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Critique de film
Le film
Affiche du film

The Rocky Horror Picture Show

L'histoire

À la fin du mariage d'amis communs, Brad Majors avoue son amour à Janet Weiss. Les deux tourtereaux décident d'aller voir leur ami le Docteur Scott, quand leur voiture tombe en panne au milieu de nulle part. Ils trouvent refuge dans une mystérieuse bâtisse, où ils sont accueillis par un personnel de maison pour le moins intriguant. Très vite ils font la rencontre du maître des lieux,  Frank N. Furter, qui se présente lui-même comme "un doux travesti venant de la planète Transexuelle, dans la galaxie de Transylvania". Il leur propose de le suivre dans son laboratoire, où il se livre à des expériences pour donner vie à une créature parfaite, susceptible de "soulager sa tension".

Analyse et critique

I would like, if I may, to take you on a strange journey...

Les premières secondes ouvrent un monde : après un léger réarrangement seventies de la fanfare de la 20th Century Fox, le noir se fait. Au centre de l’écran apparaissent alors des lèvres, rouges écarlates, comme sorties de chez Man Ray.

Elles se mettent à bouger, et cette chanson d’ouverture commence à égrener une litanie de succès du cinéma de genre américain, des films d’horreur des années trente (King Kong, Doctor X, The Invisible Man...) aux films de science-fiction paranoïaque des années cinquante (Forbidden Planet, Tarentula !, The Day the Earth Stood Still). Puis les lèvres se figent, et apparaît le titre, en lettres sanglantes, tandis que le refrain nous promet un Science Fiction Double Feature, référence à ces doubles programmes, souvent fantastiques, qui florissaient dans les salles de cinéma populaires dans les années trente à cinquante, là encore, avant de se retrouver cantonnés dans des drive-in à partir des années soixante. Le ton est donné : ultra-référentiel, excentrique, spirituel et grivois (il fallait oser cet irrévérencieux double sens du mot « runes »). Le spectateur vient de débuter un étrange voyage, pour le meilleur ou pour le pire. C’est d'ailleurs à un mariage que nous convie la première scène, un mariage coloré (cela dépend de la version (1)) durant lequel deux tourtereaux gentiment niais se roucoulent leur amour sous les yeux d’inquiétants ministres du culte recomposant American Gothic de Grant Wood. Arrivé là, il se trouvera probablement des spectateurs inquiets, qui se demandent où ils sont tombés - qu'ils ne s'inquiètent pas, le plus incertain est encore à venir.

Ce qui ne porte pas encore le nom de Rocky Horror germe à la fin des années soixante dans l’esprit de Richard O’Brien, comédien britannique ayant notamment participé à une production de la comédie musicale Jesus Christ Superstar. Pendant une période d’inactivité prolongée, il se met à imaginer des chansons farfelues, collages d’influences pop diverses, mêlant séries B, comic-books et rock’n’roll, qui se structurent progressivement autour de la figure de Frank N. Furter, rencontre improbable entre la figure du créateur du mythe de Frankenstein et les rock-stars provocatrices et ambiguës (Alice Cooper, David Bowie, Lou Reed, Freddie Mercury) qui font alors l’actualité.

Encouragé par Jim Sharman (producteur de comédies musicales en Australie), le projet, un temps nommé They Came from Denton High, devient The Rocky Horror Show et connaît sa première représentation scénique à Londres en juin 1973. Sur scène, on trouve Richard O’Brien lui-même, aux côtés d’un certain nombre de quasi-débutants : ceux qui seront amenés à reprendre plus tard leurs rôles à l’écran (Tim Curry, Patricia Quinn, Nell Campbell...) et ceux qui seront remplacés (Christopher Malcolm - dont le principal fait d’armes, par ailleurs, sera une furtive apparition dans L’Empire contre-attaque - dans le rôle de Brad ou Julie Covington - qui rebondira en incarnant Evita dans la comédie musicale du même nom en 1976 - dans celui de Janet).

