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Critique de film
Le film
Affiche du film

Souvenirs d'en France

L'histoire

Exclusivement sis dans une ville (sans nom) du Sud-Ouest français, et se déroulant pour l’essentiel entre les années 1930 et le début de la décennie 70, Souvenirs d’en France retrace un demi-siècle d’Histoire hexagonale. Pour en restituer les bouleversements tant politiques et militaires (le Front populaire, la Seconde Guerre mondiale) qu’économiques et sociaux (les Trente Glorieuses, la crise des années 1970), le film s’attache aux destins de figures embrassant un large spectre sociologique. S’y trouvent des bourgeois tels que les Pedret, une famille tirant sa richesse de l’industrie ; ou bien encore des personnages plus modestes : la lingère Berthe (Jeanne Moreau), l’ouvrier Pierre (Pierre Baillot). Soit autant d’existences dont l’entrelacement permet à Souvenirs d’en France de dessiner un regard aussi documenté que critique sur ces décennies décisives durant lesquelles l’Hexagone entra dans ce qu’il est convenu d’appeler la modernité...

Analyse et critique

Sorti sur les écrans hexagonaux en 1975, et ne précédant que de quelques années Les Sœurs Brontë, Souvenirs d’en France en annonce l’esthétique toute en distanciation sophistiquée. Mais si le biopic dévolu à la fratrie Brontë trouvait son inspiration dans la peinture et le roman, Souvenirs d’en France s’appuie pour sa part sur des référents cinématographique et théâtral. Une synthèse formelle qui n’est pas sans rappeler celle que pratiquait un contemporain capital du jeune André Téchiné : Rainer Werner Fassbinder.

Comme dans les œuvres d’alors de ce dernier - Les Larmes amères de Petra von Kant, Tous les autres s’appellent Ali, entre autres -, Souvenirs d’en France s’impose (et peut-être même surprend) par la rigoureuse fixité de son image. Rien moins que mobile, la caméra de Bruno Nuytten cadre au sens le plus géométrique du terme interprètes et événements, les fixant strictement en un espace évoquant celui d’une scène de théâtre. Car si les séquences de Souvenirs d’en France - du fait de leur lumière et de leur palette chromatique particulièrement recherchées - offrent d’emblée des allures de tableaux vivants, c’est plutôt Bertolt Brecht qu’elles évoquent. Clairement assumé par André Téchiné dans l’entretien qu’il accorde à Jean-Marc Lalanne pour le Blu-ray du film, ce patronage se traduit par une direction des interprètes rompant volontairement, ostensiblement même, avec tout naturalisme. Oscillant entre outrance et froideur - deux pôles évoquant là encore le cinéma de Fassbinder -, les prestations des comédiens n’ont pas pour fonction de restituer avec vérisme une singularité intime, mais plutôt de camper des figures prisonnières d’un théâtre social au texte inique écrit d’avance...


Les premières séquences du film dessinent en effet une France fondamentalement régie par les rapports de domination. Adoptant une large perspective politique, ces instants initiaux évoquent aussi bien les formes sociales que genrées de l’asservissement. Apparaît d’abord à l’écran le personnage de l’ouvrier Pierre, réduit à l’errance par le chômage, menacé par la mendicité et cherchant à se faire embaucher par l’entreprise des Pedret. Tandis qu’il se heurte aux portes closes de celle-ci, il rencontre Berthe, une modeste lingère tout aussi financièrement dépendante de la famille Pedret pour laquelle elle travaille. Deux personnages qui partagent à l’écran un même dénuement, n’ayant pour seul bien entre leurs mains qu’une musette pour Pierre et un sac de linge quant à Berthe. À ces figures de prolétaire et d’employée dépendant du bon vouloir patronal pour assurer leur survie, répond dans la séquence suivante celle de Régina (Marie-France Pisier) lors de son mariage avec Prosper Pedret (Claude Mann). Malgré son royal prénom et sa sophistication aristocratique, la jeune épouse du dauphin de la dynastie Pedret apparaît comme rien moins qu’en position de force à l’occasion du repas de noces. Luxueusement apprêtée mais privée de parole, la jeune femme a des allures de poupée humaine, destinée à satisfaire des désirs patriarcaux que vient révéler le chant aux sous-entendus égrillards qu’entonne Victor (Julien Guiomar), l’un des Pedret.

