Rick Blaine a écrit :Certains critiques ont parfois la dent dure sur le cinéma engagé de Costa-Gavras (je pense à Thoret)
Oui, Thoret n'y va pas avec le dos de la cuillère. Mais d'une certaine manière, je comprends ce qu'il veut dire. Je risque de balader un peu le débat, mais bon...
Il compare le cinéaste aux travaux d'un Cimino, d'un Friedkin, d'un Pakula... Thoret aime particulièrement (et honnêtement, je partage totalement ce point de vue avec lui) les cinéastes dont les films ne sont pas "herméneutiques", c'est à dire bornés par une tradition de la démonstration ou bien par une lecture universitaire un peu rigide. Il préfère un cinéma plus ambivalent, davantage façonné par les paradoxes. L'être humain est un être de paradoxes, il ne sert à rien de le nier (même dans nos vies quotidiennes, nous ne sommes pas toujours d'une cohérence à toute épreuve face à nos choix et nos opinions, et c'est normal), or le cinéma de Costa-Gavras est un cinéma "engagé" d'un côté, assez mécanique, profondément en lutte avec des facettes très déterminées, très définies, d'un régime totalitaire. Dans le fond, c'est un cinéma coup de poing très intéressant et impressionnant, mais aussi assez limité par ce qu'il tente de faire. C'est un cinéma qui va dans un seul sens, qui tape, qui cogne, mais qui questionne peu.
C'est la raison pour laquelle j'aime profondément (quitte à en éprouver une réelle fascination) des films tels que
Mort d'un pourri,
Sorcerer,
L'année du dragon (si si, le lien avec Costa-Gavras peut-être fait à l'occasion...) ou encore
Cadavres exquis (et plus généralement tout ce cinéma italien enragé des années 1970... mais les français et les américains étaient très forts également). Car ce sont des films très sensibles, instables, organiques, très discutables et potentiellement bourrés de questions laissées en suspend. L'Homme a toujours aimé qu'on lui explique les choses clairement, avec d'un côté le bien et de l'autre le mal. Des notions simples, pour des raisonnements qui laissent forcément peu de place au débat de fond. De temps à autres, un élément va de l'un à l'autre (du bien au mal), mais sans écart énorme. De fait, si l'on songe à
Mort d'un pourri ou à
Cadavres exquis, ce sont des films sur lesquels plane beaucoup de questionnements, d'interrogations parfois très intimes et dérangeantes... Ces films ne se limitent pas à démontrer l'horreur d'une situation, ils s’intéressent aux causes qui la génèrent et en exploitent un véritable filon d'ambiguïtés.
Chez Costa-Gavras (cinéaste que j'aime vraiment, attention hein), c'est plus simple, plus dichotomique, plus frontal. Voici une situation, horrible et hideuse, et voici l'homme qui va la traverser et en faire ressortir les parallèles avec des sociétés existantes dont le fonctionnement s'avère détestable. C'est la lutte contre le mal, identifié et clair. Alors que dans
Mort d'un pourri ou
Cadavres exquis (je prends ici continuellement ces exemples afin de simplifier, mais beaucoup d'autres pourraient servir cette discussion), c'est la lutte contre quelque-chose qui nous dépasse et nous ronge. Le plus fort, c'est qu'il s'agit de films où l'on n'épargne pas nos propres régimes dits "démocratiques" et où l'on interroge même nos propres institutions pourtant "très propres sur elles". Avec cette sensation de suspend en vol que laissent généralement ces films-là. D'où la frustration de certains spectateurs, qui voudraient que l'on "termine" le récit, que l'on aille à un point B identifié et stable. Or, ni
Mort d'un pourri ni
Cadavres exquis ne mènent à une résolution d'un problème. Ce sont des films qui effleurent un nombre considérables de choses dérangeantes, mais reviennent à une sorte d'état initial (prouvant par-là la
véritable horreur d'une situation qui en réalité fonctionne en circuit fermé, sans issue possible) et surtout à l'impossibilité d'agir/réagir vis-à-vis d'une situation sur laquelle l'inaction et le sommeil planent en permanence. Pour moi, ces deux films sont infiniment plus violents et plus mortifères, plus frustratoires et plus audacieux que les grands classiques de Costa-Gavras, ne serait-ce que parce qu'ils ne choisissent jamais la facilité et ne font que traverser un espace dément, que nous connaissons bien, tout en ne cherchant jamais ni à nous caresser dans le sens du poil (puisqu'il nous met face à nos contradictions et notre lâcheté morale) ni à nous "expliquer" par le menu une situation donnée. Ils offrent un panorama effroyable de nos sociétés civilisées et politiquement correctes, glissent dans l'averse et reviennent enfin dans la nuit. Finalement "dormez bien, tout est tranquille" (dixit le film de Lautner), et c'est bien cela le plus affreux.
