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Critique de film
Le film

Zatoichi 1 : Le Masseur aveugle

(Zatôichi monogatari)

L'histoire

Zatoichi, le masseur aveugle, arrive dans la ville de Lioka dans la province de Shimosa. Là, ses talents de joueur font rapidement le tour de la ville et Sukegoro, le parrain de la ville, présente à ses hommes cet étrange vagabond comme étant Zatoichi, un yakuza aux talents de bretteur hors normes qu’il a connu quelques années auparavant. Le boss espère convaincre Ichi de l’aider dans sa lutte qui l’oppose au clan de la ville de Sasagawa. Ichi rencontre un ronin, Hiraté Miki, et se lie rapidement d’amitié avec lui. Au cours des longues discussions qu’ils entretiennent, Ichi comprend qu’Hiraté est atteint d’un mal incurable et qu’il ne recherche désormais qu’une mort dans le droit chemin de son existence. Lorsque les deux amis se retrouvent de part et d’autre de la guerre de clans, il semble que cette fin espérée soit proche…

Analyse et critique

En ce début des années 60, la Daiei produit une cinquantaine de films par an. C’est un film à petit budget, en noir et blanc, adapté d’un auteur inconnu et prenant pour héros un masseur aveugle qui va pulvériser le box-office en cette année 1961, et marquer irrémédiablement l’histoire du cinéma de genre japonais.

Zatoichi Monogatori devait être réalisé par Kazuo Ikehiro mais, indisponible, ce dernier ne rejoindra la série que pour les épisodes sept et huit. Pour l’heure, Katsu et le producteur Nagata se tournent vers Kenji Misumi. Rentré à la Daiei en 1941, Misumi ne réalise son premier film qu’en 1956. Mais dès 1960, il devient une figure incontournable de la société en portant à l’écran une partie du roman fleuve de Kaizan Nakazato, Le Passage du grand Bouddha (Daibosatsu tôge). Raizo Ichikawa, l’éternel rival de Shintaro Katsu, crève de nouveau l’écran dans le rôle de Ryuonosuke Tsukue, ronin devenu aveugle, qui épanche avec une sauvagerie inaccoutumée ses désirs de vengeance. L’année suivante, Misumi réalise le premier film japonais en 70mm, bénéficiant du plus gros budget jamais alloué à une production : Bouddha (Shaka). Katsu y retrouve Misumi pour la deuxième fois (après un film fantastique en 1958) et partage l’affiche avec Ichikawa, pour une fois à égalité, aucun des deux ne jouant Siddartha. Ces deux succès colossaux mettent la puce à l’oreille de Katsu et Nagata, d’autant que Misumi est parvenu à donner une véritable singularité aux combats du Passage avec déjà un bretteur aveugle. Bouddha a de son côté prouvé que Misumi pouvait exceller aussi bien dans le drame que dans l’action, mélange qui est à la base de Zatoichi, récit tout autant psychologique que martial. Misumi accepte donc de porter à l’écran les aventures du masseur aveugle mais, dès son arrivée, il réécrit en profondeur le scénario. Le réalisateur est fasciné par les destins tragiques, et ceux d’Ichi et d’Hiraté lui offrent une belle opportunité d’approfondir les thèmes de la moralité, de la droiture et de l’honneur, véritables obsessions qui nourriront toute son œuvre. En quelque sorte, en même temps que naît Ichi, naît Misumi, et le cinéaste n’aura de cesse de revenir à ce personnage emblématique de son cinéma. C’est la même année qu’il met en scène Tuer ! (Kiru) et il ne va dès lors cesser de construire une œuvre complexe et riche, le plus souvent redevable au cinéma de genre, genre qu’il transfigure constamment par la précision et l’inventivité de sa mise en scène et par la noirceur des thèmes qu’il y insuffle (1).

Misumi retrouve à la direction artistique Akira Naito, déjà présent sur Le Passage du grand Bouddha et Bouddha. C’est en revanche sa première collaboration avec le chef opérateur Chishi Makiura qui, avec huit participations à ce poste, sera le principal directeur photo de la série des Zatoichi. Tous deux deviendront le cœur de la Misumi Team, véritable extension de la vision du cinéaste. Déjà leur entente est parfaite comme le prouvent la somptuosité du scope et ces noirs et blancs magnifiques, extension des troubles des personnages. Ces cadrages qui saisissent les regards d’Ichi et Hiraté, qui les incluent tous deux avec majesté dans un paysage bucolique d’où naît une profonde mélancolie, donnent au film une dimension sombre et pessimiste. Mais cette épure à laquelle se livre Misumi est également porteuse d’un fort sentiment d’apaisement, comme si la route tragique d’Hiraté allait enfin l’amener à la paix. Le grand compositeur Akira Ifukube, auteur pour le cinéma de dix partitions de la saga mais également de Godzilla, saisit parfaitement ce double mouvement et achève de donner au Masseur aveugle son ambiance si particulière.

