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Critique de film
Le film
Affiche du film

Welcome in Vienna - partie 1: Dieu ne croit plus en nous

(An uns glaubt Gott nicht mehr)

L'histoire

Vienne, 1938. Après les violences de la nuit de Cristal durant laquelle son père a été assassiné par les nazis, Ferry Tobler (Johannes Silberschneider) se voit contraint de fuir l’Autriche. Le jeune Juif s’engage alors dans une errance périlleuse l’amenant de la Tchécoslovaquie à la France. Sa route croisera celle d’autres réprouvés tentant pareillement d’échapper à la menace hitlérienne s’étendant alors inexorablement à toute l’Europe. Parmi ces exilés, Ferry côtoiera bien entendu d’autres Juifs : les uns - allemands ou autrichiens - chassés du Reich comme Ferry, les autres tchécoslovaques comme Alena (Barbara Petritsch) avec qui Ferry se liera bientôt. Mais le jeune homme deviendra aussi l’ami d’un ex-officier de l’armée allemande, opposant politique au nazisme et se faisant surnommer Gandhi (Armin Mueller-Stahl).

La lutte commune pour la survie du trio ainsi formé par Ferry, Alena et Gandhi constitue la matière centrale de Dieu ne croit plus en nous. Mais, parce qu’il présente aussi une large galerie de seconds rôles, ce premier opus de la trilogie Welcome in Vienna n’en oublie pas pour autant d’évoquer nombre d’autres destins d’hommes, de femmes et d’enfants en proie au totalitarisme nazi.

Analyse et critique

Impressionnante et singulière ouverture que celle de Dieu ne croit plus en nous. C’est en effet par une absence d’image qu’Axel Corti choisit d’inaugurer son film et donc la trilogie Welcome in Vienna dont Dieu ne croit plus en nous forme le premier volet. Les quelques incrustations du générique - de sobres caractères blancs, presque austères - se dissolvent bientôt, ne laissant alors place qu’au seul fond obscur sur lequel s’étaient affichés le titre du film ainsi que les noms des principaux artisans de Dieu ne croit plus en nous. Comme soudainement frappé de cécité, le spectateur se retrouve confronté l’espace de quelques instants à un cadre intégralement noir. Puis l’écran s’éclaire enfin, montrant le principal personnage de Dieu ne croit plus en nous - Ferry Tobler, un adolescent juif viennois - tentant d’échapper aux violences antisémites consécutives à la nuit de Cristal. Sans doute déstabilisant pour le public - a priori quoi de plus troublant pour un spectateur de cinéma que d’être amené à faire l’expérience de l’invisibilité ? - ce choix initial de réalisation d’Axel Corti apparaît pourtant d’une cohérence évidente lorsque l’on envisage l’objectif essentiel qu’il poursuit avec son scénariste Georg Stefan Troller, dans le cadre de Dieu ne croit plus en nous comme dans celui de la trilogie Welcome in Vienna.

Somme toute programmatiques, les premiers instants de Dieu ne croit plus en nous ainsi placés sous le signe visuel du dévoilement au spectateur d’une image qui lui était jusque-là inaccessible annoncent l’entreprise historienne au cœur des trois films : à savoir la mise à jour de vérités historiques que le grand public (1) de la première moitié des années 1980 (2) soit ignorait - pour sa fraction la plus jeune -, soit avait refoulé - pour les générations contemporaines de la Seconde Guerre mondiale. Lorsqu’est réalisé Dieu ne croit plus en nous, les persécutions ainsi que le génocide perpétrés à l’encontre des Juifs européens par le régime national-socialiste étaient certes des faits désormais massivement connus. Mais il n’en allait pas de même en ce qui concernait les conditions exactes ayant, directement ou indirectement, rendu possible la mise au ban des sociétés européennes des Juifs puis la Shoah ; le rôle joué en la matière par des acteurs autres que les seuls nazis allemands demeurait notamment largement méconnu, pour ne pas dire ignoré en dehors de la seule communauté des historiens et des survivants du génocide.

Telle est donc la première donnée historique révélée - ou rappelée - au spectateur par Dieu ne croit plus en nous : l’antisémitisme, nullement circonscrit au seul territoire de l’Allemagne hitlérienne, gangrénait en réalité des portions majeures du continent européen et même de l’espace planétaire à la veille du dernier conflit mondial. Une réalité que démontre, par ailleurs, de manière exemplaire la trajectoire - au sens géographique du terme - de Ferry constituant la colonne vertébrale narrative du film, sorte de road-movie tragique et kafkaïen. Ce ne sont en effet pas des Allemands mais bel et bien des concitoyens issus de toutes les catégories de la société autrichienne - une logeuse, un policier, un commerçant "aryanisateur", d’ex-camarades de classe - qui participent plus ou moins activement à des persécutions contraignant le jeune Viennois à s’exiler. Après qu'il a fui son pays d’origine, le sort du jeune homme ne s’améliorera pas pour autant. Dieu ne croit plus en nous dépeint les différentes étapes du périple contraint de Ferry comme autant d’occasions de vérifier que les autres États européens ne sont pas plus désireux d’accueillir des Juifs en leur sein que ne l’était le Reich hitlérien. Quand bien même ces pays sont des démocraties libérales telles que la Tchécoslovaquie d’alors, les États-Unis présentés dans ce premier opus de la trilogie Welcome in Vienna comme peu désireux d’accueillir les Juifs persécutés ou bien encore la France de la IIIème République. (1)

