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Critique de film
Le film
Affiche du film

The Intruder

L'histoire

Adam Cramer débarque dans la petite ville de Caxton, dans le sud des Etats-Unis alors qu’une loi antiségrégationniste qui vient d’entrer en application va permettre aux Noirs de la ville de fréquenter le lycée jusqu’ici réservé aux Blancs. Cramer travaille pour la Patrick Henry Society, une organisation raciste, et, se présentant comme un réformateur social, va user de son charisme pour soulever les habitants de Caxton contre cette nouvelle loi. Cramer parvient à ses fins, et la situation devient incontrôlable.

Analyse et critique

Si le nom de Roger Corman est connu de la plupart des cinéphiles, sa place dans l’histoire du cinéma hollywoodien est souvent méconnue. Pour les plus bienveillants, il est le producteur instinctif qui offrit leurs premières chances derrière la caméra à Francis Ford Coppola et Martin Scorsese et qui découvrit le talent d'acteur de Jack Nicholson. Pour ses détracteurs, il est seulement un producteur prolifique de séries Z plus oubliables les unes que les autres. Sa carrière de réalisateur est, quant à elle, trop souvent oubliée ou réduite à une série de films mineurs, à de rares exceptions près. Pourtant, à y regarder de plus près, on trouve de nombreuses pépites parmi la cinquantaine de films signés Roger Corman. Il faut citer évidemment les films de son cycle d’adaptations d’Edgar Allan Poe, très inspirés visuellement et dont le sommet est Le Masque de la mort rouge, véritable tourbillon de couleurs. Il faut évoquer également, entre autres, la brumeuse et fascinante Chute de la maison Usher ainsi que L’Affaire Al Capone, film de gangsters d’une apprêté peu commune. Il faut surtout souligner une qualité commune à la plupart de ses films, même mineurs : une foi inébranlable dans le pouvoir de divertissement et de fascination du cinéma. Même lorsqu’ils sont produits avec des budgets extrêmement réduits, les films de Roger Corman ne donnent jamais l’impression d’être bâclés et mis en scène sans passion. Il y a toujours des idées et des tentatives - abouties ou non - qui confèrent à son œuvre une sincérité peu commune. Autre point commun de la plupart des réalisations de Corman, et qui dessert peut-être son statut critique de nos jours, son cinéma est rarement « politique ». A une exception près, The Intruder, perle noire de son œuvre qui dessine au début des années 60 un portrait glaçant de l’Amérique et livre une analyse magistrale des phénomènes de manipulation de masse.

En 1962, le cinéaste tourne déjà, après sept années passées derrière la caméra... son trentième film ! Un rythme incroyable, digne des légendes du temps du muet qui a déjà permis au cinéaste d’aborder de nombreux genres. Il vient notamment d’entamer sa fameuse série d’adaptations d’Edgar Allan Poe avec La Chambre des tortures en 1961 et L’Enterré vivant l’année suivante. C’est notamment avec les bénéfices engrangés par ces deux films que Roger Corman met en chantier The Intruder, adaptation d’un roman de Charles Beaumont par l’auteur lui-même qui avait déjà écrit le scénario de L’Enterré vivant et qui fut un scénariste prolifique pour la fameuse série La Quatrième dimension. Le récit s’inspire de faits réels, s’appuyant sur les conséquences de l’arrêt Brown v. Board of Education rendu en mai 1954 et rendant la ségrégation inconstitutionnelle dans les écoles. Cet arrêt est un moment important de l’histoire de la lutte contre les pratiques ségrégationnistes et l’un des principaux évènements déclencheurs des mouvements de lutte pour les droits civiques, qui a évidemment et malheureusement suscité la colère des Etats du Sud. C’est cette colère que Beaumont et Corman saisissent avec The Intruder et les mécanismes qui peuvent amener une population entière à s’élever avec violence contre une décision légitime. En 1962, le sujet reste bien sûr pleinement d’actualité et Roger Corman le considère comme le plus grand problème aux Etats-Unis à ce moment-là. La puissance de son film sera à la hauteur de cette considération.


