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Critique de film
Le film
Affiche du film

Tootsie

L'histoire

Quand Michael Dorsey (Dustin Hoffman) comprend que personne ne l’engagera comme acteur sous sa véritable identité, il entreprend un pied-de-nez en se faisant engager dans un soap opera pour jouer une administratrice d'hôpital sous l’identité de Dorothy Michaels, incarnation jusqu’au-boutiste d’une célibataire acariâtre. Le coup marche du tonnerre et il ne sait plus, dès lors, comment se départir du rôle, que soutiennent (après une panique initiale) son agent (Sydney Pollack) et un colocataire (Bill Murray) avec qui il travaille sur des projets plus personnels et moins lucratifs. De plus, la présence de Dorothy dans sa vie complique ses rapports avec Sandy (Teri Garr), l’actrice qui voudrait de lui comme petit ami, et avec Julie (Jessica Lange), la collègue qui ne le connaît que sous les traits de Dorothy et dont il s’est épris.

Analyse et critique


« To Michael Dorsey who reminds you what acting is all about... Being unemployed ! »

Les huit minutes d’ouverture de Tootsie, un montage parallèle qui suit son quotidien, précèdent le quarantième anniversaire de Michael Dorsey et cette adresse synthétisant son problème, le problème en somme de l’acteur (« travaille »-t-il seulement quand il est employé ? que fait-il quand il ne « travaille » pas ?) devaient selon Sydney Pollack établir trois éléments : 1) c’est un excellent comédien, 2) personne ne l’emploiera, 3) il serait convaincant déguisé en femme. Le premier élément est montré d’une part par son jeu sur des scènes désertes, dans des situations d’audition, où Dustin Hoffman donne libre cours à sa technique, son brio, d’une autre par les cours qu’il donne où transparaissent non seulement une passion mais une compréhension aiguë des mécanismes du jeu. Le second se déduit de son comportement face à des décideurs, moins motivé par un quelconque narcissisme (en bon character actor il ne demande rien tant que de disparaître derrière un rôle) que par son perfectionnisme, en inadéquation souvent avec la médiocrité de ce qui lui est demandé (son agent lui reproche d’avoir retardé d’une demi-journée le tournage d’une publicité, pour avoir refusé, déguisé en tomate, de s’asseoir : le faire n’aurait selon lui pas été logique). Le troisième transparaît quand, alors qu'il tient la réplique à son amie Sandy pour la préparer à une audition, il lui donne soudain l’exemple en jouant ses propres répliques, avec en l’occurrence plus d’aisance... les répliques de Tootsie, donc, personnage de soap opera qu’il deviendra plus tard sous la fausse identité de Dorothy Michaels. Une philosophie spécifique du jeu se dessine de tout cela : celle de la Méthode, pour laquelle il s’agit moins de présence, que de disparition, dans l’acte de jouer, avec les hypothèses concomitantes (et ensemble tendues) qu’il faille pour la personne qui joue suivre un déroulé intérieur logique, à même d’être justifié, alors même qu’extérieurement, plus la personne sera au départ loin de soi, mieux peut-être on se l’appropriera. Pollack, qui a été le second de Sanford Meisner et a préfacé la transcription de ses cours, revient ici à des sources du jeu (auxquelles il avait lui-même puisé en tant qu'acteur) découvertes auprès de cette figure, qui bien qu'en rupture avec l'Actor's Studio a en commun avec de s'inscrire dans la lignée intériorisée de Stanislavski par le relais américain du Group Theatre.



Tootsie, sur cet acteur tout à fait capable que personne n’emploiera sous sa véritable identité, a contribué à dessiner au cinéma cet archétype, voire son cliché : l’acteur new-yorkais au chômage. Michael, entre deux services de plats, court les auditions, se querelle avec son agent, à qui il incombe de lui relayer le verdict (ce petit rôle délicieux peut servir à rappeler, alors qu’il fut un cinéaste inégal, quel interprète exceptionnel Sydney Pollack fut lors de ses apparitions à l'écran, notamment dans Eyes Wide Shut ou Maris et Femmes). « Are you saying that nobody in New York will work with me? - No, that’s too limited... Nobody in Hollywood wants to work with you either. » La perception compte dans ce métier et Michael découvre alors qu’il lui faudra jouer un rôle tant « dans la vie » que sur scène ou face caméra s’il tient à y avoir accès. Le problème étant ensuite qu’il lui faudra le garder. C’est un prix fort à payer, celui auquel ne peut être prêt à consentir qu’un désespéré. « I don’t believe in hell : I believe in unemployment, but not in hell. » Ainsi naît Dorothy, création de Michael, dame à la fois quelconque et étrange, dans les diatribes de laquelle l’homme déguisé passera sa rage et son amertume. L’expérience du rejet de Michael, celle inhérente à son métier, lui donne une clé d’accès relative à celle d’une femme qui ne correspond pas aux canons de beauté (il découvrira aussi, sous cette couverture, ce que c’est d’être malgré cela l’objet d’une attention dont on se passerait bien).