Susan Sarandon & Barry Bostwick (le film, 1975)  Julie Covington et Christopher Malcolm (la pièce, 1973)

La pièce attire l’attention par son originalité autant que par la façon dont elle capte quelque chose de l'esprit libertaire du temps (les communautés homosexuelles et trans s'approprient le slogan « Don’t dream it, be it ») et très vite, elle passe de la salle du Royal Court Theatre (et sa soixantaine de places) pour les 500 places du King’s Road Theatre, qui sont presque systématiquement occupées, puis reçoit l’Evening Standard Award de la meilleure comédie musicale de l’année. Le producteur américain Lou Adler, de passage à Londres, voit la pièce et en acquiert immédiatement les droits américains, pour une première à Los Angeles en mars 1974 (avec, à l’exception notable de Tim Curry, un casting entièrement renouvelé (2)). Un des dirigeants de la 20th Century Fox, Gordon Stulberg, voit le spectacle et décide d’en lancer une adaptation cinématographique (les comédies musicales rencontrent alors à nouveau le succès, et de nombreux succès sont issus de la scène, d'Un violon sur le toit (1971) à Jesus Christ Superstar (1973) ou, même si le livret a été largement réécrit pour l’occasion, Cabaret (1972).

Pour cette adaptation cinématographique, la Fox aurait semble-t-il envisagé une production de prestige et un casting entièrement renouvelé faisant intervenir des stars du rock’n’roll (on parla de Mick Jagger pour le rôle de Frank N Furter). Mais Jim Sharman refusa de transiger, et insista pour reprendre l’essentiel du casting londonien - ce qui entraîna une baisse considérable de budget. Parmi les modifications principales, des comédiens américains (Susan Sarandon et Barry Bostwick) furent engagés pour les rôles de Janet et Brad ; Jonathan Adams (le narrateur de la version scénique) endossa le rôle du docteur Scott, l’expérimenté Charles Gray (qui avait joué Blofeld dans Les Diamants sont éternels) ; et le sculptural mais très inexpérimenté Peter Hinwood, mannequin de son état, fut engagé pour le rôle de Rocky la créature. (3)

Le tournage eut lieu d’octobre à décembre 1974 dans les studios de Bray, ancienne propriété des studios Hammer, et au manoir d’Oakley Court, à proximité (on raconte que le général de Gaulle y séjourna durant la Seconde Guerre mondiale, mais ceci est une complète digression). La vieille bâtisse, merveilleusement gothique, était néanmoins délabrée, inchauffable avec ses vieux planchers vermoulus qui laissaient abondamment passer l’eau, à tel point que Susan Sarandon attrapa une pneumonie (à force de se promener en sous-vêtements)... Des dirigeants de la Fox, de passage sur le plateau, surpris par ce qu’ils y voient, commencent à propager la crainte d’un échec commercial, d’autant plus que l’adaptation scénique à Broadway, prévue pour coïncider avec la promotion du film, est un four - le premier pour la pièce après ses triomphes londoniens, californiens et australiens.

Inquiétude confirmée par la sortie du film : les critiques sont désastreuses, et même à Londres, c'est un échec cuisant. Le film est un désastre commercial et semble voué aux gémonies. Pour vaguement tenter de rentabiliser un tant soit peu son investissement, le studio le cantonne progressivement dans les séances de minuit, où il côtoie d’autres parias du box-office, d'El Topo à La Nuit des morts-vivants. Et là, le miracle s’opère, comme il ne s’est à peu près jamais opéré, ni avant, ni après. Progressivement, un noyau dur se constitue d’amateurs revenant voir le film presque chaque jour, l’enrichissant peu à peu de répliques lancées à la cantonade, agrémentant la séance d’accessoires (du riz pendant la scène du mariage, des pistolets à eau pour la pluie), puis venant rejouer devant l’écran quelques-unes des séquences musicales simultanément à la projection...

