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Critique de film
Le film
Affiche du film

The Connection

L'histoire

Dans un appartement miteux de New York, huit drogués, un réalisateur et un caméraman attendent l'arrivée de Brother Cowboy. Le groupe de junkies a en effet accepté de se laisser filmer par un documentariste en échange du paiement de la prochaine livraison. Le réalisateur, Jim Dunn, et son caméraman J.J. Burden, filment le groupe qui attend l'arrivée du contact - The Connection - qui doit les délivrer de leur angoisse en apportant leur dose d'héroïne. Pour passer le temps, certains jouent du jazz et d'autres s'amusent avec Dunn qui a bien du mal à appliquer ses théories sur le cinéma-vérité...

Analyse et critique

Si les arts en général laissent peu de place à l'expression féminine, le cinéma est peut-être dans cette catégorie l'exemple extrême de domination masculine et Hollywood son parangon. Si la situation a - un peu - évolué depuis avec quelques rares réalisatrices ayant réussi à s'imposer, les femmes sont complètement absentes des postes artistiques, à l'exception de costumière ou de coiffeuse, ce qui renforce encore le machisme de la chose. Ouvrières de l'ombre, on utilise leurs petites mains dans les laboratoires où elles manipulent les produits de développement, coupent, collent et synchronisent les pellicules, ce qui a permis à certaines chanceuses de devenir chef monteuses. Ou alors c'est en pleine lumière qu'on les exploite, gamines rêvant d'un rôle ou stars traitées comme du bétail (dixit Joyce Carole Oates dans Blonde).

Lorsque Shirley Clarke réalise The Connection au début des années 60, seulement deux autres noms de réalisatrices américaines viennent à l'esprit : Ida Lupino et Dorothy Azner. (1) Comment ce petit bout de femme, qui paraît si posée, presque effacée derrière son sourire malicieux, a-t-elle réussi à s'imposer dans cette phallocratie qu'est l'industrie du cinéma ? Le fait que The Connection soit un film indépendant new-yorkais est bien sûr un élément de réponse. Ce courant cinématographique ayant créé son identité en s'opposant à Hollywood, que ce soit par ses partis pris formels ou de production, l'apparition d'une femme metteur en scène va de soi. Or ce n'est pas si évident et les courants new-yorkais - qu'ils se nomment Avant-garde, underground ou cinéma-vérité - se révèlent souvent tout aussi machistes que peut l'être un studio tenu par un Zanuck. D'ailleurs, combien de femmes réalisatrices vont apparaître sur la côte Est ?

Ainsi, l'explication première que l'on a envie de donner, c'est que Shirley Clarke est derrière son apparente douceur d'une nature obstinée, rebelle (si son modèle est Fritz the Cat ce n'est pas pour rien) et surtout qu'elle a une vraie vision du cinéma... ce qui lui donne un avantage certain sur nombre de ses confrères.

L'enfance de Shirley Clarke est presque un cliché, celui de la fille d'un riche industriel juif new-yorkais qui s'affranchit en entrant au contact de l'art. Elle se passionne très jeune pour la danse et entre à l'âge de dix ans à l'école Bennington, puis à quatorze ans dans la troupe très réputée de Martha Graham, A dix-sept ans, elle met en scène ses premières chorégraphies au YMCA du 92th Street et à vingt-et-un ans elle préside la National Danse Association.

C'est au début des années 50 qu'elle commence à s'intéresser au cinéma. Traditionnellement, il y a toujours eu une caméra dans sa famille - il y a chez eux des home movies datant des années 20 ! - et pour ses seize ans son père lui a offert une caméra 16mm. Elle est donc familiarisée avec l'objet mais sans s'y être vraiment intéressée jusqu'ici. Si elle s'y met alors, c'est avec l'idée de filmer la danse. Tout les films de danse qu'elle a eu l'occasion de voir l'ont déçue, chose qu'elle ne comprend pas tant il est évident pour elle que la caméra est l'outil parfait pour enregistrer et restituer le mouvement et que le cinéma est par essence chorégraphique. Elle étudie avec Hans Richter et réalise son premier film, Dance in the Sun, en 1953. Elle occupe tous les postes, sauf celui d'acteur, le danseur Daniel Nagrin étant le sujet de ce film qui obtient le Prix du meilleur film de danse de la New York Dance Film Society. Maya Deren, danseuse et réalisatrice, apprécie beaucoup cet essai et la pousse à poursuivre dans cette voie. Une complicité teintée de rivalité s'installe entre elles et va beaucoup jouer dans la nouvelle orientation que Clarke donne à sa carrière.