Dans le fond, je dirais que c'est un peu comme la problématique soulevée par deux romans distincts tels que
1984 de Orwell et
Le meilleur des mondes de Huxley. De prime abord, le roman d'Orwell est plus fort, plus frappant, plus violent. Il nous explique par le menu comment une société retire à l'Homme toutes ses libertés, à commencer par sa liberté intellectuelle. Mais avec un peu de recul et de raisonnement, c'est Huxley qui tape le plus fort. Son roman est plus subtil encore, plus dramatique et sans aucun doute plus perspicace. Car lui ne présente pas l'Homme au centre d'une société qui lui retire sa liberté... Il présente l'Homme comme une créature abdiquant sans broncher face à la bêtise et finalement presque ravi (puisque inconscient) de se voir retirer sa propre liberté de penser. Le
Big Brother de
1984 n'est rien comparé au désarmement mental progressif et pernicieux dont sont victimes les êtres humains dans
Le meilleur des mondes. Ils sont abreuvés de tout, tout le temps, et laissent de côté leur faculté de penser, de remettre en cause, de combattre. Ils sont eux-mêmes les artisans de leur propre chute.
C'est aussi pour cela, peut-être, que Thoret n'aime guère Costa-Gavras. Car il s'agit d'un cinéma de gauche classique et bien-pensant (perso, je ne suis d'aucune obédience politique -je me fiche d'appartenir à une chapelle en particulier-, voire carrément anarchiste concernant certains points... ça c'est pour que l'on ne mette pas d'étiquette sur le dos en écrivant cela), destiné à permettre au spectateur de comprendre la dictature et la politique d’extrême droite sans y concéder trop d'efforts. C'est intéressant et remarquable, techniquement parlant, mais ce n'est pas un cinéma très "courageux" au sens où l'on pourrait l'entendre habituellement. Comme tout cinéma engagé, il connait ses forces (la démonstration, étonnante de vigueur et d’intelligence) et ses limites (refus de l'ambiguïté, absence de l'ambivalence de nos contrastes politiques et moraux, simplification et réduction des enjeux du registre politique qui, pourtant, ne se limite jamais à une seule idéologie, mais bien à des notions de pouvoir et d'économie qui nous dépassent). Bref, selon Thoret, c'est du cinéma fait par quelqu'un qui est "ravi de penser comme tout le monde". Seulement, passé la démonstration, parfaitement huilée, c'est un peu vain. Un peu comme le
I comme Icare de Verneuil, ou bien son
Mille milliards de dollars. Des films excellents, que j'aime beaucoup, mais dont la démonstration implacable tue quelque-peu le pouvoir de séduction. C'est justement quand ces films lâchent prise qu'ils sont les plus pertinents (l'expérience Milgram pour l'un, la prise de conscience que la politique n'est que pantin en bourse dans l'autre). Car c'est à ce moment-là qu'ils débouchent sur des impasses desquelles nos réflexions peinent à s'extraire, puisque confrontées à l'impossibilité pour nous d'y trouver des réponses claires et objectives. "Objectivement" est d'ailleurs une "locution foireuse dont je n'ai que foutre", comme le souligne brillamment le personnage principal de
Mort d'un pourri. Car il n'y a pas d’objectivité, cela n'existe pas. L'objectivité, c'est une façon terminale de signifier la pensée de la masse. Or, c'est bien la masse (l'objectivité comme objet argumentatif) que fustige le cinéma italien (Damiano Damiani, Elio Petri, Francesco Rosi... etc etc...), mais aussi les anti-héros français et américains des années 1970 (Marc Ferrot, Xavier Maréchal, Arthur Bishop... des personnages solitaires, discutables, voire carrément infréquentables, mais dont la pensée libre et désenchantée s'inscrit dans une optique de résistance face à un ordre établi). Ce sont des films qui vont chercher querelle jusque dans nos sociétés bien installées (et pas simplement dans des dictatures en devenir, ce qui constitue la menace principale dans
Z), qui les fustigent dans leurs comportements médiocres, et n'hésitent pas non plus à remettre en cause la défense "papier mâché" de leurs valeurs déchues.
Regardez
Un papillon sur l'épaule, l'un des films les plus effrayants jamais construits à ce propos. Parce qu'il n’explique rien, parce qu'il laisse tout en suspend, parce que dans sa quête acharnée de la connaissance, il ne finit que par s'engouffrer dans la mort.
Un papillon sur l'épaule, c'est l'inconcevable découverte du néant qui nous étouffe, mais nous interroge. Et c'est cela qui est le plus fort. Si le film nous expliquait tout de A à Z, je serais, pour ma part, assez déçu.
Bref,
Z (Costa-Gavras par ailleurs, et je pense aussi à
L'aveu,
État de siège...), c'est vraiment très bien. Mais justement, c'est très bien. Pas beaucoup plus loin. Or, nous savons bien qu'au-delà d'une démocratie pouvant facilement basculer dans la dictature (risque clairement identifié par le film, certes, mais aussi par nos propres élites politiques), c'est bien cette démocratie elle-même qui est menacée en son centre par ceux qui en agitent parfois l'étendard. Aucun régime n'est parfait, et le notre n'y fait pas exception. Et j'aime le cinéma qui met un bon coup de pieds là-dedans, au risque de déplaire, voire d'agiter des questions douloureuses.