Menu
Critique de film
Le film

Winchester 73

(Winchester '73)

L'histoire

1873. Lin McAdam (James Stewart), à la recherche d’un homme avec qui il a un compte à régler, arrive en compagnie de son fidèle ami High Spade (Millard Mitchell) à Dodge City. On y fête le centenaire de l’Indépendance et un concours de tir est organisé à l’occasion : le gagnant se verra remettre la célèbre et convoitée carabine à répétition Winchester modèle 73 "One on a Thousand". Lin se retrouve par le plus grand des hasards finaliste du fameux concours avec Dutch Henry Brown (Stephen McNally), l’homme que justement il poursuivait. Lin sort vainqueur mais se fait immédiatement dérober l’arme par son adversaire qui s’empresse de fuir. « Je ne savais pas sur quoi portait la dispute auparavant mais vous pouvez ajouter le fusil sur la liste de vos griefs »  dira Wyatt Earp à Lin avant que ce dernier quitte la ville. A partir de cet instant, comme si la Winchester portait en elle une malédiction liée au fait que son propriétaire légitime en ait été lésé, elle va passer de main en main alors que ses possesseurs seront tous tués à tour de rôle. Le fameux fusil décimera ainsi un trafiquant d’armes (John McIntire), un chef indien belliqueux (Rock Hudson), un lâche (Charles Drake) amoureux d’une saloon gal (Shelley Winters) et le pilleur de banques Waco Johnny Dean (Dan Duryea), avant de se trouver à nouveau entre les mains de Dutch Henry Brown. Alors que la Winchester entreprend sa ronde meurtrière, Lin, toujours aussi déterminé à rattraper Dutch (et par la même occasion à reconquérir son arme), continue de le pourchasser. Après une harassante poursuite, ils en viennent tous deux à s’affronter dans un duel à mort en un endroit désertique et rocheux...

Analyse et critique

« La force d’un personnage n’est pas dans sa manière de distribuer les uppercuts ou de faire saillir ses muscles : elle est dans sa personnalité, c’est la force de sa détermination... » disait Anthony Mann. Quel personnage mieux que Lin McAdam peut se définir ainsi ? C’est avant tout son opiniâtreté très affirmée à assouvir sa vengeance qui est le moteur principal de Winchester 73, celui qui pousse l’intrigue du film en avant. Lin McAdam est d’ailleurs tellement résolu et obstiné que son caractère, comme ceux des autres protagonistes, en est quasiment réduit à ces simples stéréotypes. Ce qui n’est pas en soi une critique puisque, par là même, ce western constitue une épure du genre avec son lot de personnages bien trempés, son action remarquablement bien construite et restreinte à l’essentiel. Il ne faudrait cependant pas non plus le réduire à cette simple description sous peine de n’y voir qu’une très bonne série B, ce qui en soit serait déjà très positif, car Winchester 73 est assurément encore bien plus que cela. Il n’en est certainement pas de même pour le remake qui en a été fait pour la télévision en 1970.

Si vous prenez un panel de journalistes et de critiques passionnés de westerns et leur demandez de vous citer leur Mann / Stewart préféré, il vous sera alors impossible d’établir une hiérarchie car les cinq films concernés - Winchester 73, Les Affameurs (Bend of the River), L’Appât (The Naked Spur), Je suis un aventurier (The Far Country) et L’Homme de la plaine (The Man from Laramie) - seront tour à tour évoqués par l’une ou l’autre des personnes interrogées. Ceci n’est pas une vaine supposition mais une constatation, car de telles listes de westerns ont été faites dans lesquelles on a retrouvé chacun de ces titres. Il serait donc totalement subjectif de vouloir les classer mais une chose est certaine : dans Winchester 73, les principaux protagonistes ne possèdent pas encore la profondeur psychologique et morale qu’ils acquerront par la suite. Cela est valable pour le personnage interprété par James Stewart, mais aussi et surtout pour les "méchants". Si une faible préférence me fait favoriser Les Affameurs ou L’Homme de la plaine, c’est avant tout pour la présence d'Arthur Kennedy qui trouve ici et là l’occasion d’interpréter peut-être les bad guys les plus riches, intéressants et attachants de l’histoire du western. Pas moins que ça ! Dans Winchester 73, Stephen McNally et Dan Duryea sont au contraire des personnages tout d’une pièce, de véritables salauds vicieux et méprisants qui n’attirent à aucun moment une quelconque sympathie. D’ailleurs à ce propos, Anthony Mann prouvait qu’il était déjà un formidable directeur d’acteurs par le fait d’avoir su canaliser le jeu de Dan Duryea ; en effet, nous avons pu constater depuis comment il pouvait être insupportable quand on le laissait trop libre de ses mouvements (Night Passage de James Neilson). Mais comme nous l’avons déjà fait entendre, ces apparents poncifs sont loin de desservir le film même s’ils empêchent de faire percer une certaine émotion qui sera présente dans les oeuvres suivantes du duo (un duo aussi important pour le genre que celui formé par John Wayne et John Ford).

