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Critique de film
Le film
Affiche du film

3 hommes à abattre

L'histoire

Une nuit, Michel Gerfaut découvre un blessé à bord d'une voiture. Il l'emmène à l'hôpital et part sans faire de déclaration. De sauveteur, il devient témoin, un témoin très gênant pour certains...

Analyse et critique

A l’aube des années 1980, après s’être illustré lors d’une décennie riche en défis cinématographiques multiples et variés (mais pour qui le succès public n’a, parfois, pas été au rendez-vous), Alain Delon acteur / producteur s’apprête à changer son fusil d’épaule. Avec 28 films en dix ans (dont plus de la moitié d’entre eux produits par ses soins), entre 1970 et 1979, Delon a magnifiquement continué le mythe qu’il avait forgé durant les années 1960. Moins de grands classiques, il est vrai, mais tout autant de tentatives d’un cinéma altruiste, régulièrement humaniste, souvent désenchanté, nanti ici et là de quelques fausses notes, mais grandement pourvu de très belles réussites. (1) Pas mal de très beaux films, quelques vrais chefs-d’œuvre, certaines pépites oubliées, et à dire vrai, fort peu de déchets. Une décennie également dominée par le polar, genre majeur dans lequel l’acteur s’illustre le plus souvent possible, donnant ainsi l’occasion à de multiples sujets difficiles de voir le jour. Face à un Jean-Paul Belmondo (auquel on le compare souvent, et pas forcément pour de bonnes raisons) calculant toujours mieux ses coups commerciaux et désormais situé dans une démarche claire (un film par an / une campagne marketing imposante organisée au millimètre / un gros succès), Delon a quant à lui toujours tenté de se renouveler, au cœur de bien des registres et en surprenant le plus possible son public, tout en soignant son statut de superstar internationale. (2)


Seulement, alors que Mort d’un pourri vient le remettre sur le devant de la scène, d’un point de vue critique et commercial (après une série de succès en demi-teinte très injustes), Delon essuie un nouvel échec, peut-être le plus gros de sa carrière, avec Attention, les enfants regardent (un très bon film, relativement glauque et dérangeant). Le Toubib, en 1979, lui permettra toutefois de quitter la décennie sur une jolie note, grâce à un score certes bon (surtout pour un mélodrame aussi dépressif et asphyxiant), mais tout de même un peu juste si l’on considère le budget de cette superproduction française, l’une des rares de l’Hexagone dans le domaine de la science-fiction. C’est alors que Delon va prendre un léger recul et réaligner ses velléités. Et, à défaut ici de le rouer de moqueries comme c’est devenu la mode un peu partout dans le milieu de la presse et de la cinéphilie, nous le comprenons. Quand Belmondo cartonne avec des produits calibrés tout à fait sympathiques mais sans imagination (L’Animal de Claude Zidi ou Le Guignolo de Georges Lautner, par exemple), on peut imaginer qu’une star de l’envergure de Delon, y compris pour satisfaire son ego, désire lui aussi goûter un peu à la formule. Facile, sans difficulté, plus extravertie et plus simple, pour ne pas dire plus basique. Il va alors entamer une série de polars qui établiront pour lui une troisième très belle partie de carrière au box-office, et ce jusqu’en 1985. La suite, dans laquelle Delon alternera les projets avec plus ou moins de bonheur, sera plus terne et signera le déclin de sa popularité à l’écran. Mais qu’importe, le mythe demeurant au faîte de sa gloire.


Et pourtant, Alain Delon n’est pas encore prêt à sacrifier ce qui fait la qualité de ses films de façon générale, comme en témoignent ce 3 hommes à abattre, mais aussi les futurs Pour la peau d’un flic ou Le Battant (plus inégal mais convaincant). En 1980, l’acteur / producteur a revu sa stratégie. Lui aussi fera un film par an afin de raréfier ses apparitions pour mieux vendre son image et tournera dans son genre de prédilection, pour l’heure extrêmement populaire auprès du public : le polar. Et force est de constater que quelques-uns de ces films demeurent de bien jolies réussites de cinéma populaire, sérieuses et vieillissant assez bien. 3 hommes à abattre bénéficiera ainsi d’une campagne de promotion impressionnante, avec son affiche coup-de-poing (Delon, pistolet semi-automatique pointé vers le public, sur fond de Paris mortuaire : la cible "public" est clairement désignée) et sa bande-annonce fleurissant partout en France. Cependant, Delon n’est pas Belmondo, ce qu’il sait pertinemment. Il ne cherche donc pas à l’imiter sur le plan fondamental. En résulte donc forcément un film plus austère, nettement plus sec et plus violent, disposant d’un humour discret et très noir, sans oublier son scénario, mieux écrit qu’un « Bébel » typique, mais aussi moins grand public malgré tout. Le succès au box-office s’en ressentira évidemment. Quand Delon passe tranquillement la barre des deux millions d’entrées au début des années 1980, signant de fait de mémorables performances, Belmondo, de son côté, engrange plus du double de ces entrées en alignant quelques succès historiques (sans conteste sa plus belle et dense période au box-office). Toute la différence entre un cinéma pour toute la famille, parfois de qualité (Flic ou voyou et, dans une bien moindre mesure, Le Professionnel, tous deux signés Georges Lautner...), parfois véritablement médiocre (Le Marginal de Jacques DerayJoyeuses Pâques de Lautner, Les Morfalous d'Henri Verneuil...), et un cinéma de genre un peu moins grand public.


