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Critique de film
Le film

Tueur d'élite

(The Killer Elite)

L'histoire

Mike Locken et George Hansen sont les meilleurs amis du monde. Ils habitent dans le même appartement, organisent des soirées arrosées en galante compagnie, se chahutent constamment et font le même métier. Or peut-on véritablement rester amis lorsqu’on est un tueur d’élite et membre d’une agence secrète chargée d’exécuter quelques basses besognes en marge de la légalité, avec ou sans le concours de la CIA ou autres agences gouvernementales ? Après avoir dynamité un building, les deux compères sont chargés de veiller sur la sécurité d’un transfuge venu Europe de l’Est. Mais contre toute attente, ce dernier est abattu d’une balle dans la tête par Hansen. Avant de disparaître, celui-ci cueille son ami à froid et l’abat à son tour en le laissant gravement blessé au coude et au genou, et donc mis à la retraite d’une manière expéditive.

La vie pour Locken ne se résume plus qu’à des séances de rééducation et à une vie tranquille avec sa compagne infirmière loin de son ancien employeur, Lawrence Weyburn, qui l’avait fort logiquement laissé sur la touche. Mais Locken est un battant et s’initie aux arts martiaux. Animé par un fort ressentiment dû à la trahison de son partenaire, et au prix de grands efforts physiques, il parvient à recouvrer une santé de fer malgré les séquelles de ses blessures aux membres. Un beau jour survient Cap Collis, son supérieur à l’agence, qui lui propose une mission périlleuse : assurer la sécurité d’un opposant chinois en transit dans le pays. Malgré ses réticences, Mike Locken finit par accepter lorsqu’il apprend que cette mission va l’opposer à George Hansen qui a fait son retour sur la scène. La situation est-elle cependant aussi simple dans ce milieu de l’espionnage où les amis et les ennemis ne sont pas toujours clairement identifiés ?

Analyse et critique

Coincé entre deux œuvres assez tétanisantes que sont Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia (1974) et Croix de fer (1977), Tueur d’élite est un film qui n’a pas une réputation d’excellence dans la filmographie de Sam Peckinpah, même s’il n’a pas eu à subir les critiques assassines reçues par Le Convoi (1978). Les raisons sont nombreuses comme celle de figurer en fin de cycle, après des productions d’une violence graphique implacable qui ont jeté un voile sombre et définitif sur des genres comme le western bien évidemment, mais aussi le drame social (Les Chiens de paille, 1971) ou encore le polar (Guet-apens, 1972). On comptera aussi la difficulté évidente et quasi insurmontable que les auteurs du film ont démontrée pour mêler des influences étrangères comme le film d’arts martiaux à un matériau qui s’y prêtait difficilement. Malgré son aspect composite (on osera même dire bâtard), Tueur d’élite, film de commande comme tant d’autres, permet pourtant à Sam Peckinpah de poursuivre son exploration cynique et nonchalante d’une Amérique faussement innocente et travaillée de l’intérieur par la corruption et la perte des valeurs, en offrant une nouvelle fois à des antihéros d’un autre temps un espace pour livrer une dernière représentation avant de tirer leur révérence.

