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Critique de film
Le film
Affiche du film

Zatoichi 21 : Le Shogun de l’ombre

(Zatôichi abare-himatsuri)


L'histoire

Ichi se trouve convié à un grand rassemblement yakusa en l’honneur du grand maître de la région, l’implacable Shogun de l’ombre. Rapidement, le Shogun se sent menacé par Ichi et ses diatribes sur l’honneur et la morale. Après un vote des différents parrains, il est condamné par l’assemblée. Après l’avoir vu défaire de nombreux assaillants, le Shogun demande à Okiyo, la fille de son futur successeur, de séduire Ichi et de le faire tomber. Pendant ce temps, un samouraï errant menace à plusieurs reprises Ichi. Celui-ci a tué la femme qu’il aimait et qui venait d’être vendue lors d’une mise en enchère. Il n’a de cesse de pourfendre toutes les personnes qui l’ont approchée et Ichi est la dernière d’entre elle, même s’il ne l’avait fait que pour la sauver des griffes d’un commerçant lubrique.

Analyse et critique

Le Shogun de l’ombre est l’un des sommets de la saga, dernière participation de Kenji Misumi qui y apporte une fois de plus du sang neuf. Le scénario, signé Shintaro Katsu, est habile et magnifiquement transcendé par un réalisateur en pleine forme, qui parvient constamment à ménager et l’expérimentation et le classicisme efficace du chambara. Misumi accumule les scènes éblouissantes : un court duel sous le clair de nuit entre Katsu et Nakadai, un combat épique combinant humour et suspense prenant pour cadre un bain publique, un Ichi cerné de flammes… et un final éblouissant, sauvage. Des visions parmi les plus belles et les plus fortes de Zatoichi.

Plusieurs personnages secondaires partagent l’affiche avec Ichi, et chacun d’entre eux oriente le récit vers une réflexion morale pertinente. Les deux premiers représentent des propositions de ce qu’Ichi pourrait être ou pourrait devenir, soit deux chemins qui s’offrent à lui mais qu’il va refuser.

Ichi croise à plusieurs reprises un étrange samouraï qui traverse le film comme un mort en sursis. Ses yeux dénués d’émotion, fous et habités d’une infinie tristesse, sont ceux de l’immense Tatsuya Nakadai. Après avoir eu pour partenaire Toshiro Mifune, Shintaro Katsu convoque une autre figure essentielle du cinéma japonais. Un court entracte s’impose ici pour rendre hommage à cet acteur magistral, et ce par la simple évocation de ses participations : Hitokiri (avec Shintaro Katsu), The Wolves, Tenchu ! et Goyokin d’Hideo Gosha ; Harakiri, Rebellion, Kwaidan et le monumental Condition de l’homme de Masaki Kobayashi ; Yojimbo et Sanjuro (au côté de Toshiro Mifune), Kagemusha ou encore Ran d’Akira Kurosawa ; Le Sabre du mal, Sugata Sanshiro et Kill de Kihachi Okamoto ; Le Visage d’un autre et La Princesse Goh d’Iroshi Teshigahara. Nakadai par son charisme incroyable a marqué de manière indélébile le cinéma nippon. Dans Le Shogun de l’ombre, son rôle est peu développé, mais par sa seule prestance il donne à chacune des scènes où il apparaît une aura incroyable de tragédie nimbée de fantastique. Sa démarche seule inquiète, sa nonchalance est porteuse d’un sourd danger et d’une volonté inébranlable de voir Ichi tomber sous sa lame. Son regard glacé, celui d’un mort, s’oppose à celui aveugle d’Ichi qui montre tant d’émotion et de sentiments.