Ce premier film présente tout d’abord Ichi comme un vagabond. Son talent pour le sabre nous est présenté comme un moyen de se défendre dans ce monde qui rejette violemment tout handicap, qui pousse l’aveugle à la marginalité. Dans le Japon féodal, la méfiance court de village en village, et un inconnu est toujours suspect. Ichi se repose sur sa canne-épée dans le but de se défendre. Mais il est également un yakusa et, de par ce statut, est forcé de prendre part aux intrigues de clans qui déchirent les villages. Zatoichi Monogatori, comme la majorité des épisodes de la saga, se développe à partir d’une ligne directrice simple, celle du Yojimbo de Kurosawa avec son héros pris entre deux clans opposés, aussi vils l’un que l’autre, et entre lesquels il doit jouer un double jeu afin de les voir s’annihiler. Ichi, s’il est forcé d’agir par son statut de yakusa, ne désire aucunement prendre partie pour un camp ou un autre. Il répugne à servir ces boss et à faire usage de la violence.

Lorsqu’il rencontre Hiraté, il reconnaît les mêmes troubles qui déjà l’accablent. Touché par une autre forme de handicap, la maladie, Ichi est surtout sensible à sa conception de l’honneur qui rejoint la sienne. Tous deux semblent être des archaïsmes dans une société qui ne brandit plus les valeurs morales comme étendards, mais qui promeut l’arrivisme et la corruption. Ichi et Hiraté sont deux vestiges, deux marques d’un passé qui tend à disparaître. Et si le parcours du ronin touche à sa fin, Ichi se voit déjà aller seul le long de ce chemin solitaire. Si leur origine diffère, l’un est yakusa, l’autre ancien samouraï, si Ichi ne suit pas la voie du bushido, il n’en partagent pas moins les mêmes notions de justice, d’équité et de morale. Ichi suit le nynkyodo, la voie chevaleresque du bandit, le code d’honneur qui est le reflet au sein des yakusas du bushido des guerriers. Ichi est le témoin de la disparition totale de ces préceptes parmi ses pairs.

Il y a très peu de combats et le film s’intéresse avant tout à ses personnages, place calmement et profondément les enjeux sociaux (la place du zato et des yakusas, la perception de la maladie…) et surtout l’accent est mis sur les liens qui unissent les personnages, sur les relations d’amitié et de respect qui vont aboutir à un final tragique et inéluctable. Il y a également une romance, elle même condamnée, entre Ichi et Tané. Cet amour naissant qui se voit interdire par la condition d’errant d’Ichi, est une figure récurrente de la série qui refuse toujours le repos à son héros. Les trois combats qui ponctuent le film nous saisissent alors que nous sommes plongés dans la lente évocation de ces liens, leur brièveté tranche brutalement avec la mise en scène contemplative que nous offre Misumi. Ce sont de véritables déflagrations qui nous ramènent d’un coup à la violence de ce monde où les conflits se règlent par le tranchant des lames. Misumi parvient à intégrer complètement ces éclairs de violence dans le propos du film, en fait l’extension inévitable des drames humains. Et le combat final, démesuré et lyrique, semble être un vortex qui ne pouvait que happer les personnages. Misumi utilise alors des zooms, des mouvements de caméra rapides et désordonnés, avant de nous amener dans l’œil du cyclone une fois que les armes se sont tues. C’est dans cet œil, celui qu’Ichi laisse apparaître pour la première fois alors qu’il découvre son regard, que sa morale sans appel éclate. Il se lance ainsi dans une diatribe haineuse qui foudroie le spectateur, peu habitué à entendre un discours sur la violence aussi radical, aussi dénué de toute fascination dans un pur produit de genre. Le charisme de Katsu devient alors une évidence, alors qu’il portait déjà dans le film la souffrance et la solitude comme une seconde peau, par la simple magie de ses expressions. C’est dans cette interprétation qui donne à voir l’intime que l’acteur nous frappe, bien moins dans ses talents martiaux qui demandent encore à s’affiner. Il faudra encore attendre quelques épisodes pour que Zatoichi devienne une magnifique symbiose de la performance physique et du drame humain.

(1) voir également ../Critiques/trilogie-de-la-lame-dvd.htm

Introduction et sommaire des épisodes

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 16 octobre 2005