Au départ limitée à ce cercle de fans un peu déviants, la réputation du film va grandissant, et les séances se multiplient : quatre ans après sa sortie, il est montré en sessions hebdomadaires sur plus de deux cents écrans américains, très vite rejoints par des cinémas à Munich, à Londres ou à Paris. Le Studio Galande, dans le 5ème arrondissement, diffuse ainsi le film toutes les semaines depuis 1978, animé par des troupes d’amateurs qui rejouent le film et convient le public à participer à la séance, à tel point que, pour bon nombre d'assidus du film, il semble désormais exclu de le voir sans ce décorum périphérique.

Le mécanisme qui s’est opéré est insolite et si l’épithète « culte » est souvent galvaudé dans le vocabulaire cinéphile, peu de films le méritent autant que ce Rocky Horror Picture Show, film pour lequel la dévotion de ses fidèles a en effet quelque chose de mystique, de religieux presque, avec une soumission à des rituels et à des incantations collectives, sous l’œil souvent consterné ou inquiet de ceux qui en sont (pour le moment) exclus. Grand gourou de la secte des fans du RHPS, l’Américain Sal Piro aurait vu le film plus de trois mille fois depuis 1977... N’en jetez plus, ces gens sont à enfermer, et l’objet de leurs rites païens hérétiques est à brûler ! Eh bien, écoutez... ce serait dommage...

Car le film, qui est ce qu’il est et qu’il est hasardeux de recommander innocemment à un ami sur le ton badin du « tu vas voir, ça va te plaire », est assez difficile à évaluer objectivement. Comment faire abstraction de ce parcours, de ce folklore ou de cette fièvre collective quand il s’agit de juger l’œuvre cinématographique ? Assurément, un bon nombre de spectateurs qui ne le connaissent pas vont, au moment de le découvrir, rester sur le carreau et se demander la raison d’un tel foin... Mais il y a les autres. Ceux qui vont se retrouver, presque malgré eux, emportés dans un tourbillon exubérant de paillettes, de chorégraphies suggestives, de répliques loufoques, de glam-rock entraînant, d’ambiguïté sexuelle, de délire effréné et d’émotions outrées... et qui vont alors découvrir le potentiel addictif hors normes de ce film. Car alors, on ne voit pas comme ça en passant le Rocky Horror Picture Show une fois, poliment. On le voit, puis on le revoit, debout, puis on le chante, on le danse et on le laisse s’insinuer en nous (idée que Frank N. Furter ne réfuterait pas, d’ailleurs). De manière d’autant plus curieuse qu’il se place constamment dans la citation ou la référence, la plus grande force du Rocky Horror Picture Show est peut-être de s’affranchir de toute comparaison. À cet égard, envisager le Rocky Horror Picture Show comme un autre film, avec un angle analytique, en termes de bon goût, d’esthétique, de morale ou que sais-je, est une fausse route. Dès sa conception, liée aux aspirations libertaires de son époque, c’est un film qui semble dire : je suis comme je suis, à prendre ou à laisser...

Pour tous ceux qui - en raison de leurs préférences sexuelles, de leur apparence physique, des aspects plus ou moins avouables de leur intimité ou de leur inconscient - se sont un jour sentis exclus, rejetés, mis au ban, le Rocky Horror Picture Show fait donc office de film salutaire, dans la mesure où c’est un film qui s’assume, et le fait avec une forme irrésistible de dérision, de fanfaronnade presque. Jim Sharman (lui-même homosexuel) et Richard O’Brien (transgenre, comme il le dit lui-même « à 70 % homme ») avaient probablement mis beaucoup d’eux-mêmes dans cet aspect du film, contribuant à définir en Frank N. Furter une sorte d’absolu de l’être différent et fier de l’être : imaginez donc, voici un extraterrestre (première forme d’altérité) travesti, libertin bisexuel caractériel et vaguement psychopathe, incarné avec une jubilation trash et posh à la fois (4) par un génial Tim Curry - l’acteur eut, ensuite, tendance à prendre de la distance avec ce rôle (de composition) encombrant, objet des projections de fiertés auxquelles il n’avait personnellement pas forcément plus envie que cela d’être associé... On peut en tout cas apprécier, quelques décennies après sa réalisation, à la fois le côté extrêmement moderne de la façon dont le film invite à toutes les tolérances, mais aussi la manière extrêmement positive d’une approche qui ne se pose jamais contre (revendiquer une différence, ce n’est pas affronter ceux qui ne la portent pas) mais au contraire invite constamment à envisager l’altérité avec joie et empathie.