Ce samouraï que la vie a abandonné, qui n’a plus que la vengeance comme unique but, et qui déclare qu’une fois celle-ci obtenue il n’aura plus de raison de vivre, représente la haine issue d’un amour ultime, amour qu’Ichi recherche et qu’il va devoir fuir. Il comprend qu’aimer lorsque l’on suit les préceptes du bushido, ne peut qu’amener inexorablement à haïr. Le samouraï a du tuer son amour, convaincu qu’il avait été souillé. Quand l’honneur est placé au-dessus de toute autre loi, l’amour ne peut qu’être corrompu. Ichi refuse donc de s’engager dans ces sentiments, entrevoyant l’issue fatale qui découle de ce choix. Même s’il est évident qu’Ichi ne pourrait jamais tuer son amour comme l’a fait le samouraï, n’ayant pas du tout la même conception du bushido, il sait que son statut d’homme recherché ne peut que condamner sa compagne, et par là même le condamner, lui, à une folle vengeance. Si la voie du samouraï n’est pas celle d’Ichi, celle de l’amour ne l’est pas plus. Et pourtant jamais le masseur n’avait été aussi clair dans son désir de trouver l’être aimé, et dans son désir sexuel. On sent Ichi attiré par les figures féminines et Le Shogun de l’ombre est le film sexuellement le plus explicite de la saga. La première séquence nous montre Ichi masser un commerçant qui participe à une vente aux enchères de femmes, véritable marché aux esclaves. On les dénude, et le bonimenteur déclame avec vulgarité les prouesses que ces dames peuvent offrir « Les reines de la pipe », « Elles s’arracheront les dents pour mieux vous sucer ». A un autre moment, c’est un couple de commerçants qui se disputent, et la sexualité y est de nouveau très explicite.

La deuxième figure est celle du Shogun de l’ombre, un maître yakuza aveugle qui règne sur les huit régions de Kento, interprété par Masayuki Mori (Les Contes de la lune vague après la pluie de Mizoguchi). Ce personnage est en quelque sorte ce qu’aurait pu devenir le Katsu du Masseur Shiranui. L’aveugle, que ce soit le Shogun ou Shiranui, constamment brimé, voit dans la puissance et le pouvoir une manière de se venger de ceux qui l’ont opprimé. Nul remords ne viennent l’arrêter dans sa course vers le sommet et Ichi, s’il s’était laissé aller à l’ivresse de la puissance, aurait tout aussi bien pu devenir ce Shogun de l’ombre. Mais Ichi n’a cure des apparats et de la vengeance. Jamais il n’avait encore semblé aussi pouilleux dans sa défroque de vagabond, opposition au faste qui entoure le Shogun. Ichi ne possède que quelques pièces, quémande nourriture et gîte, car jamais il ne se soucie de reconnaissance, estimant que vivre dans la rue est la seule possibilité lorsque l’on a choisi la voie du Yakuza. Lors de sa première rencontre avec le Shogun, il le sermonne mais ce dernier lui réplique amusé que l’on ne fait que payer les fautes de ses ancêtres, et qu’un aveugle porte le poids des erreurs du passé. Selon lui, tous deux sont venus au monde pour payer les dettes de leurs ancêtres. Ichi l’athée n’a que faire de ces fadaises et il n’accorde d’importance qu’aux actes présents. Il balaye ces discours qui ne font que cacher les velléités de pouvoir du Shogun. Cette vérité mise à nue ne peut qu’ébranler le maître qui n’aura plus de cesse que de faire taire cette voix moralisatrice qui lui tend un miroir. Ainsi, après un vote démocratique grotesque, Ichi est condamné par l’ensemble des chefs Yakuzas, sans qu’une seule accusation ne soit énoncée quant aux raisons de cette mise à mort. Le fait est que sa simple voix suffit à en faire un gêneur dans la bonne marche vers le pouvoir.

Misumi, par sa seule mise en scène, montre de manière troublante les liens qui unissent Ichi et le Shogun, véritables doubles et figures duales. Déjà le générique du début diffère du générique habituel. Il défile tandis qu’un split-screen nous montre Ichi poursuivi par un chien. Chacun dans une case, séparés par les calligraphies, ils désignent à la fois la frontière entre l’homme et l’animal, entre Ichi et le chien qu’il pourrait être. Le chien lui-même est blanc et noir, montrant ainsi que le Bien et le Mal peuvent cohabiter dans un même être. Ce jeu sur l’ombre et la lumière est une constante. La première vision du Shogun nous le montre le visage enfoui dans l’ombre, et immédiatement après des flammes envahissent l’écran. Cette opposition noir/blanc est au cœur d’une partie d’échecs qui oppose Ichi et le Shogun. Scène incroyable, où l’on est incapable de discerner le rêve de la réalité tant les réactions des deux joueurs sont troublantes. Leurs mimiques, leurs gestes, leurs rires, leurs regards sont complètement synchrones et l’on se demande si l’on a pas affaire à une seule et même personne. La scène se termine par leur disparition cut, laissant la table d’échecs vide, accentuant ainsi l’effet onirique et fantasmatique.

