La Prisonnière du Désert (John Ford - 1956)

Rubrique consacrée au cinéma et aux films tournés avant 1980.

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villag
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Re: La Prisonnière du Désert (John Ford - 1956)

Message par villag »

Pour LA PRISONNIERE...., je confirme, le blu ray est de toute beauté, le meilleur blu ray naphta que je connaisse, des lieux au dessus de celui de Rio Bravo par ex, trop sombre...;ma note( pour la technique) 9,99/10;
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Alligator
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Re: La Prisonnière du Désert (John Ford - 1956)

Message par Alligator »

http://alligatographe.blogspot.com/2010 ... chers.html

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Deuxième blu-ray emprunté à la médiathèque Fellini mais premier gros frisson de plaisir visuel. Après "The wild bunch", déjà un blu-ray Warner mais un peu décevant sur le plan formel, ces "Searchers" offrent quelques moments inoubliables, comme cette confondante impression d'être au cœur de Monument Valley. Boudu! Le grain de cette photo et les nuances vives du Technicolor prennent des envergures qui atteignent au sublime, au sens le plus jouissif du terme, orgasmique, suprême, divin. Que n'ai-je vécu pour ce genre de moments! "Bon sang de bois", "saperlipopette", "par Mithra tout puissant" et "foutre dieu" réunis! Quel panard! Je jouis de l'œil pendant deux heures.

J'avais eu la chance de voir ce film il y a quelques années déjà à l'Utopia bordeluche et j'ai retrouvé ce plaisir du grand spectacle fordien, l'écrasante masse de l'univers, les beautés grandioses de la nature qui s'accordent comme par magie aux thèmes abordés par le maitre. L'indécision des personnages joue le sort des liens familiaux largement taraudés par les évènements et la sauvagerie de l'ouest américain. L'identité au sein de la famille, les liens de sang et ceux de l'affection sont interrogés avec une grande violence.

Le personnage joué par John Wayne est travaillé par des conceptions qu'une guerre de sécession a déjà fortement ébranlées et que la conquête sans partage des terres a rendues encore plus agressives. Jusqu'où le racisme anti-indien qui le ronge va-t-il le mener? L'enjeu du film est là. Cette bataille intérieure se déroule dans son cœur. La quête de l'enfant perdue peut-elle rapprocher l'homme de cette partie de sa famille, du neveu métis, adopté, et de la petite Nathalie Wood, culturellement indianisée par sa longue captivité?

Entre quête initiatique pour John Wayne et Jeffrey Hunter -l'un ouvrant son cœur et l'autre devenant un homme- et voyage dans l'immensité d'un ouest divers (aride, vert ou glacé), le film invite le spectateur à passer par de riches émotions.

Le racisme ambiant est un peu difficile à encaisser de nos jours mais n'en demeure pas moins une réalité majeure de l'époque, sur lequel la volonté pionnière des occidentaux a fondé une certaine part peut-être de son abnégation. Je ne dis pas que tous les américains étaient racistes et violents mais disons que la conquête de l'ouest n'est pas non plus une promenade paisible, avec boutons de fleurs au bout du fusil.

Le cinéma de John Ford se révèle souvent être une expérience très forte pour le spectateur, mariant l'épreuve physique, la caresse poétique, le rire cajoleur et l'émotion bouleversante.

Peut-être que certains comédiens en font un peu trop. Jeffrey Hunter pour qui j'ai toujours eu de grandes difficultés à éprouver une réelle estime et peut-être aussi Hank Worden dans un rôle de crétin un peu lassant ne me paraissent pas toujours très crédibles dans leur gestuelle ou la manière qu'ils ont de s'exprimer. Par contre, j'adore Ward Bond, son ton est toujours juste, sur un tempo d'une parfaite fluidité. J'aime bien John Wayne. Il trouve là un de ses meilleurs rôles sans doute, très épais, costaud, à fleur de peau, sombre et effrayant. Impeccable.
makaveli
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Re: La Prisonnière du Désert (John Ford - 1956)

Message par makaveli »

Alligator a écrit : Le racisme ambiant est un peu difficile à encaisser de nos jours mais n'en demeure pas moins une réalité majeure de l'époque,
au contraire ce film dénonce le racisme.
Alligator
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Re: La Prisonnière du Désert (John Ford - 1956)

Message par Alligator »

makaveli a écrit :
Alligator a écrit : Le racisme ambiant est un peu difficile à encaisser de nos jours mais n'en demeure pas moins une réalité majeure de l'époque,
au contraire ce film dénonce le racisme.
Je ne dis pas que le film prône le racisme.
makaveli
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Re: La Prisonnière du Désert (John Ford - 1956)

