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Critique de film
Le film
Affiche du film

Tous les autres s'appellent Ali

(Angst essen Seele auf)

L'histoire

Dans un café fréquenté par des travailleurs immigrés, Emmi, une veuve sexagénaire, rencontre Ali, un Marocain beaucoup plus jeune qu'elle. Emmi et Ali s'éprennent l'un de l'autre, se marient mais sont rejetés par les enfants d'Emmi, ses voisins et ses collègues de travail. On trouvera vite une utilité à ces marginaux.

Analyse et critique

"Le studio adorait le titre Tout ce que le ciel permet.
Ils pensaient que cela voulait dire qu'on pouvait obtenir tout ce qu'on voulait.
En fait, je voulais dire exactement l'inverse. Pour moi, le ciel a toujours été radin"
.
Douglas Sirk

En 1971, Fassbinder a sa visitation cinématographique : "j'ai vu six films de Douglas Sirk. Parmi eux, il y avait les plus beaux films du monde". Outre le choc esthétique et émotionnel, Sirk lui apprendra qu'il est possible de se servir de "la dramaturgie hollywoodienne mensongère" et de produire un "effet sur le public direct et non dissimulé". Ce qui fascine chez Fassbinder est que cette profession de foi n'imite pas servilement Sirk, mais distord le mélodrame. Prisme de la langue, de la géographie, de l'économie de moyens. Un film comme Le Marchand de Quatre Saisons a ainsi été tourné par Fassbinder peu après qu'il ait vu Mirage de la vie de Sirk, et cela ne se voit pas : le mélodrame s'y fait nu, cru, le cinéma de Sirk étant un écho et non pas un strict fétiche. On me souffle aussi que le héros au spleen alcoolisé du Marchand devrait me rappeler Robert Stack dans Ecrit sur le vent : ça tombe bien, je n'y ai jamais pensé. Avec Tous les autres s'appellent Ali [titre français reprenant le titre de travail allemand; on préférera peut-être la traduction littérale : la peur dévore l'âme], Fassbinder a essayé de son propre aveu d'y faire contenir tout ce qu'il a vu chez son modèle, sur le canevas de Tout ce que le ciel permet.

Il s'agit du film le plus accessible de Fassbinder, le plus simple ["plus les histoires sont simples, plus elles sont vraies"] et la preuve que Fassbinder voulait toucher un large public. Pas de glamour car l'auteur s'intéresse ici aux minorités : nos "seniors" et travailleurs immigrés. Les deux mouvements du film respectent un cahier dialectique des charges : de la rencontre entre Emmi [Brigitte Mira, poignante, "qui s'est très fortement identifiée à son rôle car elle a, dans la vie, des relations comparables avec un homme plus jeune", d'après RWF] et Ali [El Hedi Ben Salem, plus roc qu'Hudson et tout aussi sexué, mais dans un autre genre] à leur ostracisme [Fassbinder réécrivant, ou plutôt détruisant la scène de la télévision offerte par ses enfants à Jane Wyman chez Sirk], nous sommes dans le mélo, la sympathie. Etant donné l'absence de glamour, d'afféteries, on n'est jamais dans le mièvre ni dans le misérabilisme. Autour de nos héros, c'est une pluie de clichés racistes décochés par des mégères embusquées dans des cages d'escaliers. Clichés que Fassbinder moque en se mettant en scène en gendre bien je-m'en-foutiste d'Emmi. La tension sexuelle liée à l'Immigré plane sur le film, le réalisateur pointant la frustration des mégères traitant de putains celles osant le choix d'un couple mixte [Thème déjà abordé dans Le Bouc]. On ne peut qu'être gagné par le désarroi d'Emmi et Ali, à mesure que le visage de Brigitte Mira s'affaisse. La grammaire de Fassbinder fait à nouveau merveille pour signifier l'isolement : silence et statisme théâtral des clients du bar lorsque Emmi rentre, de ses enfants - littéralement écrasés - face à Ali. L'enfermement implacable d'Emmi et Ali dans l'encadrement d'une porte, leur rejet au fond de la scène, à leur repas solitaire de mariage. Les longs plans insufflent l'attente, l'ennui, l'étroitesse de vies très petites. Mais pas seulement. On attend quoi ? Une danse, un jour comme un autre jour ou un rayon de soleil tellement en retard qu'il en est devenu tiède.