Car il faut apprécier ce 3 hommes à abattre pour s’en rendre compte. On a longtemps moqué ces films, notamment celui-ci, arguant qu’ils n’étaient que de pâles véhicules commerciaux destinés à promouvoir l’image virile de la star. Du cinéma clinquant et binaire, et de peu d’esprit. Des termes souvent durs et un peu fallacieux pour décrire ce cinéma populaire de qualité. Car en vérité, le film possède tout à fait de quoi séduire son public, qu’il soit un peu las un soir de fatigue ou bien en demande d’un "produit" de bonne consommation. Tout d’abord, l’envers du décor est tenu par de solides arguments. Ainsi croise-t-on toute une part de la crème des équipes techniques françaises de l’époque, mais aussi un réalisateur capable et consciencieux. Jacques Deray a eu une carrière assez brillante, reconnaissons-le, en outre grâce à de solides films de genre auxquels il a toujours su injecter une humanité de bon aloi. Un proche collaborateur d'Alain Delon à qui l’on doit quelques pépites, telles que La Piscine (sublime récit d’amour torturé), Flic Story (le top niveau du polar seventies en France, doté par ailleurs d’une convaincante reconstitution de l’après-guerre), Le Gang (joli film criminel de casses foudroyants, mené avec la grâce d’une ode au fantasme détenu par le passé), les deux Borsalino (mention spéciale pour le second, où le metteur en scène n’a pas à choisir continuellement entre l’ego des deux stars qui phagocytent le déroulement plus "fluide" du film), ou encore Un crime (huis clos psychologique totalement oublié, à redécouvrir absolument). A côté de cela, Deray en profite pour reproduire avec 3 hommes à abattre le schéma matriciel de son chef-d’œuvre, Un papillon sur l’épaule, avec l’immense Lino Ventura. Au mystère kafkaïen et à l’ambiance unique de son modèle, Deray en soustrait toute l’humeur magique et la force dramatique presque fantastique. Il en garde le noyau, à savoir la forme d’un thriller hitchcockien dans lequel un homme se débat de toutes ses forces afin de savoir ce qui le broie inexorablement. Si la finalité reste la même (le personnage principal n’y trouvera que la mort), 3 hommes à abattre préfère se concentrer sur un récit beaucoup plus simple, privilégiant l’action et la nervosité de ses rebondissements à une quelconque teneur fondamentale plus dense. Oubliée l’aura cauchemardesque d’Un papillon sur l’épaule, Deray se concentrera ici sur l’habituel cadence infernale qui envoie son héros d’un point A à un point B pour y trouver des réponses concrètes. Or, la mécanique se montre impeccable, racée, stylée même, avec son lot de cascades solidement emboitées, son montage syncopé (notamment durant l’excellente poursuite en voitures), sa photographie épurée et sa très belle musique soulignant l'aspect tragique de cette énergique chasse à l’homme. Claude Bolling, auteur de la bande originale des deux Borsalino, traduit à merveille un univers malaisant, dramatiquement fort et surtout étouffant. Dès le générique montrant un Paris d’une verticalité de pénitencier, le travail de Bolling fait la différence. Un souffle nuageux dévale déjà sur la destinée d’un homme en perdition.