Initialement placé sous le signe d’une domination polymorphe, Souvenirs d’en France développe cependant bientôt un récit pouvant laisser augurer sa possible disparition. Notamment par le biais de ses deux protagonistes féminines, Berthe et Régina, semblant l’une et l’autre parvenir à s’arracher à leur situation première. Toutes deux réussissent à retourner à leur profit la condition d’objet du désir masculin qui leur est faite par la France viriarcale des années 1930. D’abord maîtresse d’un des Pedret, Hector (Michel Auclair), Berthe en devient l’épouse, puis use de cette place pour s’imposer peu à peu comme la nouvelle dirigeante de l’entreprise familiale. Quant à Régina, elle séduit au moment de la Libération un GI de passage (Pierre Gautard), qui lui offre ainsi un visa pour l’Amérique, terre de tous les possibles aux yeux de la jeune femme en quête d’une vie enfin libre.


Rejoignant ici à nouveau Fassbinder et sa stratégie de réappropriation de l’âge d’or de Hollywood, André Téchiné place ces trajectoires d’ascension féminine sous les auspices d’un classique hitchcockien : Rebecca. Souvenirs d’en France le cite à plusieurs reprises : par des plans récurrents sur le portail en fer forgé du domaine des Perdet évoquant celui montrant l’entrée de Manderlay dans le générique fameux de Rebecca, ou bien avec la citation du prénom même de Rebecca par l’entremise du monogramme d’un mouchoir brodé par Berthe. Comme l’héroïne hitchcockienne, celle-là ainsi que Régina parviennent in fine à conquérir une place centrale dans un espace social les vouant d’abord à la marge.


Ces dynamiques incarnent-elles un processus général de disparition de la domination entre les années 30 et 70 ? En réalité pas, puisqu’une fois gagnée leur place au soleil, Berthe et Régina confortent le système plutôt que de le miner de l’intérieur. Désormais dépourvue de sa subversive sensualité renoirienne et ressemblant étonnamment à la gaulliste Marie-France Garaud, l’ancienne lingère administre l’usine Pedret selon la plus stricte orthodoxie patronale. Notamment lors d’une scène de "négociations" avec Pierre, devenu son employé. L’entreprise Pedret est touchée par le mouvement social qui secoua les entreprises françaises dans la foulée de 1968. Venu présenter les revendications de ses collègues en grève, Pierre se fait alors manipuler par son ancienne amie de la plus impitoyable des manières. Berthe se dessine ainsi comme un très solide maillon de la chaîne de domination, de même que Régina telle qu’on la découvre après son retour des États-Unis. Vivant désormais avec Richard (Alan Scott), un riche businessman américain, elle en est non seulement la compagne mais aussi l’auxiliaire zélée pour ses affaires. Puisque c’est elle qui, mettant à profit sa très personnelle connaissance de la firme Pedret, intriguera avec succès pour en précipiter l’absorption par une multinationale d’outre-Atlantique.

Avec en guise d’épilogue la victoire d’un capitalisme toujours prédateur et déjà mondialisé, la pièce jouée par les protagonistes de Souvenirs d’en France porte donc un regard désabusé sur les Trente Glorieuses. Faisant en quelque sorte sienne la réplique fameuse du Guépard, « Il faut que tout change pour que rien ne change », André Téchiné affirme en effet que sous leurs brillants et modernes oripeaux, ces décennies n’entamèrent pas le caractère foncièrement inégalitaire de la société française. Pourtant produite à chaud, cette lecture critique des Trente Glorieuses a depuis été confortée par de récents travaux historiques. Preuve, s’il en fallait encore une, de l’acuité toujours vive de ces Souvenirs d’en France.

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La fiche IMDb du film

Par Pierre Charrel - le 1 avril 2020