Message par makaveli »

Alligator a écrit :
makaveli a écrit : au contraire ce film dénonce le racisme.
Je ne dis pas que le film prône le racisme.
pardon autant pour moi
sinon j'adore ce film :D
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Re: La Prisonnière du Désert (John Ford - 1956)

Message par Léo Pard »

Le film sera rediffusé mardi vers 16h50 (si ma mémoire est bonne) sur France 2. :wink:
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Jeremy Fox
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Re: La Prisonnière du Désert (John Ford - 1956)

Message par Jeremy Fox »

La critique du film et le test du Bluray

Et maintenant, 15 jours de congés pour DVDclassik :wink:
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Re: La Prisonnière du Désert (John Ford - 1956)

Message par Hitchcock »

Magnifique critique d'un de mes westerns préférés ! Merci et félicitations pour votre travail. :)
J'oubliais, bonnes vacances et bon repos (bien mérité) à vous !
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Jeremy Fox
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Re: La Prisonnière du Désert (John Ford - 1956)

Message par Jeremy Fox »

Hitchcock a écrit :Magnifique critique d'un de mes westerns préférés ! Merci et félicitations pour votre travail. :)
J'oubliais, bonnes vacances et bon repos (bien mérité) à vous !
Merci 8)
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Re: La Prisonnière du Désert (John Ford - 1956)

Message par Federico »

Bravo pour cette analyse d'un des films les plus décortiqués de l'histoire du cinoche (donc pas facile d'en remettre une couche). Je fais aussi partie de ceux qui placent certains autres Ford encore un poil au-dessus mais là on parle quand même du top de ce que nous offrit le plus grand borgne à l'Ouest du Pecos...
Effet immédiat : avoir aussitôt envie de le revoir. :D
Bonnes vacances à toute l'équipe !
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Re: La Prisonnière du Désert (John Ford - 1956)

Message par Ikebukuro »

Alors, plus aucun commentaire depuis 6 ans?

Ce film est superbe, j'ai adoré en blu-ray la lumière du crépuscule, les couleurs oranges/marron qui confèrent au film une atmosphère touchante.
Mais, à chaque visionnage, ce qui m'intrigue le plus ce sont les plans avec des portes ouvertes, cela me fait penser à un tic chez Ozu où dans plusieurs de ses films on avait ce même plan : une ou deux portes ouvertes qui permettaient de voir deux ou trois espaces différents. C'est étrange mais on dirait, dans ce film, des arches ou des passages vers un autre monde : il y a la maison de Aaron, une grotte dans le désert, la maison de la fin où va habiter je pense debby. Ethan est exclu d'ailleurs de ce passage, à la fin tout le monde entre dans la maison, sauf lui : il ne peut plus changer, il est prisonnier de son histoire.
Dernière chose, quelle idée de génie d'avoir filmé les personnages en silhouette noires, sans aucun éclairage de face, pour les acteurs qui entrent dans la maison (au début et à la fin) : on dirait un théâtre d'ombres, l'effet est magnifique.
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Re: La Prisonnière du Désert (John Ford - 1956)

Message par villag »

Que ce film soit magnifique est une évidence; comment ne pas être à la fois happé et séduit par ce fameux champ contre champ travelling qui ouvre le film , cette plongée dans Monument Valley , séquence en outre accompagnée d ' une merveilleuse musique ,réminiscence d' une chanson en vogue lors de la guerre de sécession ( musique que l' on entendra aussi dans la DERNIERE CHASSE de Richard Brooks )
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Re: La Prisonnière du Désert (John Ford - 1956)

Message par Thaddeus »

Pardon d'écrire quelque chose d'aussi banal, relatif à l'une des scènes les plus célèbres de tous les temps, mais la dernière minute de La Prisonnière du Désert atteint pour moi ce qui constitue le plus Beau jamais filmé à l'écran. Je ne vais évidemment pas redire ce qui a déjà été dit cent, mille fois, par des plumes beaucoup plus expertes. Juste me contenter de rappeler encore une fois ceci : par un simple travelling arrière, un mouvement de caméra qui s'engloutit dans la pénombre, laissant entrer tous les personnages pour ne laisser sur le seuil qu'Ethan, avant que celui-ci tourne les talons et s'éloigne, John Ford atteint le Sublime absolu. "Ride away..." Cascades de larmes.
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Re: La Prisonnière du Désert (John Ford - 1956)

Message par Watkinssien »

