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Critique de film
Le film
Affiche du film

The Lost Moment

L'histoire

Lewis Venable, un éditeur américain, rêve de publier les lettres d'amour écrites par le grand poète Jeffrey Ashton à son amour Juliane Bordereau. Il apprend que Juliane, 105 ans, est toujours vivante. il va se faire passer pour un écrivain en quête d'inspiration pour se faire héberger par Juliane Bordereau qui vit à Venise avec sa nièce Tina. Venable découvre une demeure à l'atmosphère étrange, et est particulièrement intrigué par le comportement de Tina, qui s'imagine revivre la vie de sa tante et son amour pour Jeffrey Ashton.

Analyse et critique

Il est toujours intriguant d'observer pendant l'âge d'or du cinéma hollywoodien le passage d'un acteur derrière la caméra. La pratique est alors peu commune, mais souvent intéressante. On pense évidemment à La Nuit du chasseur, unique réalisation de Charles Laughton devenue un film culte. Beaucoup plus confidentielle, la transformation de l'actrice Ida Lupino, qui livrera quelques films atypiques mais remarquables comme Bigamie ou Le Voyage de la peur, est également à noter. Un peu plus tard, on remarquera aussi les réalisations de Burt Lancaster ou de Kirk Douglas, ou encore les films de Cornel Wilde et notamment la Proie nue, film magnifique au ton absolument unique.  Réussites majeures ou œuvres plus mineures, les "films d'acteurs" sont souvent le vecteur d'un regard original, distinct de celui des réalisateurs de métier, et sont porteurs d'un style et d'une vision sinon novateurs, au moins différents de la majorité de la production hollywoodienne. The Lost Moment doit être classé dans cette catégorie des films d'acteurs. Il est l'unique réalisation de l'acteur Martin Gabel, dont la carrière fut discrète mais qui compte tout de même quelques seconds rôles marquants dans Bas les Masques de Richard Brooks, Quatorze heures de Henry Hathaway ou La Femme en Ciment de Gordon Douglas entre autres. Malheureusement dans ce cas précis, le résultat n'est pas aussi passionnant que les exemples que nous évoquons ci-dessus.


Martin Gabel est un ancien du Mercury Theatre, la troupe fondée par Orson Welles qui triompha à Broadway et accéda a une immense popularité avec l'émission de radio Mercury Theatre on Air et notamment la diffusion de la fameuse Guerre des mondes en 1938. Avec cette expérience, on peut aisément imaginer que Martin Gabel a subi une influence importante de l'art de la mise en scène wellesien. Ce n'est que pure spéculation, par contre la mise en scène de The Lost Moment est un fait et transforme cette spéculation en certitude. Ambiance gothique, profondeur de champ, les caractéristiques qui rappellent le style du réalisateur de Citizen Kane sont nombreuses. Et le résultat est loin d'être honteux, bien au contraire. Gabel crée une atmosphère de film fantastique particulièrement prenante, renforcée par de très beaux décors et surtout par la superbe photographie signée Hal Mohr, déjà récompensé de deux Oscars pour ses travaux sur Le Songe d'une nuit d'été et Le Fantôme de l'Opéra. On peut donc parler pour The Lost Moment d'une belle réussite esthétique, mais malheureusement aussi d'un manque de personnalité flagrant, tant le style d'Orson Welles, réalisateur référent par excellence, est présent à l'esprit de tout cinéphile. Pour tourner son film, Gabel fait équipe avec le producteur indépendant Walter Wanger, figure incontournable du paysage hollywoodien pendant plus d'une trentaine d'années et qui compte notamment à son palmarès Le Passage du canyon ou Les Révoltés de la cellule 11, pour ne citer que deux de ses réussites majeures.

