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Critique de film
Le film
Affiche du film

Turkish délices

(Turks fruit)

L'histoire

Au début des années soixante-dix, un jeune artiste sculpteur s’éprend de la fille d’une famille de la petite bourgeoisie hollandaise. Après qu’un accident de la route a manqué d’interrompre prématurément leur idylle, les deux amants parviennent à faire accepter l’idée de leur mariage aux parents de la jeune fille…

Analyse et critique

S’il est possible de qualifier Turkish Delight d’"œuvre de jeunesse" (il en présente certaines caractéristiques), il serait cependant plus juste de parler de "jeunesse cinématographique" et encore… En effet, lorsque le film sort en Hollande (en février 73), Verhoeven est tout de même âgé de 34 ans. En tant que cinéaste, il compte déjà un long métrage à son actif, ainsi qu’un certain nombre de films courts, documentaires et réalisations pour la télévision, notamment le feuilleton médiéval Floris (datant de 1969 et qui marque sa première collaboration avec Rutger Hauer et le scénariste Gerard Soeteman).

Film contemporain et réaliste, Turkish Delight s’inscrit dans le prolongement du précédent film de son réalisateur (Business is Business, sorti en 71). C’est d’ailleurs un style de cinéma que Verhoeven aura tendance à délaisser par la suite, en réalisant coup sur coup deux films historiques (Katie Tippel et Soldier of Orange en 74 et 77). Il n’y reviendra qu’occasionnellement, aussi bien dans sa carrière hollandaise (avec Spetters) qu’américaine (Showgirls). Outre-atlantique, le "Hollandais violent" (surnom qui sera donné à Verhoeven en référence à la nouvelle d’Heinrich Heine et l’opéra de Richard Wagner, Le Hollandais Volant) s’illustrera en effet plutôt par des films de science-fiction comme Robocop (1987), Total Recall (1990) ou Starship Troopers (1997). Si, au milieu de sa filmographie, Turkish Delight peut paraître simple, voire presque banal de prime abord, (sur le papier, il ne s’agit après tout que d’une relecture hollando marxiste de Roméo et Juliette), il peut aussi bien marquer le véritable "coup d’envoi" de la carrière de Verhoeven.


Adaptation du roman de Jan Wolkers, Loukoum (Turks Fruit, paru en 1969), Turkish Delight est un pur produit du climat d’émancipation culturelle qui règne à l’époque en Europe de l’Ouest. Né en 1925, Wolkers est un écrivain représentatif des mouvements contestataires qui secouent la Hollande à la fin des années soixante. Loukoum est ainsi ‘un règlement de comptes avec son milieu d’origine (pétri de dogmes calvinistes) ’ (1). C’est d’ailleurs en grande partie de l’adaptation cinématographique de ce roman que Wolkers tire aujourd’hui sa renommée aux Pays-Bas.

À l’image du roman (et du film), le personnage d’Erik (Rutger Hauer) est lui aussi le fruit de son époque. Sorte de hippie arty, trash et phallocrate, il passe la première partie du film (passées les deux séquences fantasmatiques d’ouverture, jusqu’au flash-back, "deux ans plus tôt") à littéralement accrocher à son tableau de chasse une série de clichés de la bonne société hollandaise (de la bigote prude à la mère de famille et son bébé). Cette enfilade de saynètes assez triviales parachève un premier portrait pour le moins peu flatteur du personnage. En brisant la linéarité de leur récit, Verhoeven et Soeteman (son scénariste) ne donnent que de façon très elliptique et incompréhensible à la première vision la motivation des agissements d’Erik. Jusqu’ici, Olga (puisque c’est bien d’elle qu’il s’agit) n’apparaît que fugitivement sur des photographies, au détour d’une conversation, et finalement dans une hallucination nocturne d’Erik au milieu de son atelier, élément déclencheur du flash-back.

Olga (Monique van de Ven) est la première (et la seule) personne pour qui Erik semble manifester une quelconque forme de compassion au cours du film. Personnage central du film finalement, autour duquel va cristalliser tout le ‘bien’ que peut contenir dans le personnage d’Erik, notamment une certaine forme de romantisme. Ce trait de caractère transparaît notamment lors de la scène du flash-back, mais également celle (étonnamment chaste) où Erik se contente de la regarder dormir. Moyen de mettre en scène son ‘obsession de l’époque’ : le sexe. C’est autour d’elle (et de sa relation avec Erik) que va se nouer le cœur du film. La relation entre Erik et Olga ne se prête que difficilement à l’analyse ou la critique tant elle renvoie à des sentiments très personnels (sûrement autant pour Verhoeven que pour le spectateur). Verhoeven reconnaît lui-même, avec le recul, qu’il était ‘complètement obnubilé par le sexe à l’époque ’ (2) et ce personnage est aussi le catalyseur de ces pulsions.