Avec la complicité de son agent et d’un colocataire à qui ce coup permettra de financer sa pièce gauchisante sur la vie dans une région américaine polluée par un grand groupe, Michael crée une glorieuse figure de rejetée ordinaire qu’il lance sur le plateau d’un soap (le terme y est banni, il faut dire daytime drama). Hélas pour lui, le coup ne fonctionne que trop bien et celle qui ne devait lui servir qu’à régler quelques factures devient une célébrité, la série télé à laquelle elle participe un phénomène de société intimement lié à ses apparitions. Tootsie (défendue au départ par des femmes de la chaîne, alors que leurs collègues masculins n’avaient pour la plupart pour elle que le plus profond mépris) devient une sorte d’icône féministe du petit écran. Jouer le jeu interfère de plus en plus avec la vie privée de Michael, à l’ombre de cette personnalité publique fictive. Et jouer Dorothy « dans la vie » c’est en partie découvrir l’existence misérable qu’une telle actrice endurerait. Le jeu d’un acteur habitué aux planches le préparait au tournage en continuité d’un soap, au live final même (où Michael voudra, enfin, dire la vérité), mais le préparait-il à affronter sous ce costume le principe de réalité ? Tant intimement que professionnellement, tout ce que cette personne a à offrir se voit minoré.



D’une écriture très visible, le scénario du film est passé entre beaucoup de secondes mains, celles de Barry Levinson notamment, d’Elaine May surtout. Tout au long de l’histoire peut se percevoir une réflexion sur la manière, au début des années quatre-vingt, dont les acquis de la seconde vague féministe ont été intégrés dans la culture populaire et sur ce qui coince, encore et toujours. Sandy le dit face à Michael : elle a lu Le Deuxième Sexe, Le Complexe de Cendrillon, elle est responsable de ses propres orgasmes, merci, et pourtant, elle est toujours perdue face à lui. Ce que Julie dit attendre, à Dorothy sa collègue, comme propos d’un inconnu, valent à Michael quand il les lui prononce sous son apparence masculine un verre jeté à la figure. Si Dorothy peut parler haut et fort, c’est qu’elle n’a presque rien à perdre (au fond, elle n’existe même pas), quand il serait exténuant, et risqué, pour une femme réelle de parler ainsi, de se comporter comme cela, quand il s’agirait d’un rôle à tenir du matin au soir. Il y a l’horreur du rejet, mais il y a malgré tout celle de l’attention : sentimentale, ne visant qu’elle et elle seule, de la part du père de Julie ; libidineuse, visant toutes les femmes et constamment, de la part du vieux beau de plateau télé qui s’asperge de spray buccal avant de rouler des galoches à chaque membre du casting. Ce que Michael découvre, c’est que Dorothy ne peut pas gagner, qu’elle se fait avoir dans tous les cas, et qu’il en va ainsi des autres femmes, Sandy et Julie, qui peuplent sa vie. Pour clarifier les choses avec l’une et s’approcher vraiment de l’autre, il lui faut apprendre la modestie.



Récit d’apprentissage, Tootsie reprend les codes débrouillards du cinéma hollywoodien des années trente quand il s’intéressait (de Busby Berkeley à Gregory LaCava) au monde du spectacle, à ses aléas, à ceci près qu’une période de prospérité (enfin... 80 % d'acteurs au chômage en moyenne, à ce moment-là) succède à la Grande Dépression (ce n’est pas la même chose d’être un crève-la-faim quand autour de soi d’autres personnes mangent plus qu’à leur faim). La trajectoire explicitement morale de Michael en Dorothy est ce qui justifie, rend tolérable, l’omniprésence de l’humiliation dans le film. Tootsie est, profondément, de manière en fait assez tragique, une histoire de honte et de rejet. Ce sentiment que peuvent avoir, physiquement, dans leur être intime, en commun les comédiens et les femmes (sur le métier d’acteur, il est du reste émouvant de voir à l’écran un comédien « apprendre » à jouer une femme, en acquérir les gestes, la tenue, par l’observation, avoir la modestie de rendre explicite cet artisanat attentif).


Michael Dorsey est évidemment un rôle personnel pour Dustin Hoffman, acteur réputé « difficile » précisément pour son approche méthodique du jeu, la défense caractérielle au besoin de son art. Mais Dorothy Michaels ne l’est pas moins (les deux rôles sont crédités séparément au générique). Hoffman raconte que lorsque le projet lui fut proposé, il demanda avant d’accepter à passer des tests de travestissement. Il était hors de question pour lui de traiter ce déguisement en farce et il ne le ferait que s’il pouvait vraiment ressembler à une femme dans la rue, sans que personne ne trouve à y redire. Il voulait réellement se poser cette question : qu’est-ce que ce serait pour moi d’être une femme ? Les essais s’avérèrent convaincants. Mais quelque chose chagrinait Hoffman : il n’était pas une belle femme. Et cela, aucune dose de maquillage n’y remédierait fondamentalement. Il ne pourrait pas prétendre à mieux que ça. En passant de l’autre côté de ce miroir, il se découvrait une apparence physique qui serait celle de quelqu’un à qui il n’irait pas parler dans une soirée. Et ce déshonneur, ce sentiment physique de rejet, est ce qui l’a fait accepter le rôle, le plus personnel en fait de sa carrière. Tootsie est peut-être une comédie, mais Hoffman ne peut s’empêcher de pleurer quand il évoque ce film, quand réapparaît pour lui en l’évoquant cette honte intime. Car ce métier-là ne peut être fait qu’en prenant les choses personnellement. « You are psychotic ! - No I’m not : I’m employed. »


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La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 29 juin 2020