Le réalisateur aime opposer la figure de l’innocence et celle de l’ombre. Il s’attarde sur des jeux d’enfants, des images bucoliques peuplées d’animaux, des rivières, des paysans affables. Puis il plonge le film dans l’obscurité et les flammes. Il se plaît également à opposer la morale Yakuza à sa dégénérescence incarnée par le Shogun. Il est intéressant de noter que le même terme est employé pour le chef Yakuza et pour le potentat japonais, manière détournée de parler de l’ère Tenpo et de la chute du pouvoir. Le Shogun a désigné son successeur mais ce dernier, le père d’Okiyo, se révèle être un homme d’honneur qui va vite être manipulé et sacrifié par son chef. Déjà lors de son discours, il déclare qu’il mènera le clan des huit provinces « dans le respect des codes Yakuzas », ce qui ne manque pas d’assombrir le visage du Shogun. La nouvelle ère Yakuza ne peut souffrir d’être affaiblie par les questions de morale et d’honneur.

Deux personnages sont au centre de cet affrontement. Il s’agit d’Ujimé, à l’allure androgyne, tenant absolument à devenir un yakuza, afin de « devenir un homme » et d’Okiyo, chargée par le Shogun de séduire Ichi afin de précipiter sa perte. Tous deux vont trahir Ichi, puis par l’action de son charisme et de la droiture qu’il représente, ils vont être amenés à l’aider et à revenir dans le droit chemin. Ichi n’a de cesse de prévenir Ujimé, interprété par Shinnosuke "Peter" Ikehata (Funeral Parade of Roses) qu’« être un homme signifie marcher dignement dans la rue » et que sa volonté de devenir un yakusa ne peut que le faire dériver vers la voie du Mal. Le côté féminin d’Ujimé, qui va jusqu’à la séduction et le quasi viol d’Ichi, le rend marginal et explique sa volonté de devenir « un homme », et toute l’attention d’Ichi est de lui montrer que sa manière de vivre n’a aucune importance et qu’il ne doit pas être poussé au mal à cause du regard des autres. Okiyo suit la même évolution, si ce n’est qu’elle est forcée de tromper Ichi et ne le fait pas par convoitise. C’est l’amour et la compréhension qui la poussent à se rallier au masseur aveugle, au risque de précipiter la chute de son père.

Misumi contrebalance un scénario sombre et passionnant par un humour constant, appuyé par un Katsu au plus haut de sa forme dans le registre comique. Complètement débridé, il s’en donne à cœur joie au cours de scènes mémorables où sa gestuelle burlesque fait de nouveau merveille. Katsu appuie sur le goût des femmes et du Saké, semblant vraiment parler de lui-même et de ses penchants à travers son personnage. Le combat dans les bains est un croisement étrange et efficace entre un suspense savamment mené et un délire baroque et comique. La mise en scène de Misumi, très découpée, s’amuse à cacher les sexes des combattants dénudés, et Katsu utilise des seaux à cet effet à la manière d’un pantomime. Et soudain, des geysers de sang envahissent l’écran, et le combat jusqu’ici burlesque se teinte de gore jusqu’à la figure immobile d’Ichi, statique dans un bain qui se colore de l’hémoglobine de ses adversaires. Cette mise en scène des combats, à laquelle il faut ajouter une utilisation exacerbée de zooms, de panoramiques expéditifs, de surimpressions, anticipe les futures réalisations de Misumi pour Hanzo the Razor ou Baby Cart qui vont bientôt voir le jour. La musique va dans le même sens avec ses accents pop, rythmée en diable, qui dénote par rapport aux partitions plus classique d’Ifukube, et accompagne le glissement du chambara classique vers la culture populaire.

Explosions de couleurs (les tatouages de yakusas), jeu constant sur l’ombre et la lumière, incursion du cinéma expérimental (le cauchemar du samouraï), combats fulgurants, la patte Misumi est clairement identifiée, tout en amorçant les mutations formelles qui vont transformer son cinéma. Même si la Misumi Team est absente, le réalisateur parvient à imposer ses vues et à produire l’une des plus grandes réussites de la saga. Ne seraient pour preuve que les deux duels qui opposent Ichi et le samouraï errant, dont la dernière confrontation est l’exacte réplique par son cadre de celle de La Lame diabolique. Mais le final dans son entier est un moment d’anthologie, où les corps tombent sans même que l’on voie Ichi à l’image, véritable fantôme qui vient de revenir des flammes de l’enfer. Misumi et Katsu allient à la perfection la profondeur du récit et le plaisir purement sensitif que procurent les confrontations tant attendues. Exactement ce que l’on attend d’un cinéma de genre respectueux et inventif.

Introduction et sommaire des épisodes

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La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 17 janvier 2006