Sans vouloir t'offenser, Thaddeus, je mets l'extrait en bonne qualité et au bon ratio. :wink:

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Thaddeus
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Re: La Prisonnière du Désert (John Ford - 1956)

Message par Thaddeus »

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L’errance des vaincus


C’est l’étrange histoire d’une Blanche que les Indiens avaient enlevée. Vêtue de deux couvertures de couleur, elle allait pieds nus. Elle venait de la Pleine Terre et tout paraissait trop étroit pour elle, les portes, les meubles, les murs. Elle était devenue, disait-elle, l’épouse d'un chef très brave, et derrière son récit se devinait une vie sanglante : les tentes en cuir de cheval, les flambées de fumier, les festins de chair brûlée ou de viscères crus, les marches fugaces à l'aube, l'assaut des fermes, les clameurs et le pillage, la guerre, le rassemblement d'un bétail grouillant par des cavaliers nus, la polygamie, la magie et la pestilence. Lorsqu'on proposa à cette femme de retrouver sa place parmi les Blancs, elle répondit qu'elle était heureuse et, la nuit tombée, retourna au désert. On aura reconnu un conte de Borges, Le Guerrier et la Captive. Si le titre original du film de John Ford (The Searchers) exprime un sujet latent inséparable du flux chronologique et de la structure de la quête, sa traduction française oriente la lecture dans une autre direction, en mettant l'accent non plus sur la recherche mais sur son objet. En cela il fait référence de façon nette à toute une tradition du récit de captivité. Ce genre, qui débuta en Amérique du Nord pratiquement avec l’arrivée des premiers colons et se développa durablement à partir du XVIIIèmesiècle, est la pure émanation des modes de pensée d'une société puritaine. Le mot "désert" leur fait d’ailleurs écho, équivalent de l'anglais "wilderness" à travers lequel les émigrants déchiffrent et interprètent leur histoire, ce lieu "en dehors" (espace aride de l'Ancien Testament, forêt de l'expérience européenne puis américaine) qui s'oppose, comme un recours sacré, à l'apostasie des villes. C'est le hurlement de la steppe qui revient si souvent dans les sermons et les chroniques, une prairie sans pistes, un chaos sans routes ni chemins où l'on déambule dans l'obscurité, loin des repères familiers : la terre vaine où vaguent les bêtes sauvages.

Quelle est donc la cause de l'errance des hommes ? Quand et où prendra-t-elle fin ? La Prisonnière du Désert se développe sur ces deux questions. Il s'organise autour de la poursuite d'une fillette, Debbie, arrachée à sa famille par des Comanches n’ayant laissé de son ranch que ruines fumantes et cadavres défigurés. Mais Ethan Edwards, l’oncle de l’enfant kidnappée, le protagoniste central de cette intrigue pleine de bruit et de fureur, est loin d'accéder à l'immobilité et à la quiétude du repos une fois sa mission accomplie. L'histoire n'est qu'une suite de vrais départs et de faux retours, chaque personnage disparaissant une fois trouvé son ancrage ou achevée son odyssée initiatique. Cela vaut pour tous sauf pour Ethan, qui à la fin reste sur le seuil, tourne le dos au foyer prêt à l’accueillir et semble entamer un autre long voyage. Nulle part ailleurs dans sa filmographie le cinéaste n'a haussé à un tel niveau mythique le conflit, fondamental chez lui, entre l’individualisme et l’appartenance au groupe, dépendance assumée et exorcisée par le truchement de comportements rituels dont cet homme solitaire, raciste et obsessionnel est le perturbateur (avec les siens comme avec les Indiens, c’est lui qui interrompt brutalement les cérémonies et les pourparlers). La communauté fordienne n’est pas un instantané figé dans le théâtre d’une représentation mais une donnée en perpétuel mouvement. Dans l’espace : la dialectique entre un monde et le monde est le schéma conducteur de la narration qui doit beaucoup à la théorie des ensembles et des sous-ensembles (superpositions, croisements, fusions et imbrications). Dans le temps, car elle est mise en scène à travers la perspective de son devenir (instincts de survie et mécanisme de perpétuation) et le prisme de ses passé (ses origines). Il n’y a de communauté chez Ford que saisie au sein d’une vaste entreprise généalogique (l’œuvre est cet arbre), d’une monumentale archéologie du savoir (la naissance d’une nation) fonctionnant sur le mode abstrait et général (les institutions) et sur le mode concret et particulier : l’individu, la famille, le groupe, la lignée.