On comprend son intérêt de produire une adaptation d'un auteur comme Henry James et sa volonté de donner sa chance à un disciple de Welles, capable de créer une atmosphère tout à fait adaptée à l'univers de l'écrivain. Wanger voulait d'ailleurs aller plus loin, puisqu'il eu l'idée de produire le film en Angleterre et d'embaucher un acteur européen pour interpréter le rôle principal de Lewis Venable, ce qui aurait certainement donné encore plus de force à l'ambiance gothique recherchée. Les noms qui circulèrent furent ceux du Français Charles Boyer et des Anglais Rex Harrison et John Mills. On aurait été curieux de voir le film avec l'un des deux premiers cités, malheureusement Wanger ne put aller au bout de son ambition et le film se tourna à Hollywood, avec Robert Cummins en tête d'affiche. Si la performance de ce dernier est tout à fait honnête, il nous semble tout de même qu'il manque de présence et de force pour donner une véritable épaisseur à son personnage. A l'opposé, Susan Hayward brille dans le rôle principal féminin, alternant brillamment entre les deux personnalités de Tina Bordereau et rayonnante de beauté à l'écran.


Le cœur du scénario de The Lost Moment est d'ailleurs le personnage de Tina et sa double personnalité, femme froide au quotidien et vivant la nuit un amour éperdu en se projetant dans la vie de sa tante et de sa relation extraordinaire avec le poète Jeffrey Ashton. Une histoire d'amour fantastique avec un être disparu qui aurait pu être particulièrement touchante si le scénario lui avait fait plus de place. Car malheureusement la trame du film, qui voit l'éditeur Lewis Venable chercher à récupérer les lettres d'amour qu'écrivit le poète à sa dulcinée Juliane Bordereau, parasite notre perception de la destinée de Tina et gâche ce qui aurait certainement été l'élément le plus émouvant de l'histoire et celui qui aurait été le mieux mis en valeur par les choix esthétiques du réalisateur. Surtout, il est impossible de regarder ce film sans penser à une autre histoire d'amour bien plus fameuse. Quelques mois avant la sortie de The Lost Moment, Joseph L. Mankiewicz réalisait L'Aventure de Mme Muir, l'histoire de Lucy Muir, incarnée par une Gene Tierney au firmament de son talent et de sa beauté qui tombait amoureuse du fantôme de Daniel Gregg. Un film bouleversant, l'un des plus beaux de l'histoire du cinéma, qui marque le spectateur par sa simplicité, par sa narration absolument focalisée sur le destin de Lucy, par la beauté de ses dialogues et par d'innombrables qualités qu'il serait trop long d'énumérer ici.

La comparaison est terrible pour le film de Martin Gabel, qui parait alors d'une grande fadeur et dont on relève l'horrible platitude des dialogues - un comble pour un film qui évoque des lettres d'amour supposées être somptueuses. Il est probablement injuste de juger The Lost Moment à l'aune du film de Mankiewicz, un chef-d'œuvre absolu. Cela nous oblige à traiter comme quantité négligeable les belles idées du film, notamment dans la caractérisation du personnage de Juliane, brillamment interprétée par Agnes Moorehead, filmée comme un personnage de film d'épouvante et que le réalisateur nous cache pendant de longues minutes derrière le dossier de son fauteuil. Cela nous fait oublier que le personnage de Tina est tout de même très réussi, et sa dualité parfaitement soulignée avec ses tenues noires et sa chevelure attachée le jour et ses tenues blanches et sa chevelure relâchée la nuit. Cela nous fait ignorer une conclusion plutôt réussie qui termine habilement cette histoire d'envoutement.  Des éléments qui rendent The Lost Moment tout de même plaisant à défaut d'être marquant. Le film fut un échec critique et surtout une catastrophe commerciale. C'est immérité pour un film qui n'est pas dénué de qualités, mais ce n'est pas choquant pour une œuvre qui ne présente que bien peu d'intérêt dans la grande Histoire du cinéma.

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La fiche IMDb du film

Par Philippe Paul - le 18 juin 2015