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Critique de film
Le film

Track of the Cat

L'histoire

Fin du XIXème siècle en Californie dans un ranch détenu par la famille Bridges, perdu au milieu des montagnes enneigées. Le vieil Indien Joe Sam, homme de main de la famille, alerte les frères Bridges qu’avec l’arrivée des premières neiges, "la panthère noire" est très probablement revenue pour décimer le bétail. Art (William Hopper) et Curt (Robert Mitchum) se préparent à aller traquer la bête malfaisante. Avant de partir, toute la famille se réunit pour le petit déjeuner ; c’est à cette occasion que l’on fait la connaissance de ses membres et que l’on s’aperçoit des tensions qui règnent entre eux, tous plus ou moins tyrannisés par leur mère (Beulah Bondi) et le fils qui a sa préférence, un monstre de cruauté et d’égoïsme, Curt. Le patriarche (Philip Tonge) a préféré s’adonner à la boisson pour oublier cette ambiance délétère ; Grace (Teresa Wright), toujours vieille fille, retrouve un peu de joie de vivre par le fait de côtoyer Gwendolyn (Diana Lynn), voisine et petite amie de Hal (Tab Hunter), son frère cadet. Pourtant, il n’est pas question pour la matrone que les deux jeunes gens pensent au mariage d’autant qu’elle avait dans l’idée de la marier à Curt. Ce dernier prend un plaisir pervers à humilier Gwendolyn devant Hal, tandis que son père n’hésite pas à lui jeter des regards concupiscents. C’en est trop pour Gwen qui demande à Hal de choisir entre elle et sa famille ; sa sœur Grace le pousse, elle aussi, à s’émanciper. Quoi qu’il en soit, tandis qu’au ranch l’ambiance est plus que tendue, les deux frères sortent rendre visite à leur troupeau ; effectivement, comme le pressentait l’Indien, les bêtes ont été massacrées par un félin géant qui s’en prend bientôt à Hal qui, attaqué par surprise, succombe à son tour. Curt poursuit seul la piste du "monstre"...

Analyse et critique

En cette fin d’année 1954, avec Track of the Cat, William Wellman nous livre son ultime western. Il ne tournera ensuite plus que quatre autres films, terminant sa carrière par Lafayette Escadrille, un film de guerre semi-autobiographique avec comme acteur principal Tab Hunter, déjà présent ici dans le rôle du frère cadet de Robert Mitchum. Revenons rapidement sur le cursus de Wellman dans le genre, l’un des plus passionnants qu’il nous ait été donné de voir. Un superbe palmarès d’où se distinguèrent trois immenses chefs-d’œuvre réalisés dans un laps de temps d’à peine trois années : La Ville abandonnée (Yellow Sky), Au-delà du Missouri (Across the Wide Missouri) et Convoi de femmes (Westward the Women). Trois films aussi différents qu’admirables qui ont pour autre point commun une perfection plastique de tous les instants, confirmant le talent d’esthète de Wellman, un esthète souvent austère (façon Dreyer) et non clinquant. Avant cela, il avait commencé en 1943 par le puissant L’Etrange incident (The Ox-Bow Incident), un pamphlet impitoyable contre le lynchage, se distinguant déjà par une sobriété exemplaire et une belle et rigoureuse recherche esthétique. Si son Buffalo Bill était un peu décevant, il n’en était pas déshonorant pour autant, constituant lui aussi un véritable régal pour les yeux. Il en est d’ailleurs de même pour Track of the Cat, probablement son film le plus stylisé. Œuvre unique et étrange, elle est dans l’ensemble l’une de plus mal aimées de sa filmographie au point de n’être jamais sortie en salles en France. Sans évidemment atteindre les sommets des westerns précités, Track of the Cat mérite néanmoins que l’on s’y arrête.



