J'ai vu le film il y a peu en copie remastérisé sur Paris (merci le Grand Action) et sans doute que j'en attendais trop car je me range de l'avis de ceux qui considèrent le film comme un grand film mais pas un chef d'oeuvre. Dans mon cas, c'est la première partie du film que j'ai trouvé, à défaut banal, au mieux bien réalisée. Bien sûr le noir et blanc est magnifique, bien sûr l'influence du film noir et de l'expressionnisme (jusque dans la posture de Mitchum) s'en ressentent mais mon visionnage m'était mainte fois plombé par tout ce qui concerne la religion et la bigoterie des campagnes américaines, parfois profondément enracinées à celle-ci. Bien sûr que le film contient sa charge contre la religion et la crédulité mais fallait-il l'appuyer autant ? Un peu comme Demi-Lune, j'ai été ennuyé par les comédiens, peut-être plus Mitchum que les enfants dans mon cas. Si sa prestation me semble assez bonne, certains gimmicks (
déjà relevés par Nestor Almendros ici) m'ont parfois embêtés. D'autant plus que la filiation avec le conte de fée est omniprésente dès l'ouverture avec Gish sur fond étoilé (Lynch saura s'en souvenir), alors quel besoin d'en rajouter dans cet ogre-cartoon ? C'est dommage parce que quand il abandonne le surjeu (sur-je ?) stylisé, Mitchum en devient dès lors formidablement inquiétant. Il faut le voir camper l'innocent pasteur au bar ou à la fête, ou bien lors de la dernière scène avec une Shelley Winters encore vivante dans son lit.
Ce que j'ai le plus retenu dans cette première partie, c'est la forte dimension sexuelle (aussi relevée par Nestor), aussi visible dans de nombreux films de l'époque à plus ou moins forte dose (
Kiss me deadly me revient en tête) mais qui ici, mariée au fond religieux et à ce que ça produit, détonne fortement. Sur ce point, Shelley Winters m'apparaît aussi incroyable que sa touchante prestation dans
Lolita. Décidément, elle a le chic pour jouer les femmes mortellement délaissées.
A gauche, le film de Laughton (
capture © DVDClassik ), à droite,
l'enfance d'Ivan de Tarkovski (1962). Dans les deux cas, deux premiers films abordant l'enfance face à la cruauté des adultes avec la part d'onirisme qui s'en dégage.
Bref une première partie bien, sans plus et à partir du moment où les enfants prennent leur barque et que le film vire quasiment presque entièrement dans la contemplation dans sa seconde partie, j'ai été soufflé. Mitchum lui-même devient une présence du mal abstraite, reléguée en arrière-plan qui n'en demeure pas moins encore plus effrayante (le fait de le voir en ombre chinoise au loin, magnifique plan qui fait dire au jeune garçon cette remarque : "
mais il ne dort jamais ?" Mots qui, du fait de la stylisation, renforcent l'aspect surréel du mal qu'incarne Mitchum, bien plus que de son jeu dans la première partie) et le voyage sur la barque est une ôde à la nature protectrice qui devient proprement magique. Là où le prêchi-prêcha de l'infâme pasteur me gavait, j'ai été subjugué par cette odyssée intime en barque de deux gamins perdus. Là encore ce passage permet une ressource idéale du film et fait intervenir idéalement Lilian Gish. Au pôle du mal et sa contamination incarnée par Mitchum, il y a dorénavant un pôle du bien, une complémentarité forte entre deux personnages qui ont le don de la parole, du conte (un peu comme les mains de Mitchum). Face au faux pasteur, Gish incarne idéalement la Bible avec un grand B, mais aussi malicieusement les niveaux de lectures qui permettent de se réapproprier l'histoire biblique. Ce n'est pas un hasard si elle gagne la confiance du gamin car elle reste dans un cadre de noblesse et d'honnêteté évidente. Elle est la vraie parole, du moins celle qui sait.
Bref, un grand film mais pas un chef d'oeuvre pour moi. Je le reverrais bien sûr prochainement avec le temps afin de me faire un nouvel avis, la richesse du film ne peut que le permettre.