Car un des phénomènes les plus curieux qui peut s’opérer dans le rapport au RHPS, c’est la manière dont, derrière tout ce (toujours réjouissant) cérémonial baroque et égrillard, il parvient après plusieurs visions à émouvoir, de façon inattendue et presque irrationnelle. Dans le Rocky Horror Picture Show, il est difficile de s’identifier à Brad et Janet, lui à cause de sa raideur très premier degré, elle à cause de sa candeur nunuche. On ne s’identifie évidemment guère plus à Riff Raff, bossu aux cheveux filasses, à Magenta, soubrette gothique blasée, ou à Columbia, bizarroïde claquettiste à la voix de Chipmunk... Et a priori, quand on le voit apparaître (quelle entrée, au passage !), peu de spectateurs vont se trouver d’évidentes similitudes avec Frank. Mais progressivement, à travers la manière dont le personnage, en se faisant son cinéma, se confie sur ses obsessions, son imaginaire, sa solitude et ses illusions, et au bout du compte sur la manière dont son expérience de spectateur l’a aidé à se définir (quand il a vu King Kong, il a frissonné, non à cause de la créature géante mais parce qu’il voulait être habillé comme Fay Wray), le film déclare un amour insensé, d’une grande pureté, au cinéma comme terreau à fantasmes, comme révélateur et comme exutoire aussi, comme moyen pour tout un chacun de conquérir une liberté véritable, non sur le registre du « Fais ce que tu veux » mais du « Deviens qui tu es ». Don’t dream it, be it.

La confession finale de Frank, sur l’air de la poignante I’m Going Home (5), gagne ainsi à chaque vision une profondeur supplémentaire, et la magie du cinéma s’opère, dans la mesure où l’on ressent profondément le drame intérieur d’un personnage avec lequel on n'avait, au départ, rien en commun... Vous pensiez ne jamais fondre en larmes en voyant un alien transsexuel en porte-jarretelles, mégalo mais un brin rêveur, essuyer son mascara en aspirant à rentrer chez lui ? Il est temps que le Rocky Horror Picture Show change votre existence.

(1) Il existe en effet une version du film dans laquelle la première partie, jusqu’à The Time Warp, est en noir et blanc, le basculement de Brad et Janet dans le monde des Transylvaniens opérant comme celui de Dorothy dans le monde d’Oz dans le classique de 1939.
(2) Avec notamment l’apport de Meat Loaf, qui y incarnait à la fois Eddie et le docteur Scott, et qui transforma la chanson originale Whatever Happened to Saturday Night ? en l’endiablée Hot Patootie - Bless My Soul.
(3) Hinwood ne sachant pas spécialement chanter non plus (ni danser d’ailleurs), c’est Trevor White, ancien chanteur de Sounds Incorporated et futur membre de Sparks, qui assure ses parties vocales, notamment pour The Sword of Damocles ou Rose Tints My World.
(4) Tim Curry avoua s’être inspiré du phrasé de la reine Elizabeth !
(5) Une des rares chansons écrites par O’Brien bien avant le projet, magnifiquement recyclée pour l’occasion.

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La fiche IMDb du film

Par Antoine Royer - le 1 juin 2020