Le film, première des trois adaptations que Delon tournera des romans de Jean-Patrick Manchette (3), s’avère également assez réussi du point de vue de l’écriture. Certes, tout l’existentialisme de l’auteur littéraire (peut-être le meilleur auteur de polars français des années 1970-80) a disparu, ainsi que ses constructions narratives behavioristes. Mais demeure le canevas hitchcockien, proche de La Mort aux trousses et l’abstraction formelle de son discours : un homme court et roule tout autour du danger, cherchant sans cesse à s’en débarrasser. Pour le reste, Delon capte évidemment une autre figure d’homme, qu’il souhaiterait plus proche de la figure du solitaire désenchanté qu’il aime à incarner régulièrement depuis près de vingt années. On pense bien entendu à Mort d’un pourri, entre autres pour son regard politique et marginal, mais sans la finesse d’écriture et le brio de ses nuances. Le Michel Gerfault de 3 hommes à abattre est l’adaptation pénultième de cette figure d’homme désengagé du système, seul et mystérieux au regard du commun des mortels. Le film en fait une sorte de symbole inhabité, presque sans âme, du personnage delonien par excellence. En découle fatalement une absence d’implication psychologique de l’acteur qui, dès lors, joue sur son charisme et se contente de livrer une prestation honnête et franche. Delon ne se force pas beaucoup, mais assure le spectacle comme personne. Et peu de stars, peu d’acteurs à dire vrai, le feraient aussi bien. Qui d’autre, exceptées quelques superstars de l’époque (on pensera à Lino Ventura ou à Jean Gabin - mais celui-ci était déjà parti), pourrait faire tourner tout un film aussi monoclinique sur son simple charisme ? Qui d’autre - et surtout aujourd’hui - réussirait à le faire sans paraitre ridicule ? Sans faire tomber le film ? 3 hommes à abattre est sans aucun doute la première pierre d’un édifice un peu simpliste du mythe Delon dans les années 1980, mais il est aussi le prolongement forcé, attendu, pour ainsi dire normal de son aura pleine et entière. Celle qui permet à ce simple film d’exister, en dehors même du moindre prétexte purement cinématographique.

Cela étant, les qualités du film ne tiennent pas uniquement sur les fortes épaules de Delon, comme nous le soulignions quelques lignes ci-avant. En dehors de ses indéniables qualités techniques, mais aussi diégétiques (un script manichéen, mais fonceur et rythmé), le film établit une fois encore la preuve évidente que Delon soutenait l’idée que partageaient les plus grands : un grand acteur ne peut durer et briller que s’il est bien entouré. C'est-à-dire par d’autres bons acteurs. Là encore, la crème du moment s’y presse avec élégance et raffinement : Michel Auclair (un euphémisme que de dire qu’il est succulent), Pierre Dux dans un grand numéro d’affreux hérité de la IVème République, mais aussi Pascale Roberts, Jean-Pierre Darras, François Perrot ou encore le tout jeune Bernard Le Coq. Si le temps de présence de chacun à l’écran n’est pas toujours à la hauteur des talents réunis, c’est avec un plaisir véritable que nous les voyons s’entrechoquer autour du héros, ou plutôt de l’anti-héros, que représente le personnage de Gerfaut. Nous passerons néanmoins un voile pudique sur la prestation de la très incolore Dalila Di Lazzaro, uniquement présente pour mettre en valeur le mythe Delon. Mythe qui, par ailleurs, se démarque graphiquement de la très familiale présence de Belmondo par un surcroît de réactions violentes et irréversibles. Témoin cette séquence que l’on n’oserait plus tourner aujourd’hui, et dans laquelle le personnage tue froidement son attaquant d’une balle dans la tête, faisant exploser du même coup sa cervelle contre une glace de salle de bains. Quelques plans bien montés, un ton brusque, des gestes sévères et une détermination proche du thriller contemporain, dotant le film d’un très mérité « Interdit aux moins de 12 ans » à sa sortie. Ce qui n’en rend que plus méritoire le succès public d’un film qui s’adresse à une cible forcément plus restreinte que chez Belmondo. La course poursuite en voitures ne fera pas mentir cette assertion, elle qui fonce à vive allure, évite le catalogue de cascades à tout prix, stoppe brusquement sa course devant une petite fille de 7 ou 8 ans (le mirage du Neo polar italien n’est d’ailleurs jamais très loin chez le polar delonien de la fin des années 1970), pour ensuite reprendre et enflammer une station-service qui se clôturera sur l’un des meilleurs plans du film : un traveling arrière lent durant lequel l’isolement du personnage se fait de plus en plus ressentir, pour qu’il saute enfin hors du cadre, juste avant l’explosion. Du travail d’orfèvre, qu’il convient de souligner pour sa qualité et son enthousiasme technique.