Le projet The Killer Elite est soutenu au sein de la United Artists par le duo Martin Baum et Helmut Dantine, producteurs d’Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia l’année précédente. Les relations avec Sam Peckinpah furent suffisamment bonnes et constructives pour qu’ils proposent au cinéaste d’assurer la réalisation de leur nouvelle production, d'autant que ce dernier avait besoin d'un succès commercial pour rebondir et continuer à travailler. La situation entre les trois hommes va pourtant vite se dégrader au fur et à mesure que Peckinpah va s’approprier le film. Réflexe naturel de cette forte tête qui jamais ne s’en laissa compter, et qui devint aussi impitoyable que l’univers des studios dont il fut régulièrement la victime. Il exige en premier lieu la réécriture du script adapté originellement du roman Monkey in the Middle de Robert Rostand. Deux auteurs se succèdent : Marc Norman, venant de la télévision, scénariste de L’Evadé (1975) avec Charles Bronson et plus tard de Shakespeare in Love (1998), et surtout le vétéran hollywoodien Stirling Silliphant qui, parallèlement à une forte activité télévisuelle, est souvent engagé au cinéma pour "muscler" des scénarios. On le retrouve au générique de Nightfall (Jacques Tourneur, 1957), Le Village des damnés (Wolf Rilla, 1960), Trente minutes de sursis (Sydney Pollack, 1965), Dans la chaleur de la nuit (Norman Jewison, 1967), La Guerre de Murphy (Peter Yates, 1971), Les Flics ne dorment pas la nuit (Richard Fleischer, 1972), les productions catastrophe d’Irwin Allen L’Aventure du Poseidon (1972), La Tour infernale (1974) et The Swarm (1978), ou encore Un espion de trop (Don Siegel, 1977). Stirling Silliphant découvrit les arts martiaux au contact de Bruce Lee quand ce dernier donnait des cours à la Jet Set hollywoodienne dans les années 1960. Il est donc celui qui intégrera ces disciplines dans le scénario de Tueur d’élite. Mais ce dernier n’obtient les faveurs ni des producteurs ni celles de Peckinpah qui prit le script à bras-le-corps pour ne plus le lâcher malgré l’interdiction formelle de la United Artists.


Le cinéaste modifie donc à sa guise le scénario du film au cours du tournage sur lequel il finit par ne tolérer la présence d’aucun responsable de studio ni même de ses producteurs. Sam Peckinpah, interdit de consommation d’alcool par son médecin, en reste pourtant un grand consommateur, auquel il ajoute la cocaïne que lui avait fait découvrir son ami comédien Warren Oates au Mexique un an plus tôt, ainsi qu’une combinaison explosive de médicaments. Son attitude devient hiératique et dictatoriale mais il parvient à boucler le tournage en trois mois. L’été 1975 est dévolu au montage. A cette occasion, il fait venir à ses côté le réalisateur Monte Hellman (The Shooting, L’Ouragan de la vengeance) à qui il demande de l’aide, particulièrement pour la séquence finale. Les deux compères avaient déjà eu l’occasion de se croiser à plusieurs reprises quelques années auparavant. En 1970, Hellman avait été engagé par le producteur Gordon Carroll pour réaliser Pat Garrett et Billy The Kid suite à son appréciation de Macadam à deux voies. Mais le projet lui fut retiré par la MGM en raison de sa faible notoriété. Peckinpah, qui reprit le film, déclara plus tard sur le plateau du Tonight Show de Johnny Carson qu’il considérait Monte Hellman « comme le meilleur réalisateur américain en activité » ! (1) Les deux hommes, liés chacun de leur côté à Warren Oates, deviennent amis. Et c’est tout naturellement que Peckinpah sollicite son assistance, insatisfait des premiers montages du film, pourtant effectués par quatre monteurs différents. Tueur d’élite sort finalement en décembre, après une première projection fin octobre comportant une fin alternative qui avait les faveurs du réalisateur (on y reviendra). La réussite commerciale est progressivement au rendez-vous et Peckinpah retrouve le succès au box-office qui l’avait quitté après Guet-apens.


