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Critique de film
Le film

Suez

L'histoire

L'histoire de la construction du canal de Suez par Ferdinand de Lesseps. Louis-Napoléon Bonaparte, qui soupçonne ce dernier de s'intéresser de trop prêt à Eugénie de Montijo, l'envoie en mission en Egypte. Lesseps conçoit le projet fou pour l'époque d'un canal reliant la mer Méditerranée à la mer Rouge.

Analyse et critique

Alors qu'Allan Dwan est désormais surtout célébré pour les brillants westerns de série B qu’il signa en fin de carrière (Quatre étranges cavaliers, La Reine de la prairie, Tornade, Le Mariage est pour demain), on en oublierait presque l’immense parcours qui les précède. Dwan, pionnier de Hollywood, a en effet une carrière qui s’étend de l’émergence à la chute du système des studios. Sa grande période est sans conteste celle du cinéma muet, pendant laquelle il inventa l’imagerie du cinéma d’aventure moderne dans les films avec Douglas Fairbanks, dirigea les plus grandes stars - de Mary Pickford à Gloria Swanson - et réalisa ses œuvres les plus personnelles comme Stage Struck ou A Society Scandal. Son aura se fera moins prestigieuse à l’arrivée du parlant, mais il continuera à apporter son savoir-faire à des projets aussi divers que les adaptations de Heidi avec Shirley Temple ou des grands films historiques comme ce Suez en 1938.

Suez reste justement une des productions les plus nanties de sa filmographie parlante avec cette spectaculaire évocation de la construction du canal de Suez. Le film s'inscrit dans plusieurs tendances en vogue dans le Hollywood d'alors : le grand biopic historique popularisé à la Warner par William Dieterle - La Vie d'Emile Zola (1937), La Vie de Louis Pasteur (1936) - et le film d'aventures exotiques - Les Trois lanciers du Bengale, Gunga Din -, deux genres qui purent aisément se mélanger au film catastrophe dans des succès comme La Mousson (1938, Clarence Brown) ou San Francisco (1936, W.S. Van Dyke). Le scénario de Philip Dunne et Julien Josephson donne le versant le plus romanesque des événements, que ce soit par les relations entre les personnages (l'impératrice Eugénie, supposée ancienne amante de Ferdinand de Lesseps pour jouer sur le soutien réel qu'elle apporta au projet), les raccourcis (les manœuvres politiques de Napoléon III) et les clins d'oeil grossiers (l'apparition de Victor Hugo et, si l’on n’avait pas bien saisi, celle d'un protagoniste lisant les pages des Misérables au même moment).

Là où le film joue le plus de cette fibre romanesque, c'est par l'image idéalisée de grand rêveur associée à Ferdinand de Lesseps, bien réelle (il fut un des premiers à soutenir l’idée d’un tunnel sous la Manche) mais aussi liée à quelques zones d’ombres pour l’homme d’affaires et qui sont passées sous silence ici - mais que Darryl Zanuck menacera de dévoiler afin de calmer les ardeurs des descendants de de Lesseps qui intentaient un procès car agacés par les libertés prises. Sa destinée s'inscrit ainsi de manière mystique lorsqu'un voyant lui prédit qu'il « creusera des fossés » tandis que sa fiancée Eugénie portera, elle, une couronne. Le grand dessein du canal de Suez lui apparaîtra également dans une pure épiphanie qui appuie sur ce côté mythologique avec un semblant de cours d'eau qui strie le désert après un orage. L'ensemble du film confronte ainsi la vision du bâtisseur / rêveur à la réalité, toutes les entorses historiques volontaires jouant sur cette opposition. De Lesseps voit ainsi le projet se briser sur le mur du jeu politique, que ce soit Louis-Napoléon Bonaparte (Leon Ames) tissant sa toile pour devenir empereur ou les Anglais refusant ce canal sous la tutelle française malgré le bénéfice économique d'une telle entreprise.


Les enjeux ainsi simplifiés deviennent limpides et toujours teintés de cette veine flamboyante rattachée à l'intimité des personnages, telle cette trahison faisant de De Lesseps un paria auprès de ses amis politiques et faisant du canal de Suez la quête d'une vie, le seul élément auquel il peut désormais se raccrocher. Tyrone Power excelle à exprimer la dimension exaltée et romantique du personnage, sa beauté juvénile se teintant de gravité au fil de la narration. Les deux figures féminines incarnent bien la dualité entre rêve et réalité propre à ce récit. Annabella interprète une sorte d'ange gardien passionné et plein d'entrain suivant et redressant de Lesseps face à toutes les épreuves, sa nature simple et son allure garçonne contrebalançant la sophistication et la beauté élégante d'une Loretta Young magnifique mais symbole de déconvenues, amoureuses comme politiques - même le triomphe final se révèle amer dans l'ultime rencontre lors de l'inauguration du canal.


L'alchimie entre les trois acteurs fonctionne d'autant mieux qu'entre eux se nouait une romance passée - Tyrone Power et Loretta Young - ou en devenir puisque Annabella (qui nous offre un joli moment érotisant avec ses seins bien visibles sous sa chemise trempée en début de film) épousera Tyrone Power à l'issu du tournage. Allan Dwan excelle dans tous les registres abordés par le film, d'abord par l'éblouissante reconstitution qui enchante lors des premières scènes parisiennes (le jeu de paume, le bal). Les moments spectaculaires illustrent les puissances humaines et mystiques qui entraveront la construction du canal avec deux morceaux de bravoure étourdissants:  un attentat provoquant un éboulement apocalyptique et une tornade dévastatrice arrachant les derniers liens de Lesseps, le confondant définitivement à sa création pour laquelle il aura tout perdu. L’ultime regard sur le canal de Suez enfin terminé se chargera alors de fierté et de mélancolie pour de Lesseps dans la magnifique conclusion où le mythe et l’esprit d’entreprise triomphent douloureusement.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Justin Kwedi - le 24 août 2015