Enfin, notons que la construction du film s’avère assez réjouissante. Une sorte de fuite en avant engagée sur une autoroute, voie rapide en direction de la mort. Nous y perdons le sel du personnage créé par Manchette, curieuse création de son époque de vitesse et de frénésie, cherchant au travers de cette méchante mésaventure une autre raison d’exister, une véritable liberté hors de contrôle de la société. De tous ces discours, de ce regard lucide et amer porté sur la condition humaine, Delon n‘en garde rien, ou presque. Mais le film construit assez logiquement son personnage, un joueur de poker au passé mal défini, sans avenir. Un rogue hors de contrôle lui aussi, et qui balade sa pudeur et sa dégaine libre sur les Champs-Elysées comme un quidam sans valeur. Gerfaut est un automate qui voit défiler sa vie à la manière d’une partie de poker : le bluff, la froide détermination qui cache sans cesse les tourments intérieurs cachés sous une épaisse couche d’oubli, l’agressivité, avec en prime un vrai potentiel de vainqueur. Tout autour de lui, des morts, rien que des morts. Un jeu de massacre métronomique si bien organisé qu’il perd en crédibilité ce qu’il gagne en grotesque et en ironie tragique. Gerfaut s’entend dire qu’avoir ramassé un accidenté sur la route va lui porter chance au jeu. Or, c’est tout l’inverse qui va s’échelonner par la suite. De plus, chaque personnage qui entre en contact avec lui semble immédiatement périr sous les coups de boutoir de la fatalité. Parfois d’une façon grotesque, là encore. Son ami des Renseignements Généraux tué parce que l’on le prenait pour Gerfaut, mais aussi l’intermédiaire parlementaire envoyé pour négocier avec lui, ou encore le ministre, qui rencontre son dernier infarctus en s’énervant contre cet homme qui ne veut rien négocier. Tout simplement parce qu’il n’y a rien à négocier. Pas avec un homme qui s’est juste trouvé au mauvais endroit au mauvais moment. Passés les trois premiers crimes, déterminés par l’intrigue de base et le titre du film, pas une seule mort n’échappe à l’erreur de jugement. On tue tout le monde, tout le temps. Ces morts pourraient paraitre horribles. Elles ne sont que grossières et grotesques, parce qu’inutiles et arbitraires. 3 hommes à abattre emprunte l’identité du thriller total pour en recracher un mécanisme de fonctionnement absurde et fantasque, à la lisière du morbide absolu, et dont l’humour noir le dispute constamment au ton dépressif de l’ensemble. Les poursuivis deviennent poursuivants, et vice versa. Dans le fond, tout ceci n’a aucun sens, si ce n’est celui de la pièce absurde qui privilégie le sort, les coups du hasard et le destin funeste d’un personnage qui, au bout du compte, n’existera pas davantage après cette aventure qu’avant celle-ci.

3 hommes à abattre est un polar noir frontal et mené à toute allure. Ce n’est pas un grand film, mais il s’agit d’un très bon divertissement, souvent exigeant, à la distribution soignée et à la réalisation efficace. Son allure de produit carré confectionné sans ambition déraisonnable lui donne autant ses qualités que ses limites, mais lui garde une place de choix pour les amateurs du genre policier. On y tue, on y tire, on s’y poursuit avec la rage de l’homme perdu, et l’on y meurt, souvent violemment. Très agréable, rentre-dedans et sans grande nuance, le film de Jacques Deray prétend revitaliser le mythe Delon auprès de son public. La cible est largement atteinte, pourvu que l’on sache ce que l’on a exactement en face des yeux. 3 hommes à abattre ne restera peut-être pas dans les mémoires, mais saura occuper une excellente soirée, seul ou à plusieurs, tout en lardant çà et là le regard du spectateur de quelques fulgurances graphiques et dynamiques remarquables. A voir et, pourquoi pas, à revoir de temps en temps.

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(1) Pour en avoir une vision plus détaillée, lire la chronique de Mort d’un pourri, réalisé par Georges Lautner en 1977.
(2) Alain Delon ne vend pas uniquement ses films en France. Ceux-ci fonctionnent, et même cartonnent régulièrement, en Italie, en Espagne, en Amérique du Sud (à cette époque alors très francophile) et au Japon. Le marché allemand, lui, est beaucoup plus sensible à Louis de Funès et à Jean-Paul Belmondo.
(3) 3 hommes à abattre est l’adaptation du Petit bleu de la côte Ouest. Delon tournera l’année suivante Pour la peau d’un flic, adaptation réussie mais très libre du roman Que d’os !, ainsi que Le Choc en 1982, adaptation sympathique mais totalement à côté de la plaque de l’un des chefs-d’œuvre du romancier, La Position du tireur couché.

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Par Julien Léonard - le 29 décembre 2015