Anthony Mann avait fait la connaissance de James Stewart au moment où il avait fondé sa propre compagnie théâtrale en 1934, la Stock Company. Ils s’étaient perdus de vue depuis quasiment dix ans quand James Stewart lui proposa de faire un premier film ensemble. Universal engage Anthony Mann pour tourner un western ; c’est l’occasion rêvée pour qu’ils se réunissent à nouveau. Bien leur en a pris puisque Jimmy Stewart devient alors l’acteur d’élection du réalisateur et tournera encore sept autres films avec lui dont, outre les westerns déjà cités, le superbe The Glenn Miller Story. En 1950, le réalisateur pousse dès lors Stewart à acquérir une authenticité qu’il a du mal à trouver dans les personnages qu’il voit dans les western de l’époque. Avant donc Glyn McLintock, Howard Kemp, Jeff Webster et Will Lockhart, James Stewart eut à endosser le rôle de Lin McAdam, un homme déterminé et acharné (« Il y a des choses qu’un homme doit faire, il les fait » ; « C’est mon fusil et je le veux »), à la recherche de son demi-frère, l’assassin de leur père adoptif. (On ne peut pas parler de spoiler ici car dès la séquence initiale du concours de tir, on peut deviner le drame qui s’est joué par un échange dialogué entre Wyatt Earp et Lin qui ne fait aucun doute quant au fait que Dutch soit un assassin).

Si Lin McAdam n’est pas de toutes les scènes (il doit être absent de l’image à peu près un tiers du film), James Stewart démontre encore ici son immense talent. Un exemple au début devrait suffire à vous convaincre, celui de sa première rencontre avec Wyatt Earp sans savoir qu’il s’agit du célèbre Marshall. Mécontent de se retrouver sans armes alors qu’il a pour la première fois depuis longtemps son ennemi en face de lui, l’expression de son visage passe en un minimum de temps de la haine envers Dutch à la colère contre l’homme qui lui a ôté son arme puis à l’étonnement quand il apprend à qui il a affaire, au sourire de confusion puis au rire sur lui-même, se moquant de son erreur d’appréciation. Fabuleuse leçon d’interprétation ! Lin McAdam, plus monolithique et moins ambigu que les personnages que l’acteur interprètera par la suite, n’en suscite pas moins la sympathie de par les relations de grande tendresse et d’estime qu’il entretient avec son ami High Spade (« Si un homme a un ami, il est riche : je suis riche ! » lui confiera-t-il). Sa rencontre avec le sergent, l’un des personnages les plus sympathiques du film, interprété par le débonnaire Jay C Flipen, sera aussi l’occasion d’un moment de répit au milieu de cette course poursuite effrénée et violente. Ils évoqueront avec affection les combats de Gettysburg au cours desquels ils furent pourtant dans des camps opposés. Mais ce sont les dents serrés de Lin qui nous marqueront le plus, sa démarche et son regard déterminé et assez inquiétant, la sauvagerie qui couve, sa pulsion presque irrationnelle et qui annonce plus d’ambiguïté dans les rôles futurs. Lin, le vengeur implacable, est un parmi tant d’autres de ces innombrables personnages en or pour l’un des plus grands acteurs hollywoodiens. Concours de circonstances, la même année, il jouera dans l’un des deux premiers westerns déclarés "pro-Indien", La Flèche brisée de Delmer Daves, alors qu'Anthony Mann tournera l’autre, La Porte du diable.

Borden Chase (Red River auparavant) et Robert L. Richards adaptent, avec la collaboration du cinéaste, le fameux roman de Stuart N. Lake, Big Gun, qui narre l’histoire de plusieurs hommes qui, en 1873, convoitent un nouveau modèle de carabine à répétition. Leur scénario à tiroirs, adoptant une démarche circulaire, puisque le récit suit l’arme passant de main en main jusqu’à ce qu’elle revienne dans celles de son propriétaire légitime, devient ainsi un modèle d’intelligence et d’efficacité. Il nous propose aussi, mine de rien, pas moins qu’un étonnant raccourci de l’histoire des Etats-Unis à travers les innombrables péripéties de son intrigue. Tout d’abord par la présence de Wyatt Earp à Tombstone et son édit interdisant le port d’armes à feu dans l’enceinte de la ville ; ensuite, lors des séquences avec le trafiquant d’armes, par l’évocation des guerres indiennes et de la défaite de Custer à Little Big Horn ; la scène se déroulant au sein de la troupe de soldats est prétexte à reparler de la Guerre de Sécession avec les batailles de Gettysburg et Shiloh... Nous pourrions parler plus longuement de la richesse historique de ce scénario, qui n’est pas évidente au premier abord, mais cela prendrait beaucoup trop de temps.