De sujet, la danse devient forme. Son travail de mise en scène évolue et se base sur le mouvement, les fondus, les enchaînements : « L'essence du cinéma est toujours dans le montage, c'est-à-dire, je pense, dans la fluidité chorégraphique ; c'est ce qu'atteint Norman McLaren : le fait de changer une chose en une autre, de la transformer, de la moduler... » (2) C'est dans cette optique qu'elle travaille les sept courts métrages qu'elle réalise entre 1953 et 1960. En 1955, Bullfight est récompensé dans les festivals d’Édimbourg et de Venise. A Moment in Love en 1957 est particulièrement remarqué, notamment par Willard Van Dyke qui lui commande une série de films pour le pavillon américain de l'Exposition Universelle de Bruxelles. Elle tourne trois films dans ce cadre, en monte plusieurs autres et utilise des rushes non utilisés pour réaliser Bridges-Go-Round, un exercice de montage qui fait littéralement danser les ponts de New York. En 1960, Skyscraper - « une comédie musicale sur la construction d'un building » - est nominé aux Academy Awards.

Aussi talentueuse soit-elle, Clarke est alors dans une forme de cinéma très estampillé "Avant-garde new-yorkaise". Elle évolue dans un cercle artistique et social où se mêlent jazz et musiques nouvelles, mouvements hipster et beatnik, cinéma expérimental et art contemporain. Elle aurait pu rester accrochée à ce mouvement, mais son désir de cinéma l'emmène très vite ailleurs.

‘‘Right now, I’m revolting against the conventions of movies. Who says a film has to cost a million dollars and be safe and innocuous enough to satisfy every 12-year-old in America ?... We’re creating a movie equivalent of Off Broadway, fresh and experimental and personal. The lovely thing is that I’m alive at just the time when I can do this.’’ Shirley Clarke, 1962.

Elle quitte ainsi le domaine de l'expérimental pour s'intéresser au cinéma-vérité. En travaillant pour Willard Van Dyke, Clarke a fait la connaissance de D.A. Pennebaker et Richard Leacock. Elle découvre à leur contact une autre façon d'aborder le cinéma qui lui convient bien mieux finalement que l'Avant-garde où elle a jusqu'ici évolué. Elle se passionne pour le travail de Lionel Rogosin, James Agee (In the Street) ou encore Roberto Rossellini. En 1958, elle participe à la création de la Filmakers Inc. avec Dyke, Leacock, Pennebaker et les frères Maysles, une coopérative où les cinéastes partagent les bureaux et la matériel de tournage et de post-production. La Filmakers Inc. va devenir un lieu incontournable du cinéma indépendant new-yorkais et l'on pourra y croiser par la suite des cinéastes comme Frédéric Wiseman ou John Cassavetes.

Mais une fois encore, elle va prendre ses distances avec ce mouvement documentaire : « L'école new-yorkaise, elle n'a rien donné encore, avouons-le. Je me dissocie d'ailleurs un peu de ce cinéma new-yorkais ; n'importe qui peut faire un premier film, s'il le veut vraiment, mais en faire un second ou un troisième... C'est dommage, mais on ne peut pas être vierge deux fois. Et ce toupet de croire qu'on est cinéaste parce qu'on a réussi à tourner un bout de pellicule ! » (2) Intervention vacharde - mais juste, il faut l'admettre - qui témoigne en passant de la haute opinion qu'a Clarke de son art. Elle hérite de son expérience dans la danse d'un haut niveau d'exigence envers le cinéma et ne souffre pas la médiocrité. Elle se sait artiste, intellectuelle, et voue aux gémonies le cinéma hollywoodien dans son ensemble (il y a des exceptions, comme Cukor et Wilder) mais aussi les artistes underground qui s'autoproclament un peu rapidement cinéastes.

