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Critique de film
Le film
Affiche du film

Une sale histoire

Analyse et critique

L’échec de Mes petites amoureuses laisse Eustache embarrassé. Pour « des difficultés économiques et des difficultés personnelles - qui sont également des difficultés économiques », il passe quatre années sans tourner. Une sale histoire marque son retour sur les écrans, sous la forme d’un moyen-métrage autoproduit, pour lequel il a tenu à ne solliciter que le strict minimum d’aide privée ou publique (les Films du Losange et le CNC sont tout de même remerciés). « J’ai voulu faire un coup artisanal, c’est pourquoi j’ai été de la conception à la sortie en salles. Je suis producteur-réalisateur-distributeur du film. Pour un petit métrage c’est possible de s’occuper de tout. (…) Si cette opération marche, ça ne veut pas dire : faites comme ça. Ca veut dire : voilà ce qu’il ne faut pas faire, c’est l’exemple même de quelque chose qui ne marche qu’une fois, c’est une exception à tous les niveaux, celui du sujet d’abord. » De « de ne pas faire » à « ne pas dire », il n’y a en effet qu’un pas : « Le sujet, je l’avais tellement digéré depuis des années que je ne peux pas en parler, sauf par boutade. J’ai essayé maintes fois de raconter cette histoire, pas comme une histoire que j’avais vécue, mais comme un film que je voulais faire, comme un scénario. Et on m’arrêtait toujours : « Je ne veux pas en savoir plus… c’est pas possible ! »… J’ai éprouvé le besoin de faire ce film pour raconter cette histoire jusqu’au bout et qu’elle soit entendue. (…) J’ai pu constater que « l’évolution des mœurs » c’est de la frime et que le fond des tabous demeure » (1).

Sale, « l’histoire des chiottes » l’est dans une triple-acception: obscène, non-hygiénique (les cheveux dans la pisse des cabinets), malheureuse (l’enfermement dans une obsession scabreuse et morbide) – au sens honteux de l’aveu d’une mesquinerie (les observations sur la bière et le thé, la constipation…), sûrement aussi. Arrivée -ou non, il va de soi que cela n’a aucune importance- à Jean-Noël Picq, celui-ci se voit octroyé le discutable honneur de la raconter au « documenteur » et à une assistance féminine (Françoise Lebrun y prend notamment part) installée en ronde indienne, dans une ambiance feutrée, pour  l’écouter : il y a de cela huit ou neuf ans, dans un café qu’il fréquentait pour des coups de fil à passer, il découvrit l’existence d’un trou légendaire auprès des pervers de Paris, permettant, depuis la pissotière, allongé en musulmane, joue contre le sol, d’observer le sexe des femmes urinant de l’autre côté de la paroi. Début d’une passion pour l’auscultation de l’anatomie féminine auquel il consacrera, des mois durant, l’entier de ses journées. Perdant dignité et temps, il sacrifiera à cette inspection fascinée tout autre contact (ceux dits «vrais») avec le deuxième sexe, devenant lui-même un de ces « minables », perdus à leur propre contemplation, qu’il avait repéré dans le café. «Ah mais mon cher, pas de plaisir sans peine… »

Eustache fait ensuite rejouer le récit, au mot près, à une équipe professionnelle (Michael Lonsdale dans le rôle de Picq, malgré ou en vertu de son appartenance catholique, Jean Douchet à la place du cinéaste), dans des conditions plus « léchées » (on passe du 16 mm au 35). Il établit ainsi littéralement cette forme majeure du cinéma contemporain que sera le « film coupé en deux » ! Malin et retors, il monte le segment « fictif » avant le « documentaire », lui faisant accéder pour le spectateur vierge au rang d’original dont la version « crade » de Picq serait, elle, la copie, selon une dialectique du vrai et du faux où le cinéma, nécessairement, l’emporterait sur la « vraie vie ». Une sale histoire sort dans deux salles dans cette version dédoublée, sous une tagline prometteuse : « Le film que les femmes n’aiment pas. » Il s’attire immédiatement les foudres du Figaro, l’embarras de la plupart des défenseurs habituels de l’auteur (Télérama & co), lui permet de renouer avec la rédaction des Cahiers, qui sort alors comateuse et prompte au mea culpa de sa période Mao. Pour plusieurs mois, son exploitation ne désemplira pas, l’œuvre profitant d’une aura polémique qu’Eustache appelait de ses vœux… quand il affirmait avoir souhaité réaliser un film au sujet duquel des couples se déchireraient, puis même éventuellement se quitteraient.