Plus généralement Olga est un personnage atypique dans l’univers filmique de Verhoeven. Elle porte en elle une image de "la" femme telle qu’il n’y en aura jamais plus dans les films suivants. Ainsi, Turkish Delight est le dernier (et peut-être même l’unique) film de Verhoeven à proposer un personnage féminin aussi érotisé et où l’amour (tant le sentiment que l’acte) contient encore quelque chose de pur et de sain. Par la suite, toutes ces relations se verront immanquablement entachées par une volonté de pouvoir, les personnages étant confinés dans des rapports de force entre dominants et dominés.

Avec Olga, entre dans la vie d’Erik (et dans le film par la même occasion) une galerie de personnages issus de la "bonne société" hollandaise et tous plus abjects les uns que les autres. Entre Mme Stappels (sorte de harpie hypocrite) et son homme de main servile et vulgaire, aucun membre de cette "belle-famille" n’est épargné dans ce joyeux jeu de massacre auquel se livre Verhoeven. La scène du mariage civil, dans une salle bourrée à craquer de jeunes femmes enceintes jusqu’aux yeux - dont une qui va jusqu’à perdre les eaux au beau milieu de la cérémonie - ainsi que la réception donnée ensuite en l’honneur des mariés n’en sont que deux (brillants) exemple de plus. Et la liste peut s’étendre quasi-indéfiniment.

Verhoeven projette donc son alter ego cinématographique au cœur d’un monde figé dans un protocole et des usages passéistes. Le summum du ridicule est atteint lors de la scène ou la reine vient dévoiler la statue réalisée par Erik, qui donne lieu à une scène proprement burlesque où il voit s’interposer entre lui et la reconnaissance publique un véritable "mur" de gardes royaux. Autre pique lancée à l’encontre de la société hollandaise : après leur accident de voiture, c’est un étranger qui vient en aide à Erik et Olga, les autres continuant leur chemin sans s’arrêter.

Verhoeven affiche ouvertement en interview le caractère (partiellement) autobiographique de ce personnage, situé à mi-chemin entre lui et Wolkers. ‘Wolkers n’évite rien. Il fait partie de ces gens qui montrent les choses telles qu’elles sont (3). Cette citation (de Verhoeven lui-même) ne manque pas de rappeler la scène à Valkenburg, la première du film, chronologiquement parlant. Le travail d’Erik y est critiqué pour l’excès dans le soin apporté à la représentation de la résurrection de Lazare (prémonition étonnamment juste, a posteriori, des rapports qu’a entretenus Verhoeven avec la critique et la censure). À la fois sale gosse et artiste incompris, Erik \ Verhoeven y affiche une irrévérence pour la religion (élément présent également, entre autres, dans Le Quatrième homme), les convenances et l’autorité qui n’est pas du goût de ses commanditaires.

‘En tant que réalisateur, mon objectif est d’être totalement ouvert d’esprit. Regardez comment je représente le sexe dans mes films. On les considère comme choquants et obscènes parce que j’aime examiner avec attention la sexualité humaine. Ça doit être réaliste. J’aime beaucoup les documentaires, par conséquent le réalisme est très important pour moi quand je filme une fiction. Ça renvoie souvent à ma propre vie, à mes origines hollandaises. La scène artistique en Hollande a toujours recherché le réalisme. Les peintres flamands d’il y a quatre cent ans étaient d’un réalisme méticuleux. L’exemple que j’aime toujours citer est celui d’un tableau de Jérôme Bosch qui s’appelle L’enfant prodigue [aussi appelé Le Colporteur]. Le tableau représente un bordel, et dans un coin il y a un homme en train de pisser contre un mur. Jamais, jamais vous ne trouver quelque chose comme ça dans tableau italien, français ou anglais de la même époque. Les Hollandais ont toujours été plus scientifiques, plus intéressés par le détail ; sans doute moins idéalistes mais plus réalistes. Les scènes de sexe dans Le Quatrième homme ou Turkish Delight s’inspiraient d’expériences réelles que j’avais faites ou qu’un ami avait faites. C’est très personnel. Bien sûr, je dois admettre que j’aime choquer le public .’ (4)



La photographie du film (assurée par Jan de Bont, dont c’est déjà la troisième collaboration avec Verhoeven après le court métrage Le Lutteur et Business is Business) s’inscrit clairement dans cette veine proche de la peinture flamande du début du seizième siècle. La lumière y est à la fois naturaliste et très travaillée, très construite, à l’image des cadres. La plupart des scènes sont filmées caméra à l’épaule, mais la nervosité et l’impulsivité de chaque mouvement sont maîtrisées. La collaboration entre Verhoeven et de Bont se poursuivra de manière assez suivie pendant presque vingt ans (jusqu’à Basic Instinct en 1992), avant que celui-ci ne gagne ses galons de réalisateur. Ses films recueilleront des accueils - aussi bien critiques que publics - pour le moins mitigés (entre Speed et Hantise, nouvelle version de la Maison du Diable de Robert Wise, considéré par beaucoup comme l’un des plus mauvais remakes de la création).