C'est aussi que Shirley Clarke est rétive à toute forme de dogme et si le cinéma-vérité l'intéresse beaucoup, elle ne place pas cette approche au-dessus du documentaire classique, l'objectivité du cinéaste étant de toute manière pour elle un véritable leurre et elle va s'en amuser dans The Connection. Ce qui l'intéresse dans le documentaire, c'est d'une part l'interaction entre la personne filmée et le filmeur - ce qu'elle explorera tout particulièrement avec Portrait of Jason - et d'autre part la fictionnalisation du réel, cette voie Rogosin qui va donner The Cool World et auparavant The Connection, son premier long métrage.

C'est sa soeur Elaine qui en 1959 fait découvrir à Shirley Clarke The Connection. une pièce de théâtre écrite et mise en scène par un ami à elle, Jack Gelber, qui rencontre un grand succès au Living Theatre, célèbre théâtre off de Broadway. Elaine essaye de la persuader d'adapter la pièce au cinéma, mais c'est seulement en la revoyant une seconde fois qu'un déclic se fait et qu'elle se lance dans l'aventure. Lewis Allen, un jeune producteur de théâtre qui ne connaît rien au cinéma, l'aide à monter le film. Il produira plus tard Sa Majesté des mouches de Peter Brook, Fahrenheit 451 de François Truffaut, The Balcony de Joseph Strick ou encore Un homme parmi les loups de Carroll Ballard. Mais pour l'heure, il ne sait rien des rouages du cinéma et pour financer le film il se cale sur le modèle de la production off de Broadway en lançant une souscription. Si l'on est aujourd'hui habitués au crowdfunding, c'est la première fois qu'un film est produit de cette manière. Et cette approche, qui témoigne de la virginité de Clarke et Allen dans le domaine de la production cinématographique, porte ses fruits et le budget - 167 000 dollars - est atteint grâce à la participation de 250 donateurs. Clarke compense un temps de tournage assez réduit - dix-neuf jours - par une soigneuse préparation qui lui permet de mettre au point les nombreux mouvements de caméra novateurs qui caractérisent le film. Le montage va quant à lui durer trois mois.

Clarke pense au départ tourner dans la rue et dans un véritable appartement mais, parce qu'elle veut s'assurer une bonne qualité sonore, elle opte finalement pour un décor de studio. Arthur Ornitz est embauché comme directeur de la photo. Réputé pour son talent à filmer New York - Lumet, Cassavetes et Michael Winner feront appel à lui pour Serpico, Minnie et Moskowitz et Un justicier dans la ville - c'est une figure du cinéma indépendant et il ne manque pas de faire valoir son expérience pour imposer ses vues à la "novice" Shirley Clarke. Car si son travail sur The Connection est remarquable, ce n'est pas le type de photographie que la cinéaste souhaitait sur ce projet. Elle veut une image brute, sale, granuleuse et a au départ l'intention de tourner un maximum de séquences avec une caméra à main Arriflex 16mm. Mais Ornitz et l'ensemble de l'équipe technique entendent quant à eux tourner le film comme il se doit et tiennent tête à la jeune cinéaste qui regrettera par la suite de ne pas avoir été plus persuasive. Toujours est-il qu'aussi léchée soit-elle, la photo parvient à faire oublier le plateau et on a vraiment l'impression que le film a été tourné en lumière naturelle. On peut même a postériori donner raison au chef opérateur, le maintient dans une portion congrue de la caméra à l'épaule faisant que film a visuellement très bien vieilli. On sait combien l'usage d'une caméra tremblée est un tic de mise en scène, une facilité du cinéma d'auteur - dès que l'on veut faire vrai, on enlève le stabilisateur et on remue la caméra dans tous les sens - et si Clarke avait utilisé cette artifice, son film aurait perdu beaucoup de sa modernité et son discours sur le cinéma-vérité de sa pertinence. Ici, les mouvements de caméra sont toujours fluides et naturels même lorsqu'ils sont chaotiques, ils épousent à merveille la rythmique jazz de la bande-son et les déplacements des personnages. Un travail très précis qui joue beaucoup dans l'attrait certain que le film possède encore aujourd'hui. De même, l'usage d'un grain très poussé et d'une image brute et sale auraient été des artifices trop voyants qui auraient risqué de jouer contre le propos du film. En optant pour un travail minutieux sur la lumière et des mouvements d'appareil et des cadres non conventionnels, mais précisément pensés et exécutés, Ornitz et Clarke (on ne tranchera pas sur la paternité de tel ou tel choix de prise de vues et d'éclairage) confèrent au film une élégance qui tranche avec l'aspect glauque du sujet et affichent une artificialité en parfait accord avec le discours du film.