 

Concernant cette dernière, Dieu ne croit plus en nous ne dissimule rien de la dure réalité du sort réservé aux premières des victimes du nazisme par une nation s’apprêtant pourtant à combattre l’Allemagne au nom des Droits de l’homme. Axel Corti multiplie des séquences documentaires décrivant d’abord le refus obstiné des autorités françaises d’accorder le titre de réfugiés politiques à Ferry et à ses compagnons d’infortune, les privant ainsi de tout statut légal tenable et les réduisant immanquablement à une existence précaire. Aux plans des couloirs de la Préfecture de Paris - saturés d’hommes, de femmes et d’enfants en déshérence - répondent les images de meublés parisiens crasseux où s’entasse cette même diaspora dans des conditions d’hygiène douteuses. Cette marginalisation juridique sera bientôt suivie d’une mise à l’écart spatiale. Dieu ne croit plus en nous n’hésite en effet nullement à rappeler que la République n’eut aucun scrupule à enfermer les Juifs étrangers dans des camps d’internement lorsque vint à éclater la guerre avec l’Allemagne en septembre 1939. Et ce, en vertu d’une logique absurde selon laquelle ces Juifs - ayant pourtant échappé à un régime dont l’antisémitisme formait le principe organisateur - étaient susceptibles de constituer une hypothétique cinquième colonne au service des nazis. Les séquences consacrées au camp de Saint-Just-en-Chaussée jettent une lumière crue sur ces camps de la République où, parqués derrière des barbelés, les hommes dorment dans des semblants d’étables à même la paille et se pressent autour de tinettes insuffisantes et rudimentaires.

Par des notations impressionnistes - par exemple un propos prêté à la logeuse parisienne de Ferry affirmant que le conflit alors sur le point d’éclater avec l’Allemagne est de la responsabilité des Juifs - Dieu ne croit plus en nous suggère en outre que les discriminations infligées par l’État républicain aux Juifs étrangers se nourrissent d’un antisémitisme à l’action dans la société française elle-même. Une société qui, quelques mois plus tard, confiera son destin politique au maréchal Pétain. Celui qui - comme le rappelle Dieu ne croit plus en nous à l’occasion d’une autre notule dialoguée - apposera sa signature au bas d’une convention d’armistice prévoyant entre autres que la France livre à l’occupant les Allemands ayant trouvé refuge sur son sol. Ce même maréchal Pétain qui instituera, enfin, un régime dont l’antisémitisme constituera l’un des points cardinaux idéologiques.

Personne ne veut de nous, tel aurait pu aussi être le titre de ce premier volet de la trilogie Welcome in Vienna puisque la première des vérités historiques qu’elle rappelle est donc l’omniprésence de la haine des Juifs dans le paysage idéologique international à la jonction des années 30 et 40. Ainsi contaminée par le virus antisémite, l’Europe devient sous la caméra d’Axel Corti une gigantesque prison. La mise en scène du cinéaste revient en effet de manière obsessionnelle sur le motif de l’enfermement. Pour ce faire, le cinéaste joue d’abord remarquablement des espaces dans lesquels il inscrit la fuite de ses personnages. S’ouvrant par une scène ayant pour cadre l’étroitesse souterraine d’une cave au soupirail barré d’une lourde grille, Dieu ne croit plus en nous se déroulera par la suite presque exclusivement dans des lieux clos. On évoquait plus haut les couloirs étouffants et les bureaux aux fenêtres aveugles de la Préfecture de Paris, ainsi que les galetas étriqués où s’entassent Ferry et les siens. On pourrait encore y ajouter les corridors et les cabines pareillement minuscules d’un cargo abandonné dans le port de Marseille, dont les réprouvés se feront un ultime refuge à l’occasion d’une séquence aux allures surréalistes.

Et lorsque - bien plus rarement - la caméra photographie des décors extérieurs, ceux-ci portent encore la marque de la claustration. L’horizon y est le plus souvent bouché : par les hautes haies du bocage de la campagne française, ou bien encore par les larges nuages de poussière soulevés par la course implacable des blindés de la Wehrmacht. Tel autre plan - magnifique et terrible - montrant Ferry et Gandhi fuyant à travers la campagne tchécoslovaque semble même annoncer l’incarcération les menaçant : le fort vent hivernal, éparpillant en partie le manteau neigeux dont le sol est recouvert, dessine ainsi dans la majeure partie du cadre comme des barreaux de prison.