Contrairement à ce que l’on pourrait penser au vu de l’histoire, il ne faut pas s’attendre ici à un ample film d’aventure en plein air, la traque de la bête sauvage n’étant pas ce qui occupe la plus grande place dans le cours de l’intrigue, plutôt recentrée sur le psychodrame familial théâtralisé qui se déroule au sein d’un ranch isolé en pleine nature "de studio". Mais attention, tout cela est voulu et nous y reviendrons après avoir évoqué brièvement la genèse du film. Dès 1949, après que Wellman eut fini de lire le nouveau roman de Walter Von Tilburg Clark (déjà auteur du livre à l’origine de son premier western, L’Etrange incident) et en soit tombé amoureux, il voulut immédiatement l’adapter au cinéma. Mais il se rendit bien vite compte qu’aucun producteur ne voudrait se lancer dans une telle aventure. Il persévéra, pris son mal en patience jusqu’à ce qu’une opportunité se présente cinq ans plus tard. L’énorme succès d'Ecrit dans le ciel (The High and the Mighty), mélodrame pourtant bien médiocre qui a été nommé plusieurs fois aux Oscars y compris dans la catégorie "Meilleur réalisateur", lui ouvrit les portes de son rêve. John Wayne, à la tête de la Batjac, lui donna carte blanche pour tourner ce qu’il voudrait et à sa manière, lui promettant que la Warner le distribuerait. Il ne s’attendait néanmoins pas à ce que Wellman tourna Track of the Cat de la sorte, véritable film expérimental pour l’époque. Le cinéste imposa en effet ses conditions : tourner en Cinemascope et dans un "glorious black and white-colour " ! Même si Wellman fut content de son travail et du résultat obtenu, le film reçut un accueil pour le moins mitigé, aussi bien de la part du public que des critiques, et fut un échec commercial. Il devint ensuite un film culte pour sa rareté : comme pour la plupart des films du catalogue Batjac, les descendants de John Wayne le gardèrent sous clé pendant une longue période, sa première diffusion en France ayant eu lieu par le biais du Cinéma de minuit de Patrick Brion.



Le fameux "noir et blanc en couleurs" se révèle être une idée audacieuse et un sacré tour de force ; le résultat est parfaitement convainquant dans sa recherche constante de l’anti-naturalisme. Avec son chef opérateur William Clothier, Wellman a décidé d’atténuer toutes les couleurs et d’en saturer quelques rares autres afin de faire ressortir ces dernières par contraste, avec entre autres buts recherchés le symbolisme (rouge flamboyant de la veste d’un Curt machiste en diable ; rouge du feu allumé pour sauver Curt mais qui paradoxalement provoquera au contraire sa chute et sa mort) ou bien le suspense (le bleu des bouts d’allumettes lors de la séquence digne d’un Hitchcock au cours de laquelle Robert Mitchum n’en dispose plus que de trois pour allumer son feu et ne pas mourir de froid). Pour le reste, pour en arriver à un intriguant mono-chromatisme, l’équipe technique a construit de magnifiques et sobres décors, a érigé quelques splendides toiles peintes et s’est même mise à colorier les feuilles des arbres en noir dans certains extérieurs ! Le tournage en studio a été expressément voulu pour tout ce qui concerne les alentours du domaine familial, et le résultat est assez étonnant, dépouillé à l’extrême pour accentuer la théâtralité et cette impression de solitude, d’étouffement et de mesquinerie qui pollue l’atmosphère. Pour les séquences de la traque, William Wellman utilise à merveille l'écran large en privilégiant de superbes extérieurs réels mais sans trop chercher à les magnifier (on trouve peu de longs panoramiques ou de grands plans d’ensemble) pour garder cette impression de claustrophobie et de menace. Les plans en studio lors de ces séquences sont parfaitement bien intégrés et ne dépareillent pas de l’ensemble, n’enlevant rien à l’intensité dramatique que le cinéaste a réussi à instaurer. Le retour incessant de ce plan d’un même et inquiétant sommet montagneux (dont la silhouette évoque une tête de chat) fait le même effet qu’un leitmotiv dans le domaine musical et vient constamment ponctuer l’action, servant de transition entre les séquences au ranch et celles dans la neige. D’ailleurs l’excellente partition écrite par Roy Webb fait beaucoup penser à une symphonie, quasiment omniprésente mais jamais envahissante, et se mariant parfaitement bien aux images et à l’intrigue. Bref, d'un point de vue formel et plastique, la réussite est difficilement contestable.



On pourra en revanche trouver à redire sur le fond ; Pascal Pernod dans le Positif N°377 parlait d’une « expérience limite et non exempte d'insuffisances. » Il faut dire que, dans son enthousiasme à tourner son film, William Wellman n’aurait parait-il pas laissé son scénariste revenir sur la première mouture de son travail d’écriture alors même qu’il n’en n’était pas pleinement satisfait. Ce qui fait de ce mélange assez iconoclaste et unique de western, film d'aventure, théâtre et psychodrame - le tout à la lisière du fantastique - une œuvre parfois boursouflée, verbeuse et statique manquant un peu de subtilité ; mais c’est aussi ce qui fait le charme de cet étrange OVNI. L’aspect fortement théâtral du film (tout se déroule en quelques jours dans deux lieux uniques avec à peine une dizaine de personnages) est tellement présent qu’il s’agit probablement du seul western a avoir été ensuite joué sur une scène ! Sorte de mixture improbable entre Eugène O’Neill et Tennessee Williams, Jacques Tourneur (pour le fait de jouer sur la peur de ce qu’on ne voit jamais) et Dreyer (pour son austère rigorisme), Track of the Cat raconte surtout les relations délétères qui se tissent entre les membres d’une même famille recluse dans un lieu clos : « Un ranch familial perdu au milieu des étendues neigeuses de Californie est menacé à la fois par des conflits internes et un dangereux prédateur... » Au sein de ce drame familial, on y parle d’amour contrarié, de tentative d’émancipation, d’alcoolisme, de jalousies, de mesquineries, de puritanisme... Le New-York Times parlait meme de « Western with greek overtones. » L'obsession de la bête (quasi surnaturelle comme le croit farouchement le vieil Indien fantomatique qui disparait et réapparait sans que l’on s’y attende, un peu comme le shérif interprété par Harry Carey dans L’Ange et le mauvais garçon de James Edward Grant) joue un peu le rôle de catalyseur des haines et rancœurs qui existent dans le cœur de la plupart des membres de cette famille un peu stérile, privée d’amour, de liens et d’attention. Dès que la traque au chat sauvage est lancée, tout le monde étant sous pression, les problèmes ressurgissent avec violence et cruauté. Dans cette description sans concessions, presque personne n’est épargné et surtout pas la mère qui est à l’origine de cette ambiance délétère.