Shirley Clarke avec Arthur Ornitz (gauche) et Jack Gelber (droite)

Si la mise en scène du film fait l'objet de nombreuses discussions entre Clarke et son équipe, côté écriture les choses se passent assez idéalement. Clarke s'est assurée la participation de Gelber qui adapte avec elle sa pièce et se retrouve également impliqué pendant le tournage. Dans la pièce, un producteur intervenait au lever de rideau pour expliquer aux spectateurs qu'ils allaient voir de vrais junkies ayant accepté de monter sur scène pour jouer leurs propres rôles en échange d'une rémunération. Pour le film, ils imaginent un documentariste, James Dunn, et son cameraman J.J. Burden qui viennent filmer un groupe de drogués attendant leur livraison d'héroïne. Le film s'ouvre sur un carton signé de Burden expliquant que Dunn disparu, il a récupéré les rushes et s'est chargé du montage en essayant de respecter au mieux la réalité des évènements - The Connection matrice de Cannibal Holocaust, du Projet Blair Witch et de Cloverfield... qui l'eut cru ! Et pourtant, on retrouve là tous les ingrédients du genre : la pellicule qui va au bout de son rouleau, les bips de synchronisation image/son, les couacs de prise de vues, les personnages qui se cognent à la caméra ou encore un bourrage caméra qui nous fait manquer l'entrée en scène de Brother Cowboy. Ce n'est pas toujours d'une grande finesse, mais Clarke a pour elle la fraîcheur du dispositif, là où ces effets de mise en scène, repris ad nauseam depuis l'avènement des caméras numériques légères, sont devenus aujourd'hui des gimmicks souvent ridicules.

Une autre particularité de la pièce était la présence de jazzmen venant apporter des récréations musicales. Clarke conserve ce dispositif en faisant de quatre des junkies des musiciens mutiques qui se lancent régulièrement dans des improvisations free qui non seulement viennent rythmer le film, mais donnent aussi le tempo des mouvements de caméra et du montage. Shirley Clarke est une passionnée de jazz et plus particulièrement des musiciens qui sortent des sentiers balisés, des structures mélodiques traditionnelles, pour s'aventurer dans des formes nouvelles. Le jazz fait partie de l'univers de ses films, de la musique de Dizzie Gillespie pour The Cool World à Ornette Coleman, sujet de son dernier film Ornette : Made in America (1986).

Clarke n'aère pas la pièce, reproduisant au contraire le dispositif fermé de la scène théâtrale dans sa mise en scène. Elle plante sa caméra principale au centre de la pièce. La seconde, l'Arriflex mobile, sert plus ponctuellement pour filmer des gros plans, Clarke utilisant beaucoup d'inserts pour le montage. En mêlant habilement les deux sources d'images, en jouant beaucoup sur les zooms, les panoramiques et les travellings rapides, Clarke rend le film très dynamique malgré un dispositif formel qui aurait pu très vite se révéler lassant. Si le film est très découpé, la figure centrale de la mise en scène est ce panoramique tournant à 360° qui, depuis le milieu de la pièce, passe d'un personnage à un autre, ce qui a pour effet de placer le spectateur au cœur de l'arène. Clarke trouve ainsi un équivalent pour le spectateur de cinéma de la place qui aurait été la sienne en assistant à la pièce de Gelber, trouvant là encore une manière intelligente et originale de se réapproprier ce matériau théâtral.


Côté interprétation, Clarke reprend des acteurs de la pièce. Si la cinéaste et Gelber ont intelligemment transposé le dispositif de la pièce en termes cinématographiques, le film pèche du côté du jeu d'acteurs. S'ils sont tous très convaincants, il reste une certaine théâtralité dans leur manière de se déplacer, leur diction ou leurs gestes. Surtout, la longueur et le rythme des dialogues, les passages de relais d'un personnage à un autre avec chacun d'eux qui a son monologue, son moment de gloire... tout cela est fortement marqué par des habitudes de théâtre. Le film aurait certainement gagné encore en force et en intensité avec une direction d'acteurs et des dialogues pensés pour le cinéma.

