perd en rythme et humour pour s'avérer trop didactique et manichéen. Et j'avoue que le leader des komsomols est encore plus inquiétant que les p'tits vieux, ce qui n'était sans doute pas la volonté première. On devine le mec qui va bientôt envoyer fissa le moindre opposant au goulag sans le moindre état d'âme.
La conclusion du film va forcément dans le sens des komsomols qui découvrent que l'église n'a rien d'historique mais date d'Alexandre III et qu'elle a servi d'office de propagande chrétienne.

Contrairement à ce qui était indiqué dans le programme, le film ne durait pas 1h mais 90 minutes. C'est dommage car réduit d'une vingtaine de minutes pour ne garder que la charge satirique, Hors du chemin aurait été une savoureuse comédie... Mais pas forcément très percutant dans ses ambitions "réformatrices" il est vrai.


Enfin quelque mots vite fait sur Sacha (Alexandra Khokhlova - 1930), œuvre désormais à moitié perdu dont il ne reste que les 40 premières minutes.
Image
C'est regrettable car le passage de l'actrice Alexandra Khokhlova derrière la caméra ne manque pas d'attrait (sans doute épaulée par Lev Koulechov qui fut son époux et qui a co-écrit le scénario). Les premières séquences possèdent une réelle force avec une immersion proche du documentaire pour une mise en scène alerte et dynamique. Excellente direction d'acteurs et surtout d'actrices pour une fibre humaniste indéniable qui ne manque pas de compréhension envers Sacha, jeune paysanne enceinte qui arrive, perdue dans une grande ville et dont le mari est en prison.
La seconde partie, Sasha face à la justice essayant d'expliquer la situation de son mari, semble plus problématique avec le risque de sombrer dans le pathos, les grosses ficelles tant politique qu'émotionnelle... Mais on ne le saura plus à priori. :(
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Re: Muets Russes 1908-1930

Message par bruce randylan »

Deux-bouldi-deux (Lev Koulechov - 1929)

Un père et son fils composent le clou d'un spectacle de cirque mais les deux hommes ont des points de vue divergents sur l'engagement politique. Le père serait plutôt pour rester neutre dans la lutte entre les blancs et les rouges tandis que le plus jeune est un communiste actif qui voudrait que la troupe entière du cirque prenne position.

Encore une géniale découverte, non pour son scénario une fois de plus tourné vers la propagande, mais pour sa réalisation dynamique et rythmée qui parvient à créer une remarquable tension.
On remarque tout d'abord les théories de Koulechov sur le montage lors de la présentation des personnages où son découpage laisse à penser que tout le monde dialogue dans la même pièce alors que la scène se déroule dans deux lieux distincts. Une manière habile de condenser les séquences d'expositions tout en posant immédiatement les enjeux dans les relations entre les personnages.
Le cinéaste semble vraiment avoir voulu privilégier ces derniers sur la simple dimension politique, prenant ainsi davantage de temps pour décrire le spectacle de cirque et sa communauté qui devient rapidement attachante (et pourtant l'univers du cirque me touche assez peu de manière générale). Ainsi quand les "blancs" attaquent la ville, le suspens n'est pas uniquement artificielle mais repose sur des vrais dilemmes.
La séquence où le père va supplier un général de libérer son fils condamné à mort, et doit pour cela se livrer un numéro comique, impressionne par son intensité dramatique et sa cinglante ironie.

Sa durée d'à peine une heure permet de ne garder que l'essentiel et d'aller assez vite sur les facilités du scénario (l'évasion du fils). Et surtout, la réalisation de Koulechov parvient toujours plonger le spectateur au cœur de la scène avec une très belle photo (les séquences nocturnes), une utilisation percutante des iris qui viennent accentuer les plans larges ou la science de montage lors du final où l'on ressent physiquement l'oscillation du trapèze.
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