« Voir par le sexe », tel est la position rêvée du narrateur Picq-Lonsdale (appuyée non sans vacherie par l’anecdote des cageots aux lèvres magnifiques – ou vice-versa). Une sale histoire plonge dans l’obsession voyeuriste, faisant de son trou spectaculaire une métaphore possible du cinéma comme vortex (côté spectateur) et imposture (côté fabrication) : « J’ai l’impression que d’abord il y avait le trou, qu’on a construit le trou d’abord, puis la porte au-dessus, puis qu’on a construit le café, et que dans ce café il y avait une caissière, un garçon, deux flippers, des clients, des choucroutes, des assiettes froides… (…) que tout ça ne fonctionnait que pour le trou, que le reste c’était de la frime : faire semblant de gagner de l’argent, de travailler…» La clôture du lieu se voit d’ailleurs comparée à « la mort d’un théâtre porno », le voyeur ramené à sa passivité (« je ne devais pas bander, mais plutôt mouiller »). Le paradoxe qu’Eustache assume est de lui-même ne pas représenter (offrir au regard) ce qui le préoccupe mais tient pour lui lieu d’irreprésentable. En cela, sa mise en scène contre le voyeurisme de son narrateur. La jouissance, dans un dispositif parfaitement sadien (auteur dont Picq se réclame), amplifié par la position de salon, se retrouve déplacée de l’œil à l’oreille. « Tout » ne peut pas être montré, mais « tout » peut être raconté… à moins que ce tout, ne soit lui-même rien du tout - un trou.

Ce récit, Picq-Lonsdale en sent bien la charge scandaleuse… et c’est fort déçu qu’il découvre que son auditoire féminin le trouve « très bien », « charmant », ce qu’il attribue à « une écoute participant à celle de l’homme » (en voulant pour preuve que l’histoire a, hors-caméra, dégoûté toutes les femmes à qui il a eu le malheur de la raconter). Cheval de Troie, sa sale histoire entend marquer une ligne infranchissable de la différence des sexes, celle qui fait que, s’il y a des exhibitionnistes masculins, on n’en trouverait guère selon lui l’équivalent féminin. Le renversement hiérarchique (« On pourrait dire que la fenêtre de l’âme, c’est le sexe. ») entend ici asseoir l’autorité d’un sexe sur l’autre, une violence de possesseur (« la voir – l’avoir »), contre laquelle son public femme résiste calmement à bon droit. Eustache ne distribue pas les bons points, ne commente rien, et si un charme toxique exsude de son narrateur, il serait naïf de croire que l’enregistrement correspond à un aval inconditionnel de sa mauvaise foi. Dans le même temps, la détresse de celui-ci devant l’incompréhension provoquée n’est pas feinte : c’est bien là la sale histoire de sa vie, celle que ses compagnes ne veulent pas entendre (quelque chose comme : nous ne sommes pas faits pour nous comprendre). « Il y a pas de réciproque possible, entre les sexes. »

Refus du « conjugal », du « domestique », de la « connivence mondaine », Une sale histoire est le film le plus directement anti-bourgeois d’Eustache (il arbore un t-shirt Rocky du plus bel effet sur le tournage). « Il faut  leur rappeler que c’est un péché, autrement elles le font comme une hygiène. Moi, l’hygiène ça m’emmerde. » Plus de dîners, plus de cinémas, plus de filles à « gagner »… il témoigne dans le même temps du désarroi d’Eustache lui-même, tenté par l’avilissement, gagné par un scepticisme radical quant à la possibilité de se faire comprendre, entraîné dans un ressassement névrotique (réécouter deux fois la même sale histoire), absorbé par le trou de la dépression. Mais après tout, Une sale histoire est aussi le récit d’un homme conscient « qu’il y perdait », capable d’arrêter, ayant réacquis une normalité qu’il ne dévoie plus que dans le cadre raisonnable d’un salon (qu’un déraisonnable a, lui, entrepris de filmer).

« Quand je raconte une histoire personnelle c’est que je suis persuadé qu’elle ne l’est pas. Que donc tout le monde comprendra. » Ce mot de Picq résume à merveille la démarche entière de son ami cinéaste, partant du singulier pour toucher à l’universel – poussant même le principe dans ses derniers retranchements logiques (avec son histoire revendiquée de mecs, on ne pourra au moins pas le soupçonner d’usurper la parole au nom des femmes). Au-delà de la provocation dandy (« C’est une époque de répression sexuelle inouïe. Moi je regrette l’époque victorienne. »), de la posture réac’ obligeant ses interlocuteurs/trices à se positionner devant l’agitation, de la perversion lettrée affichée, Une sale histoire construit un dispositif redoutable où écoute et compréhension se retrouvent constamment mis au défi, en une œuvre s’interrogeant elle-même sur la possibilité de trouver son public - et prétendant, pour parer à cette menace, ne pas en chercher du tout. Ne jamais faire partie d’un club qui vous accepterait pour membre… mais repérer ses ami(e)s, histoire de ne pas se perdre dans le trou.


(1) In Jean Eustache, Alain Philippon, 1986, Ed. Cahiers du Cinéma – Collection « Auteurs »

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Par Jean-Gavril Sluka - le 25 août 2014