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Critique de film
Le film
Affiche du film

Un steack trop cuit

Analyse et critique

Luc Moullet commence à écrire pour Les Cahiers du Cinéma en 1956. Il a dix-neuf ans et il est alors le benjamin de la rédaction : « Pourquoi ai-je été facilement accepté aux Cahiers ? Parce que, parfait rat de bibliothèque, j’étais le cinéphile le mieux documenté de Paris. Et puis il est toujours agréable d’avoir des fans, en un temps où les francs-tireurs des Cahiers étaient dans la dèche et, en plus, fort contestés. » (1)

S'il ne s'agit pas comme il le sous-entend de servir la soupe à ses aînés (son style, son humour et surtout son regard très personnel sur le cinéma et ses auteurs font qu'il se distingue très vite et trouve sa place naturelle dans la revue), Moullet a bien une idée derrière la tête en entrant aux Cahiers : « Quand j’étais enfant, je songeais déjà à réaliser des films, mais cela me semblait inaccessible. Pour devenir cinéaste, à l’époque, il fallait suivre toute une filière, mais comment vouliez-vous que j’assume le poste de premier assistant réalisateur sans agressivité ni permis de conduire ? En revanche, je pouvais être critique. Et comme le simple fait d’écrire dans Les Cahiers du Cinéma suffisait alors pour que les producteurs se jettent à vos genoux, j’ai choisi cette voie. A vrai dire, le plus difficile en tant que critique aux Cahiers était sans doute d’arriver à ne pas faire de film. » Les faits lui donnent raison lorsqu'en avril 1960 il écrit le premier grand article consacré à Godard et à son premier long métrage, A bout de souffle (2). Pour le remercier, Godard lui fait rencontrer son producteur, Georges de Beauregard, et c'est ainsi que - comme il le pressentait - il se voit donner la chance de réaliser son premier court métrage.

Il tourne Un steack trop cuit dans son appartement, avec Françoise Vatel (qui tournera huit films avec lui) (3) et Albert Juross. La première a débuté à dix-huit ans avec un premier rôle dans le film Les Premiers outrages de Jean Gouguet, et si elle tournera encore à plusieurs reprises avec ce cinéaste, ce que nous retiendrons de sa carrière ce sont ses délicieuses prestations pour Moullet dans Brigitte et Brigitte et Les Contrebandières. Quant au second, il s'agit en fait de Patrice Moullet, petit frère du cinéaste qui jouera par la suite dans Les Carabiniers de Godard. Si à quatorze ans il fait l'acteur, il ne poursuivra pas dans cette voie mais s'illustrera dans la musique, fondant le groupe Alpes en 1968 avec Catherine Ribeiro, inventant plusieurs instruments de musique et menant de nombreuses expérimentations à la frontière entre musique et art contemporain. Il signera plusieurs bandes originales pour son grand frère, comme celle mémorable d' Une aventure de Billy le Kid.

Le film joue beaucoup sur la truculence et la grossièreté des dialogues, ce qui explique peut-être le fait qu'il lui faudra attendre vingt-neuf ans avant de pouvoir bénéficier d'un passage à la télévision ! Moullet crée ses effets comiques en mélangeant les niveaux de langues, allant des expressions les plus triviales aux citations de Kant. On retiendra également le bagou de Patrice Moullet (« Bon Dieu, bon Dieu d'bordel de Dieu » crie Jojo lorsque sa sœur casse une photo de sa première communion) et le jeu pince-sans-rire de François Vatel. Moullet s'amuse à citer Les Cahiers, apparaissant dans le film déguisé en Godard et faisant déchirer un numéro par Françoise Vatel, scène qui nous fait penser que, finalement, Jan Kounen avec Dobermann rendait hommage au cinéaste et ne se livrait pas à une vile attaque contre la revue comme on l'avait alors perçu !

« Souvent, le cinéma atteint les plus hauts sommets parce qu'il fréquente les durées les plus réduites, ce qui demeure une forme de respect du spectateur, exprimant la politesse et l'humilité qu'il y a à ne pas lui faire perdre son temps » expliquera plus tard Luc Moullet dans la revue Bref et, de fait, même après avoir signé plusieurs longs métrages, il reviendra régulièrement à ce format.


(1) Extrait de Piges choisies (éditions Capricci)
(2) Texte à lire dans Piges choisies
(3) Elle apparaîtra régulièrement chez Moullet dans des rôles secondaires, voir même dans de simples apparitions, comme dans Les Naufragés de la D17 réalisé trois ans avant sa disparition en 2005.

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La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 16 janvier 2014