Si Clarke a pensé au départ tourner en décors naturels, elle choisit finalement d'assumer l'artifice. The Connection aurait pu être réalisé à la manière d'On the Bowery, dans la rue, en fictionnalisant la matière brute du réel. Elle aurait pu jouer la carte du flou entre réalité et fiction, semer vraiment le doute entre le vrai et le faux. Mais elle aurait alors pris le risque avec un tel surplus de réalisme de détourner le spectateur du vrai sujet du film, qui n'est pas la drogue (3) mais la question de la représentation du réel. C'est ainsi qu'en optant pour une réappropriation du dispositif théâtral, elle reste fidèle au travail de Gelber et peut proposer ce faisant un questionnement sur le documentaire et le cinéma-vérité.

Shirley Clarke impose d'office la présence de la caméra via son alter ego Jim Dunn à qui les junkies du film s'adressent directement. Dunn qui passe devant la caméra, s'adresse à son chef opérateur, montre l'emplacement des micros et des spots qu'ils ont placés dans le décor. Clarke, au contraire de ce que prônent alors ses camarades Pennebaker et Leacock (4), ne prône pas l'effacement du réalisateur mais bien au contraire la mise en avant de sa subjectivité. Pour elle, la présence même du filmeur modifie le comportement du sujet filmé et c'est là tout l'intérêt du documentaire. Clarke s'amuse ainsi du procédé qu'elle met en place dans The Connection pour faire une satire du cinéma-vérité. Ainsi, Jim Dunn se plaint de ce que les junkies ne soient pas naturels lorsque la caméra tourne. Il s'énerve - « J'ai payé Cowboy pour que vous planiez pendant une semaine. Je vous donne ce que vous voulez, vous me donnez ce que je veux » - et se met bientôt à faire du coaching d'acteurs, leur indiquant comment faire pour paraître vrais. Clarke n'y va pas de main morte dans la description de son réalisateur. Obtus, imbu de sa personne, il clame ne pas vouloir faire un film hollywoodien, dit connaître sur le bout des doigts Eisenstein et Flaherty, théorise en expliquant qu' « une main que l'on photographie devient autre chose, que c'est ça la spécificité cinématographique », récitant en bon élève ses cours de mise en scène sous le regard goguenard des junkies qui ne cessent de se payer sa tête. Dunn, petit bourgeois blanc qui entend témoigner de la « vraie vie », qui veut « réaliser un document humain et honnête », est complètement à côté de son sujet.

La réalité ne cesse de glisser, d'échapper à Dunn, lui qui pensait n'avoir qu'à poser sa caméra pour la capturer. Ses belles idées de cinéma-vérité s'écroulent, le seul fait qu'il soit présent et qu'il y ait une caméra transformant les junkies en acteurs. Lorsque les musiciens se mettent à jouer, ils sont pour la première fois naturels. Pris par leur musique, ils oublient la caméra... jusqu'à ce que Dunn vienne gâcher la scène en approchant un projecteur de leurs visages pour aider Burden à faire une belle image. Tout cela n'est pas sans faire écho à la position de Clarke face à des acteurs rétifs qui ne manquent pas de faire valoir leur expérience du théâtre pour refuser ses indications de jeu, ou à encore à Ornitz qui tient absolument à faire une image léchée...

Comme le projet lui échappe, Dunn s'imagine à un moment que pour capter la vérité, il doit faire partie de cette vérité. Il bascule de l'autre côté en prenant à son tour sa dose d'héroïne. Mais c'est un leurre et dès lors il n'est plus du côté du cinéma - qui est forcément recréation, réinvention et donc protection - mais du côté de la vie, il est dévoré. Lorsque, shooté, il reprend sa caméra portable, il ne filme plus que les détails de la pièce. Pris dans son trip, il n'est plus du tout à la fabrication de son film. Burden continue à tourner et Jim devient un personnage du film au même titre que les autres junkies. Débarrassé de son encombrant réalisateur, le film touche alors une certaine vérité et l'on ressent à l'écran quelque chose de l'expérience de la drogue. Clarke montre les comas, les yeux injectés de sang, les nausées, la sueur. Elle s'attache aux signes physiques et c'est par eux qu'elle donne à ressentir le manque et l'ivresse morbide du shoot.