S’il emprunte son style visuel au documentaire (genre qu’il reconnaît par ailleurs apprécier) sur ce film, Verhoeven parvient cependant à transcender ce matériau brut en y injectant certains procédés filmiques propres à la fiction. La narration non chronologique ou les mises en scène comiques dont il a déjà été fait mention plus haut en sont de bons exemples, au même titre que les deux premières séquences (oniriques) du film. En jouant sur l’ambiguïté entre rêve et réalité (le spectateur ne peut pas, à la première vision, savoir a priori sur quel pied danser), elles nous projettent littéralement dans un esprit rempli de fantasmes morbides et de pulsions meurtrières.


La mort est d’ailleurs l’autre thème qui sous-tend le film. C’est là-dessus que le film s’ouvre et se clôt. Il y a là une réelle dimension tragique, au sens classique du terme, dans la mesure où elle paraît inéluctable, et finit par prendre tous les aspects d’une malédiction qui pèserait sur cette famille (les Stappels). L’ombre de la maladie est un autre élément que le personnage d’Olga introduit dans le film, qui se propage et emporte les personnages les uns après les autres.

Au final, personne ne sort grandi du tableau que brosse Verhoeven (aucun de ceux qui s’en sortent en tout cas). Le seul personnage qui semble trouver grâce à ses yeux est le père d’Olga : petit-bourgeois (au sens propre comme au sens figuré) rigolard et bedonnant, que seuls intéressent la bonne chère et le bonheur de sa fille. Mais, même ce "traitement de faveur" ne l’empêchera pas de succomber au cours du film. Avec le recul, Turkish Delight n’est pas (ou du moins n’est plus aujourd’hui) un film aussi " à gauche" qu’il a pu être perçu à sa sortie, pas plus qu’il n’est "misogyne" (pour reprendre une critique parfois formulée à l’encontre de Verhoeven et de son œuvre). Grâce au souci de réalisme qui l’anime, le film arrive à s’extraire des ornières idéologiques dans lesquelles le temps aurait pu l’enliser. Constat d’une misanthropie froide et assez effrayante sur le monde qui l’entoure, il n’est rien de plus aujourd’hui que le reflet de la société dans l’œil d’un Verhoeven (déjà) désabusé.


Du propre aveu de Verhoeven, son précédent film, Business is Business, ‘reposait sur toutes ces petites histoires, le tout étant plus ou moins impossible à filmer de toute façon ; il y avait toutes ces petites histoires de trois pages sans structure dramatique ’ (5). De ce point de vue, il est donc possible de considérer Turkish Delight comme son premier ‘vrai’ film. Brouillon, outrancier, mais qui tient le pari de sonner juste jusque dans ses excès. C’est clairement l’ambition affichée par Verhoeven ici : livrer un film juste plutôt qu’un film réaliste. Il ne passe pas tant par un cinéma du réel que un cinéma du détail. De même que dans le tableau auquel il fait référence plus haut, si tout n’est pas rigoureusement exact (chez Bosch par exemple, les proportions des objets ou la perspective peuvent être quelque peu faussées), dans Turkish Delight, le souci du détail y est poussé à l’extrême. Il offre de plus un style visuel impulsif et une humanité dans le traitement de ses personnages, qu’on ne retrouvera pas dans son cinéma jusqu’à la fin des années quatre-vingt-dix.


(1) Jaap Boekestein, La littérature fantastique aux Pays-Bas et en Flandre (traduction et notes de Joke Marjolein Langerleis), Utrecht, Pays-Bas, Het Spectrum, 2000 (article consultable en ligne à l’adresse suivante : http://www.noosfere.com/Icarus/articles/article.asp?numarticle=249).
(2) Harry Knwoles, A long talk with Paul Verhoeven, Ain’t It Cool News, 12 avril 2004 (article consultable en ligne à l’adresse suivante : http://www.aintitcool.com/display.cgi?id=11987).
(3) Harry Knwoles, loc. cit.
(4) Paul Verhoeven, Quotes (document consultable en ligne à l’adresse suivante : http://www.paulverhoeven.net/articles/quotes/quotes.htm).
(5) Harry Knwoles, loc. cit.

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La fiche IMDb du film

Par Aymeric Barbary - le 22 décembre 2005