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Le récit est construit comme une boucle, fait de gestes dupliqués, de paroles reprises, de situations répétées. Le massacre des Edwards prend place dans une série similaire à ceux de la grand-mère de Debbie ou des parents de Martin Pawley, le métis dont les veines font couler un huitième de sang cherokee, et qui fut recueilli orphelin Ethan. À trois reprises est accompli un périple en forme de cercle, mais toujours l'itinéraire change, le mode narratif est modifié, le leitmotiv circulaire involue et se transforme, patron dynamique de l’œuvre à laquelle il donne consistance en la traversant. Car La Prisonnière du Désert s’articule autour d’un centre dispersé, sans cesse mobile. Deux images montrent les cavaliers traçant dans un vaste territoire des diagonales qui, en se croisant grâce à un fondu enchaîné, dessinent une ligne brisée. Le changement de direction se conjugue avec le passage d’une saison à une autre — chaleur accablante de l’été, clarté déclinante de l’automne, branches givrées de l’hiver. Le groupe des searchers est délesté de tout personnage superflu, ramené à l'épure d'un vis-à-vis têtu. Souvent la temporalité se dérègle et s'affole : accélération d'abord (en deux plans, plus d'une année s'écoule), blocage ensuite. La dernière expédition opère une condensation brutale qui crée une sorte de précipité fictionnel. Les souvenirs des épisodes se bousculent, l'espace se contracte, la courbe devient une sphère animée d'un mouvement de rotation rapide créant un effet kaléidoscopique. La conclusion renoue avec l’ouverture dans un raccourci saisissant qui efface la durée écoulée : le geste par lequel Ethan soulève sa nièce, après l’avoir recherchée si longtemps pour peut-être la tuer, n’est pas tant celui d’Ulysse retrouvant Télémaque que de l’homme reconnaissant la petite fille dans la jeune femme, la Blanche dans l'Indienne, légitimant l’amour impossible qu’il nourrissait à l’égard de Martha, sa belle-sœur, et acceptant sa propre cicatrice intérieure. Ce dénouement, dont la tendresse infinie estompe soudain la dureté implacable du jeu de massacre qui le précède, témoigne de la musicalité d'un final d'opéra. Il renvoie aussi à la ballade introductive, tantôt accompagnée à la guitare, tantôt dilatée par l'orchestre symphonique, qui unit le microcosme au macrocosme, l'homme à son univers. Il cerne une question lancinante, fermée sur elle-même, avec le retour éternel d’une réponse toujours différée : "Ride away".

Produit de la déchirure sécessionniste ayant refusé l'allégeance au Nord après sa victoire sur le Sud, Ethan est entouré de trop de paradoxes et de secrets pour qu’on puisse le qualifier de héros. Son prénom, dont l’origine hébreue réunit les notions de saccage, d'incendie, d'eau jaillissante ou tarie, l’eau du baptême que n'a pas connue Debbie, forme avec ceux d’Aaron et de Mose une famille à connotation biblique et à l’unité plus forte que les liens du sang. Or Edwards ne reconnaît d’autre ascendance que biologique, afin de nier toute parenté avec Martin d'abord, puis entre Debbie et Martin, enfin entre Debbie et lui-même. L'espèce de délectation morose avec laquelle il découvre la dépouille de Lucy, dans le canyon, traduit sa pulsion de mort. Son compagnon d’équipée aux yeux bleu acéré imposera contre cet instinct morbide l’exigence de survie et la réalité de Debbie (qu’incarne une Natalie Wood juvénile, magnifiant le film par sa seule présence). Rarement aura-t-on illustré à l’écran avec tant d’amertume la haine hargneuse capable de consumer les hommes, l’acharnement hystérique de l’idée fixe qui conduit à la cruauté et à la violence. Ils maintiennent Ethan en selle, exigent de lui une rage au-delà de son désir de vengeance, une intimité avec le corps de son adversaire. Edwards évoque l’enfer comanche où errent sans fin des guerriers aveugles, et qui assoit le contenu épique de l’œuvre : là où Hawks se plaît à en déployer la complexité intelligible, Ford ne retient de l’action que sa rapidité, ce par quoi elle se dérobe à la représentation et fulgure en de purs éclats. Il ramasse ses motifs signalétiques avec une sorte de frénésie créatrice. Des galops filmés de profil dessinent des frises insaisissables, des silhouettes impétueuses et furtives courent dans des tourbillons de poussière, des troupes de cavalerie chargent furieusement à contre-jour. La beauté formelle des images répond à la dramaturgie d’ensemble, dans un principe d’osmose exceptionnel. Rien n’est montré ni démontré selon les panoplies d’usage et les codes traditionnels du genre. Le manichéisme est déjoué par l’intermittence de l’humain, l’ambivalence des attitudes, la désignation du malaise et des zones d’ombre de chacun.