Nous suivons Adam Cramer, jeune homme charismatique et séduisant qui se rend à Caxton, une petite ville du Sud, alors que l’arrêt va entrer en application. Manipulateur, il va s’introduire dans la vie des habitants pour réveiller en eux un comportement raciste et violent. Habilement, Corman n’en fait pas un individu absolument repoussant. Il choisit William Shatner qui ressemblerait même plutôt au héros traditionnel qu'au méchant typique. L'acteur était alors connu sur les planches de Broadway mais était presque inconnu à Hollywood, Corman s’offrant ainsi un visage quasiment vierge au cinéma. Il nous le rend même sympathique durant les premières minutes, lorsqu'il aide une jeune fille et sa mère à descendre du bus qui l’a mené dans la ville. Tout cela renforce évidemment l’aspect manipulateur du personnage de Cramer, et la possibilité pour le spectateur de s’identifier au personnage principal et de se sentir concerné par le problème. Pourtant, bien vite, nous découvrons la face noire du personnage, qui exploite chaque situation pour faire triompher ses idées horribles. Shatner excelle dans le rôle, parvenant à la fois à rendre crédible la monstruosité de Cramer en lui conservant toujours une part d'humanité. Rapidement, presque toute la ville va se rallier aux idées de Cramer et se transformer en une foule menaçante, capable des actes les plus odieux. Corman ne présente ainsi pas la problématique du film comme étant issue de comportements individuels, il implique tout le monde. A l’inverse, c’est un homme seul qui finit par s’élever contre le mouvement, et il le fait avant toute chose par légalisme, choisissant de respecter par principe une loi alors qu’il l’avait combattue avant qu’elle soit promulguée. Ainsi The Intruder ne laisse pas son spectateur s’échapper et croire qu’il n’est pas concerné par le discours car pour Corman, le racisme est le problème d’une population toute entière.

Si le début des années 60 a vu plusieurs films s’intéresser aux questions du racisme et de la place des Noirs dans la société américaine, aucun ne prend a partie de manière aussi franche son public, la plupart délivrant un noble message progressiste mais évitant de se faire provocateur envers l'Américain moyen. Corman ne se laisse pas aller à cette simplicité et affronte le problème directement, l’étudiant en profondeur. Il crée une atmosphère étouffante, en réalisant un film court (80 minutes) au montage resserré. Les séquences impressionnantes se succèdent. Il faut notamment mentionner le long discours de Cramer aux habitants de Caxton, avec ses plans se resserrant petit à petit sur différents visages de la foule, de plus en plus convaincus par les propos haineux de Cramer. Ce moment est une illustration extraordinaire des mécaniques de manipulation des masses. Cramer joue sur la faiblesse intellectuelle des habitants en faisant croire à son intelligence, son savoir, sa prétendue meilleure compréhension. Il utilise leurs peurs et n’hésite pas à exploiter les amalgames les plus choquants. En cinq minutes, Corman illustre mieux que personne le fléau du monde moderne, expliquant la montée des fascismes au début du vingtième siècle comme la popularité des orateurs populistes de toutes les époques. De nos jours, c’est surement l’aspect le plus impressionnant du film tant il est criant de modernité. Près de soixante ans après son tournage, The Intruder n’a rien perdu de sa force ni de sa pertinence.


Cette pérennité tient certainement, entre autres, au souci de réalisme de Roger Corman. Pour traiter ce sujet, le cinéaste choisit de quitter Hollywood et de tourner sur place, dans le Sud des Etats-Unis, employant notamment beaucoup de seconds rôles locaux, y compris Charles Barnes, formidable dans le rôle de Joseph Greene, le jeune étudiant noir qui devient la cible de la foule. Le tournage eut lieu dans des conditions extrêmes, la situation étant encore très sensible. Afin d’éviter des débordements, Corman dut par exemple fournir un scénario édulcoré aux habitants afin qu’ils n’aient pas connaissance du message réel du film. La production reçut de nombreuses menaces et l’équipe quitta les lieux immédiatement après le tournage de la dernière séquence sur place, l’impressionnante scène de la croix brûlée. The Intruder est un film engagé, au sens propre du terme, son tournage ayant été une prise de risque réelle pour le cinéaste et ses équipes. Malgré ces choix et leur réussite à l’écran, Corman connaîtra avec ce film son seul échec commercial, même s’il se plaît à signaler qu’aujourd’hui les sorties européennes du film et son exploitation vidéo l’ont rendu bénéficiaire. Il affirme également que The Intruder est le film qui lui tient le plus à cœur et n’a jamais varié sur cette déclaration. Nous ne pouvons que l’approuver dans ce choix, car voici un film qui prend aux tripes et fait réfléchir, tout en gardant le rythme et l'efficacité d'un bon film de genre et en bénéficiant d'une esthétique léchée grâce à la très belle photographie signée Taylor Byars. Une réussite majeure qui vient se placer au sommet de la très belle filmographie de son auteur.

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La fiche IMDb du film

Par Philippe Paul - le 17 mai 2019