Formidable Beulah Bondi qui se délecte à priori d’avoir eu à jouer ce personnage hautement déplaisant, une manipulatrice qui ne demande qu’à ce qu’on l’écoute et qu'on lui obéisse. Pour échapper à son entreprise tyrannique, son mari se sentant dans cette propriété « comme un poisson hors de l’eau » a préféré sombrer dans l’alcoolisme d’où le fait de le voir chercher tout au long du film les bouteilles de whisky qu’il cache dans tous les recoins de la maison ; des touches humoristiques assez bienvenues au sein de cette atmosphère d’une forte âpreté. Dans la peau de ce patriarche sans autorité, il faut avoir vu le très bon Philip Tonge en haut de l’escalier se mettre à chanter des chants religieux à tue-tête comme s’il s’agissait de chansons à boire. Les trois fils, ce sont Curt (Robert Mitchum, impérial en beau salaud machiste et égoïste), le véritable chef de famille désigné et protégé par sa mère, se plaisant à humilier ses autres frères et sœur dès qu’il en a la moindre occasion ; Arthur (William Hopper), c’est tout le contraire, un homme doux et bon, poète à ses heures, qui ne souhaite pas intervenir ni se mêler des conflits mais qui malheureusement en fera les frais ; quand au cadet, Tab Hunter lui prête sa silhouette de beau gosse et pourtant son personnage reste assez effacé, manquant singulièrement de charisme. Sa sœur restée vieille fille sans l’avoir voulu (superbe Teresa Wright, comme à son habitude) le pousse à s’émanciper, à fuir sa famille en prenant pour épouse la jolie Gwen avec qui elle s’entend à merveille. On parle parfois d’interprétation d’ensemble assez fade ou statique concernant surtout Tab Hunter mais son personnage requérait un tel jeu d’acteur. Il s’avère donc au contraire très bon, très sobre, tout comme la comédienne qui joue sa fiancée, superbe Diana Lynn chez qui tout passe par le regard. Tous deux forment un couple qui offre au film quelques respirations romantiques assez convaincantes ; leurs gestes tendres et la séquence au cours de laquelle ils vont faire l’amour pour la première fois sont assez touchants.



Reste un dernier protagoniste, celui assez symbolique de l’Indien, représentant en fait, non sans quelques lourdeurs, l’histoire de son peuple et son anéantissement. Un homme qui aurait vécu les guerres indiennes, ayant vu sa famille décimée d'une part par les Américains, de l'autre par la panthère, croyant dur comme fer depuis ce temps que le félin géant n’est autre que l’esprit du mal venu se venger des atrocités commises par les Blancs envers la nation indienne. Un personnage fantomatique et mystérieux tout comme l’est la bête traquée du titre que l’on ne verra jamais, ce que regrettera d’ailleurs William Wellman, seule chose sur laquelle il n’aurait pas eu gain de cause. Track of the Cat est un western psychologique lorgnant vers le mélodrame métaphysique poisseux et vénéneux mais non dénué d’onirisme (cf. les toiles peintes). Il pourra probablement en ennuyer certains mais surement en fasciner d’autres, notamment ceux pour qui la forme importe beaucoup. En effet, en plus de sa plastique épurée inhabituelle, Track of the Cat leur offrira d’autres éléments susceptibles de les réjouir : plans insolites, montage "symphonique" audacieux, utilisation efficace de la musique ou des plages de silence... S’il ne s’agit pas loin de là du meilleur film de Wellman, il n’en demeure pas moins un envoutant et oppressant exercice de style qui se joue du naturalisme avec une certaine jubilation !

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La fiche IMDb du film

Par Erick Maurel - le 21 septembre 2012