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L'art rigoureux de Ford nécessite une attention soutenue tant aucun élément n'est laissé à l'initiative du hasard. Les vêtements et les coiffures ne sont jamais indifférents (Mose, vieux fou shakespearien qui imite trop bien la folie pour ne pas être sage et mérite le rocking chair entérinant sa tardive sédentarité, porte quatre couvre-chefs distincts), pas plus que les objets choisis pour leur fonction symbolique, souvent employés par métonymie, et qui peuvent établir des relations ou souligner le cheminement d'une pensée non formulée. La poupée ramassée par Ethan réapparaît dans les mains de Martin et finit dans celles d'une captive devenue démente, destinée probable de Debbie selon son oncle. Les conditions de l'existence de la jeune fille chez les Comanches ne sont pourtant jamais décrites, ramenées à un état de fantasme brut. Ford peut en faire l'économie parce qu’Edwards les a intériorisées : elles deviennent apparentes à travers ses non-dits, comme l’indique le regard qu'il jette en direction des malheureuses rescapées de la sauvagerie. Un interdit frappe sa parole, et ce qu'il ne parvient pas à verbaliser, Laurie Jorgensen le prononce crûment. Jamais le film ne visualise Debbie et Scar ensemble dans un plan, car l’union d’une femme issue de la civilisation blanche avec un Comanche dont elle partage la couche n'est pas plus montrable par la mise en scène qu'elle n'est énonçable pour Ethan. Signe de son incomplétude, ce dernier se diffracte en plusieurs fragments (Clayton, Mose, Martin, Scar), chacun de ces avatars étant également divisé. Et lorsqu'il redresse le buste de son ennemi, il tient sa tête par la chevelure comme David ou Judith empoignent celle de leurs victimes. Mais le visage du chef indien évoque alors plutôt la face de Méduse, mélange de beauté et d'horreur qui renvoie à Ethan une image fascinante et pétrifiante de lui-même.

Si l'ombre pourpre sur la tombe où se recueillait le capitaine Brittles dans La Charge Héroïque était bienveillante, celle qui s'étend au-dessus de la stèle funéraire et recouvre Debbie comme l'encre de seiche est une remarquable figuration de l'angoisse. Les couleurs disent le conflit intérieur : le bleu et le rouge se partagent sur les habits de Scar et d'Ethan, le jaune se retrouve autant sur les passepoils du pantalon militaire du premier que dans les peintures de guerre ornant le visage du second. Il voyage jusque dans les cheveux des folles, lémures décolorés, quasi albinos, issus du songe d'Ethan. Ce film d’une prodigieuse densité plastique est comme un énorme papillon se heurtant à toutes les parois visibles et invisibles du cosmos (les Indiens assassinés, l’armée fantôme, le vent matérialisé dès l’entame comme jamais depuis Sjöstrom). Sa puissance élémentaire appelle des réactions impressionnistes au jour, à la nuit, au chaud caniculaire, au froid neigeux, à la variété des dunes et à l’immensité des vallées, aux trous d’eau desséchés, arbustes calcinés, plaques de boue crevassées, à ces forces de la nature que le procédé Vistavision restitue avec une plénitude physique absolue. Monument Valley est le lieu où effectuer un trajet de mémoire ; c'est aussi l'espace privilégié où rejoindre les immémoriaux, exprimer l'exigence palpable de la quête, qui fige un instant les personnages dans un tableau vivant avant de les aspirer vers leur destinée. À l’inoubliable dernier plan, la porte se ferme sur Ethan qui s’éloigne à nouveau dans le désert, cadrage et perspective inversés par rapport au début. Sa pesanteur de roc, sa démarche marquée d’un léger déhanchement, comme la trace d’une ancienne blessure, tremblent dans la lumière miroitante et sous l’aplomb du soleil. Il a restauré la famille qu'il a inconsciemment contribué à détruire, s'est débarrassé du poison qui le rongeait, mais il a perdu la part de lui-même qui désirait. Tourmenté par les démons de son passé, il s'enfonce dans le royaume des morts où demeure la seule femme qui puisse l'attendre. Sur cette note lyrique, accord parfait de délicatesse intimiste et d’incertitude métaphysique, se clôt l’une des œuvres les plus admirées de l’histoire du cinéma.


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Dernière modification par Thaddeus le 21 mars 23, 22:36, modifié 3 fois.
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