D’abord spatial, l’enfermement mis en évidence par la réalisation d’Axel Corti est aussi d’ordre psychologique. Usant là encore de cette narration impressionniste que nous évoquions précédemment - on aura compris qu’aussi grave soit-il quant à son propos, Dieu ne croit plus en nous ne cède jamais à la tentation d’un lourd didactisme - le réalisateur campe de brèves scènes suggérant qu’avant même d’être physiquement pris (ou repris concernant Gandhi) par ceux qui les traquent, ses personnages sont comme d’ores et déjà mentalement leurs captifs. Il en va ainsi de Gandhi dont le sommeil est hanté par des cauchemars le ramenant par l’esprit dans le camp de concentration de Dachau où cet antinazi fut détenu et torturé. Quant à d’autres des protagonistes de Dieu ne croit plus en nous, c’est d’une folie générée par une existence réduite au seul impératif de la survie qu’ils deviennent prisonniers. Cet enfermement dans la démence donne lieu à de pathétiques visions comme celles d’un vieux médecin, errant l’esprit désormais brisé à travers le camp d’internement de Saint-Just-en-Chaussée. Tout aussi bouleversants sont ces moments voyant ce comédien viennois réciter mécaniquement la tirade la plus fameuse de Hamlet - un hommage à To be or Not to Be d’Ernst Lubitsch ? - au milieu d’une foule de Juifs réfugiés à Marseille.

En plongeant ainsi le spectateur aussi puissamment dans l’intimité psychique de ceux qui eurent alors à souffrir de l’antisémitisme, Dieu ne croit plus en nous demeure certainement fidèle à l’entreprise de dévoilement historique à laquelle est vouée la trilogie. Certainement guère au fait de la complicité, volontaire ou involontaire, d’une large partie de l’Europe dans les crimes commis par l’Allemagne nazie à l’encontre des Juifs, le spectateur "lambda" de 1982 n’était pas plus conscient de ce qu’imprimèrent ces persécutions au plus profond de l’esprit de leurs victimes.

Avec Dieu ne croit plus en nous, Axel Corti et Georg Stefan - aidé par une distribution remarquable - témoignent donc d’emblée de leur capacité à restituer au spectateur des parts saisissantes de la vérité existentielle des Juifs européens proscrits. Ce que les deux autres volets de la trilogie Welcome in Vienna continueront à faire avec le même niveau d’exigence et de réussite, tout en dévoilant d’autres aspects factuels méconnus de la condition juive d’alors. La réussite d’Axel Corti et de Georg Stefan est d’autant plus admirable que rares, voire très rares, sont les créations artistiques ayant ainsi réussi à effectuer un pareil travail de mémoire. Et c’est aux côtés d’œuvres aussi essentielles que Maus d’Art Spiegelman ou Le Pianiste de Roman Polanski que Dieu ne croit plus en nous, comme l’ensemble de la trilogie Welcome in Vienna, vient naturellement trouver place.

(1) Rappelons que Dieu ne croit plus en nous, s’il a connu une diffusion cinématographique en France, est initialement une œuvre produite et diffusée par la télévision autrichienne. C’est donc bien à un large public, celui du petit écran, qu’Axel Corti s’adressait d’abord en initiant avec Dieu ne croit plus en nous sa trilogie Welcome in Vienna dont les deux autres volets furent conçus dans un même cadre télévisuel. On verra, en outre, dans la trilogie d’Axel Corti une nouvelle manifestation de la porosité féconde entre créations cinématographique et télévisuelle à ranger, par exemple, aux côtés des œuvres du Britannique Alan Clarke.
(2) Des vérités historiques qui sont, par ailleurs, encore loin d’être communément admises au moment où ces lignes sont écrites. C’est par exemple le cas en France. On en veut pour preuve les polémiques suscitées par le discours présidentiel lors de la commémoration de la rafle du Vel’ d’Hiv’ en juillet 2012. Le chef de l’État, dans la foulée de l’un de ses prédécesseurs, y affirmait la responsabilité de la France, et non pas du seul régime de Vichy, dans le processus génocidaire nazi. Des propos qui ont été violemment contestés par certains hommes politiques, témoignant ainsi du refus persistant d’une partie de l’opinion publique hexagonale d’envisager dans leur totalité ce que furent effectivement les persécutions antisémites en France.
(3) À ces pays on pourrait encore adjoindre - pour l’Europe - la Suède et l’Espagne ou - pour le reste du monde - l’Uruguay, c’est-à-dire autant d’États cités dans Dieu ne croit plus en nous et auprès desquels Ferry de même que ses compagnons d’exil échouent à obtenir de l’aide.

Chronique de la 2e partie

Chronique de la 3e partie

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Par Pierre Charrel - le 11 septembre 2012