Tueur d’élite puise ses ingrédients à différentes sources et fonctionne presque par agrégats plus ou moins bien agencés (film d’action, récit d’espionnage, tragi-comédie existentielle, réflexion politique) mais conserve une réelle unité en raison de la vision de son maître d’œuvre. Le film s’inscrit parfaitement dans son époque, celle des remises en question fondamentales de la société américaine et de ses rouages politiques et sociaux. Sans atteindre - et de loin - les mêmes réussite et profondeur que Conversation secrète (1974), A cause d’un assassinat (1974), Les Trois jours du Condor (1975), Les Hommes du Président (1976) ou Network (1976), Tueur d’élite va cependant plus loin dans une forme de cynisme grossier à tel point qu’il en devient complètement absurde. Cet humour parfois surréaliste plonge le film dans une noirceur que vient sauver une sorte de je-m’en-foutisme rigolard qui nourrit une vision du monde totalement désenchantée et à la limite de la désincarnation. Cette vision constitue la force et l’originalité de cette œuvre bringuebalante et en dessine également les limites. Si la mise en scène de la violence par Peckinpah aboutit toujours aux mêmes effets paroxystiques, celle mettant en valeur les arts martiaux souffre d’un manque de réalisme flagrant (voir Burt Young et même un James Caan entraîné se défaire facilement de combattants ninjas donne vraiment à sourire). Le récit, déséquilibré, se permet plusieurs ruptures, mettant en place une intrigue sérieuse et dramatique à laquelle Peckinpah fait semblant de croire avant d’arriver peu à peu au constat de l’inutilité d’une telle démarche.


Mike Locken subit la trahison de son meilleur ami et doit soigner ses graves blessures. Le cinéaste prend son temps, filme avec précision le long processus de rééducation entrepris par ce dernier avec l’aide d’une jolie infirmière (surtout dans une version longue du film seulement disponible en France en 2012 grâce aux éditions DVD et Blu-ray de Wild Side), met en place la romance qui en découle, fait ressentir la fragilité physique et psychologique de son "héros" puis décrit son apprentissage des arts martiaux. Le romantique blessé que fut le grand Sam fait ainsi son apparition le temps de quelques saynètes de la vie quotidienne. Mais la jolie compagne disparaît brutalement de la scène quand le métier rattrape Locken et que Peckinpah donne à voir le fonctionnement sinistre de l’agence qui l’emploie et la corruption généralisée qui caractérise par extension la société américaine. Assez vite, il ne restera plus que deux camps en présence : Locken et ses deux compères contre le reste du monde. Les trois hommes sont des tueurs et n’ont rien de recommandable mais leur professionnalisme définit la seule morale et le seul code d’honneur qui se tiennent au milieu de ce marigot. Le dissident chinois, vieil homme appartenant à une culture ancestrale, se présente comme une projection de cet honneur obsolète dont ils restent les uniques représentants aux Etats-Unis. Et l’on retrouve donc ici une thématique essentielle de Sam Peckinpah, formidablement mise en lumière dans La Horde sauvage, même si la conclusion de ce dernier film sera toute autre.