Le mélo est gagné encore plus vicieusement par le réel dans la deuxième partie, lorsque le mépris de l'entourage fait place à une tolérance feinte : tout peut changer, pas à cause d'un optimisme béat dans l'humanité, mais parce que les intérêts de cette dernière changent. Parce qu'elle fait ses petits calculs d'épicier. L'union dans l'épreuve d'Emmi et Ali se délite lorsque le monde autour se fait plus supportable [romantisme, quand tu nous tiens] et lorsque les contradictions apparaissent : Ali est traité comme un objet sexuel par Emmi et ses collègues dans une scène [réitération de l'amour propriété cher à Fassbinder] et délaisse Emmi lorsque cette dernière refuse de lui préparer du couscous. Leur couple faisait sens dans l'adversité; leur "normalisation" démontre par l'absurde qu'un ménage se fait aussi à trois, avec la société, nos origines. Si bien que le fond théâtral de RWF correspond tout à fait à un monde, qui non content de mal tourner, est toujours en tournée. Un monde où l'on adopte un rôle pour faire bonne figure. Tous en scène : Emmi doit-elle refuser ses sentiments pour cause de veuvage, de rides ? Ali peut-il renoncer au couscous, avouer à ses collègues qu'il s'est installé avec quelqu'un de plus vieux que lui ? "Le bonheur ? Et les convenances alors ?", est-il dit dans le film. Fassbinder se fait tendre et lucide vis-à-vis de ces marginaux, une absence d'angélisme qu'il exercera sur tous : ouvriers, gays, lesbiennes, immigrés ou juifs… vous voulez les étreindre mais aussi les secouer. Le nom d'Hitler ne fait pas réagir Ali ; le rêve d'Emmi est de déjeuner dans le restaurant où Hitler avait ses habitudes. Un temps ostracisée par ses collègues, elle répétera cette exclusion sur une employée yougoslave, isolée dans un plan rigoureusement identique à celui où Emmi est seule contre toutes dans un escalier. L'employée regarde brièvement le spectateur. Et voilà, c'est foutu : chez Fassbinder, les victimes sont des bourreaux en puissance.

S'il y a une mélancolie, une maladie existentielle propre à nombre de personnages de Fassbinder [le carton au début "le bonheur n'est pas toujours drôle" - piqué chez Godard - pourrait résumer nombre de ses héroïnes et héros], Fassbinder – en homme de gauche, mais pas tout à fait car trop pessimiste - les fait ployer sous les déterminismes sociaux, résumés par le diagnostic du médecin à la fin du film : l'amour reprend presque ses droits mais la lumière d'Emmi et Ali hors de cette vallée des larmes est imprécise. C'est "kiff-kiff". Fassbinder disait à propos du film : "je ne suis pas capable de faire une vaste esquisse idéologique, ça n'est pas non plus ma tâche, d'autres sont plus qualifiés pour ça, davantage à leur place aussi. Ce qui m'intéresse, ce sont des petites possibilités, parce que j'ai des idées là-dessus et aussi que je trouve ça passionnant". La "petite possibilité" Emmi-Ali est rendue ici de manière limpide. Décidément, l'Histoire n'est guère romantique, quoiqu'en pensent les révolutionnaires. Par contre, elle peut aider à accoucher de beaux films de tendresse froide comme cet Ali.

Qu'est-ce qu'on attend pour être heureux ?

DANS LES SALLES

CYCLE FASSBINDER 1ère PARTIE

DISTRIBUTEUR : CARLOTTA
DATE DE SORTIE : 18 avril 2018

Présentation du cycle

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Leo Soesanto - le 25 mars 2005