Winchester 73 est aussi une réflexion sur la violence sous toutes ses formes. Le regard que porte Lin à Dutch quand ils se retrouvent est empli d’une haine qui ne laisse aucune chance de s’en sortir à ce dernier : la vengeance aura lieu et Lin n’aura aucune pitié, aucun remord. La violence du combat qui s’ensuit lors du vol de la carabine est d’une grande dureté pour l’époque. Nous assistons ensuite à un scalp, la mort violente et crue d’un soldat lors de l’échauffourée avec des Indiens puis nous arrivons à la plus longue partie, celle qui se déroule à Tascosa avec les bandits. Ici, Mann va assez loin dans la sauvagerie et la violence qui règne entre ces hommes. Tout d’abord, c’est l’humiliation de l’acolyte couard avant son assassinat pur et simple par Waco qui ne lui donne pas l’occasion de se défendre. Acculé par les hommes du shérif à leur recherche, pour sauver sa peau et pouvoir s’enfuir, Waco, le chef de bande, envoie ses hommes au massacre : la violence est aussi sauvage du côté des truands que des hommes de loi puisque ces derniers ne laisseront personne vivant, tuant les bandits un à un comme des lapins. Bref, la vie et les coutumes rudes et sauvages de l’époque sont ici montrées dans toute leur crudité et leur sécheresse, soit l’un des facteurs de l’étonnante modernité de ce western.

Et l’apport d'Anthony Mann dans tout cela ? Multipliant à l’infini les éléments dramatiques de son script, à travers cette stupéfiante succession de péripéties resserrées au cours desquelles tout pittoresque est évacué, il nous montre déjà toute l’étendue de son talent et nous confirme qu’il n’est pas nécessaire d’utiliser obligatoirement le format large pour faire respirer un plan ou un paysage. Son sens du cadrage dans le format 1.33 est vraiment étonnant, témoin ceux légèrement penchés et de dos sur les deux tireurs lors du concours du début ou les gros plans ou plans américains sur James Stewart vraiment de toute beauté. Comment ne pas être ébloui par ses mouvements d’appareil et, pour n’en citer qu’un, ce superbe travelling latéral partant du groupe de soldats, traversant l’étendue désertique pour arriver subrepticement sur les Indiens prêts à l’attaque (qui aboutira à ce travelling époustouflant à 360° ouvrant L’Homme de la plaine et qu'Otis B. Driftwood décrit minutieusement dans sa critique) ? Et comment enfin ne pas s’agenouiller devant ce gunfight final de cinq minutes, « véritable modèle de balistique » selon Patrick Brion, au cours duquel, par une mise en place topographique incroyable qui nous fait nous y retrouver dans ses entrelacs, les personnages se meuvent avec intelligence et les balles viennent ricocher contre le rochers ?

« Je crois à la conception visuelle des choses. Le choc d’un petit plan qui peut nous faire entrevoir toute une vie, tout un monde, est autrement plus important que le plus brillant des dialogues. » Cette conception du cinéma d’Anthony Mann en personne pourrait assez bien résumer le style de ce film âpre, vif, rigoureux, concis et virtuose. « Un western honnête et franc » dira-t-il de son film avec humilité dans une interview en 1957. « La plus belle défense et illustration du western moderne » répliquera Jacques Lourcelles dans son dictionnaire. Mais laissons la conclusion au grand spécialiste du western aussi bien littéraire que cinématographique, Jean-Louis Rieupeyrout (conclusion qui peut s’appliquer aussi bien à Winchester 73 qu’aux westerns suivants du réalisateur) : « Anthony Mann, c’était alors une vision neuve et claire de ce que devait recouvrir le terme si malencontreusement galvaudé de "Western" ; une santé physique et morale qui s’exprimait aussi bien dans la dynamique de l’ensemble que dans la caractérisation du particulier. Ses personnages se présentaient à nous dépouillés des attributs obligatoires des "héros" et pourtant la convention dictait leur comportement à l’égal de tant d’autres auparavant, mais sans qu’il y paraisse. Ils se mouvaient si naturellement dans un cadre physique à leur dimension que rien n’étonnait en eux, hors de la maîtrise qui présidait à leur animation et à leur enracinement dans cet univers découvert avec un nouveau regard par le spectateur. » (La Grande aventure du Western 1894-1964)

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 16 avril 2004