Comme dans la plupart des introductions de ses œuvres, Tueur d’élite débute par une succession de petits détails visuels et sonores (ici la mise en place de l’explosion d’un immeuble avec le suspense d’une minuterie). Les rires d’enfants en off tendent à associer ce forfait à un sale coup commis par deux gamins espiègles et rieurs, tels qu’apparaissent en effet Locken et Hansen dans la suite du récit. Grâce à cette caractérisation particulière de ces deux personnages, la transition avec l’acte violent de trahison n’en est que plus rude et dramatique. La violence viscérale propre au style exagérément heurté (mais toujours étonnamment fluide) de Sam Peckinpah est la première manifestation du désespoir du cinéaste qui va peu à peu installer une distance ironique. San Francisco devient un terrain de jeu pour tueurs à gage - la population est reléguée à l’arrière-plan, les policiers sont ridiculisés - dont les motivations n’auront bientôt plus de réelle signification tant les intérêts personnels mouvants et contradictoires priment sur le reste. La violence bientôt sans objet des protagonistes de l’histoire apparaît comme le prolongement de celle manifestée par les dirigeants des services secrets, animés par des seuls intérêts économiques qui permettent toutes les compromissions possibles et imaginables. Dans ces scènes si caractéristiques de son style, le découpage et le montage utilisés par Peckinpah accomplit un grand écart entre une sauvagerie poignante, qui déchire l’espace et fige le temps de la tragédie, et une distanciation goguenarde qui, après un montage alterné spatio-temporel assez jouissif entre la séquence de l’aéroport et celle de la discussion à double sens entre Weyburn et l’agent de la CIA, culmine lors de l’affrontement final dans un cimetière de navires de la Seconde Guerre mondiale, lieu propice pour enterrer définitivement l’intrigue et ses personnages d’un autre temps. Comme il a été précisé plus haut, Sam Peckinpah avait tourné une autre fin qu’il avait incluse dans le montage destiné à la première projection publique. Cette scène alternative mettait en scène l’un des trois héros, supposé mort lors du combat final, parvenant à nager jusqu’au bateau de Locken, une canette de bière à la main. Les deux autres complices, rigolards, se chargeaient ensuite de le rejeter à l’eau alors qu’apparaissait le générique. Cette conclusion, qui poussait jusqu’à l’extrême l’humour décalé de son auteur par rapport à son intrigue déplut fortement au studio, et Peckinpah finit logiquement par obtempérer en la retirant de son film. Cependant, la séquence finale du voilier voguant tranquillement dans la baie de San Francisco avec à son bord les rescapés de la dernière tuerie suffit à rendre suffisamment compte des intentions de Peckinpah quant à son point de vue désabusé sur l’histoire qui nous est contée (même la résolution de la vengeance de Locken sur Hansen est complètement désamorcée grâce à l’intervention d’un tiers).


La réussite relative, si l'on veut se montrer indulgent, de Tueur d’élite doit également beaucoup à son casting. Repéré par Peckinpah dans Le Flambeur (1974) de Karel Reisz, dans lequel il interprétait magistralement un professeur rongé par le démon du jeu, James Caan déploie une nouvelle fois toute l’étendue de son talent. Caan, acteur emblématique des années 1970, a le don de faire ressentir l’animal blessé qui est en lui, toujours sur le point de faire exploser une rage contenue qu’il contrebalance par un humour à froid et une empathie qui forcent l’admiration, surtout lorsque ses personnages ne s’y prêtent absolument pas. Peckinpah lui adjoint le discret mais tranchant Robert Duvall comme camarade de jeu et futur mystificateur. Les deux hommes sont réunis à l’écran pour la cinquième fois après Countdown de Robert Altman et les films de Francis Ford Coppola qui firent d’eux des comédiens de renom : Les Gens de la pluie (1969), Le Parrain (1972) et Le Parrain 2 (1974). A leurs côtés gravitent des fidèles de Sam Peckinpah, tels que Bo Hopkins, (La Horde sauvage, Guet-apens) qui joue un sympathique et naïf maniaque de la gâchette, le bougon Burt Young (Le Convoi), passé à la postérité pour son rôle du beau-frère de Sylvester Stallone dans la série des Rocky, et Walter Kelley (Pat Garret et Billy le Kid, Le Convoi, Osterman Week-end). Mako et George Cheung, visages asiatiques familiers du cinéma américain, complètent une distribution qui emporte l’adhésion du spectateur. Tueur d’élite, s’il ne figure pas parmi les réussites incontestables du cinéma de Peckinpah, peut s’envisager en premier lieu comme un agréable divertissement, mais réserve donc aussi et surtout quelques surprises si l’on reste à l’écoute de la petite voix d’un cinéaste en plein désarroi. Derrière un ensemble un peu mal fagoté et manipulant un humour noir tirant vers une subversion vaine, l’on peut y voir les prémices d’un nihilisme viscéral qui imprégnera son film suivant : Croix de fer, film de guerre et dernier chef-d’œuvre d’un idéaliste maudit et fou, en marge de sa profession mais non des enjeux historiques et sociaux de son pays.


(1) Monte Hellman par Charles Tatum, Jr. aux éditions Yelllow Now

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La fiche IMDb du film

Par Ronny Chester - le 28 février 2006