A une époque où la drogue est synonyme dans la contre-culture d'évasion et d'expérience nouvelle, il est assez étonnant de voir Clarke en dresser un portrait aussi noir. Elle met en scène des personnages prisonniers de leur addiction, qui évoluent dans une antichambre de l'enfer. La figure du cercle revient constamment à l'image, par un motif sur le tapis, par le cerceau que tient l'un des personnages et bien sûr par le mouvement circulaire qu'opère la caméra. Le cercle qui symbolise l'enfer comme l'explique Solly le philosophe. Clarke montre de manière crue l'envers du fantasme beatnik, la face sombre de la contre-culture. Lorsqu'elle filmera Harlem dans The Cool World, elle évitera de même la vision libérale et progressiste qui consiste à décrire la communauté black avec angélisme. Ce qui l'intéresse, c'est d'être au plus près de la réalité, quitte à se faire mal voir du cercle artistique et politique dans lequel elle évolue. La drogue est ici vue sous le prisme d'une perdition, d'un échec, d'une volonté morbide de se soustraire au monde. Pas de vision romantique des paradis artificiels, mais un constat cru sur l'héroïne. Clarke ne juge en aucun cas ses personnages et se met bien évidemment de leur côté lorsque l'un des junkies harangue le spectateur face caméra : « Que voulez vous entendre ? Que nous sommes un pauvre petit monde qui s'anéantit ? »

« Pourquoi prendre de vrais junkies pour faire ce film ? » demande Solly, « Que veux-tu, Jim ? Des danses nègres ? » ironise Sam, « Approchez, le cirque est en ville ! » crie Leach... Clarke ne cesse de pointer du doigt le voyeurisme du cinéma-vérité et du spectateur, sans se soustraire comme cible de sa critique. Elle se décrira même comme « une voyeuse chevronnée » dans Rome is Burning, le portrait qu'André S. Labarthe lui consacrera pour sa série Cinéastes de notre temps. Pour preuve, lorsqu'elle filme le bras d'un junkie prêt à se piquer, elle écarte d'abord sa caméra, mais y revient aussitôt, attirée par cette image morbide, attirée jusqu'au gros plan...

Le film fait le buzz à Cannes où il est présenté hors festival. Clarke est accompagnée pour l'occasion par le gratin de la Beat Generation, dont Allen Ginsberg. Les spectateurs sortent estomaqués de la séance mais la critique est très divisée, beaucoup reprochant à Clarke d'avoir joué avec la notion de réel, d'autres trouvant insupportable la noirceur et la crudité du film. La sortie du film est empêchée aux Etats-Unis, celui-ci se voyant refusé l'obtention d'un visa à cause de sa grossièreté (le mot shit est employé à plusieurs reprises, ce terme désignant l'héroïne) et de son obscénité. La Court Supérieure invalide finalement cette décision et le film peut enfin sortir dans les salles en octobre 62.

L'accueil est enthousiaste et Shirley Clarke devient l'une des figures de l'Underground les plus en vue. Sa radicalité plaît, elle qui refuse les codes du cinéma, que ce soient ceux d'Hollywood ou du cinéma-vérité, elle qui prend soin d'éviter toute morale et qui ne fait rien pour rassurer le spectateur, elle qui se met du côté des déclassés, des Blacks, des toxicos, bref de ceux que le cinéma américain ignore et rejette hors champ et qui ici nous regardent droit dans les yeux...


(1) Ce sont du moins les deux seuls noms qui me viennent à l'esprit. On pourra certainement en trouver d'autres, comme Ruth Orkin mais qui travaille avec son mari.
(2) Entretien dans Les Cahiers du Cinéma n°153 (mars 1964). The Connection est d'abord éreinté dans le cahier critique du n°129 (mars 1962) : "Nous voici en face de l'aboutissement logique de la trie Ecole de New York. La fausseté des petits puzzles agressifs ou complaisants des Rogosin et des Meyers se devait de culminer dans ce monument de roublardise satisfaite". La rédaction va par la suite revoir sa position et réhabiliter ce mouvement.
(3) « Je n'étais pas aussi intéressée au problème de la drogue que je l'étais par le film lui-même ou la forme potentielle de ce film. » Entretien dans Les Cahiers du cinéma n°205, octobre 68
(4) Et plus tard au travail de Frédéric Wiseman qui produira The Cool World en 1963, quatre ans avant de réaliser son premier film, Titicut Follies.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

L'imposant Dossier de presse de Milestone (en anglais)

Par Olivier Bitoun - le 2 septembre 2014