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Critique de film
Le film
Affiche du film

Slacker

L'histoire

Durant un peu plus d’une journée, le film fait le portrait d’une centaine d’habitants d’Austin (Texas), la plupart membres de sa contre-culture, au fil de leurs déambulations respectives. 

Analyse et critique

« This story was based on fact. Any similarity with fictional events or characters is entirely coincidental. »

« Slacker » : « A person who evades duties and responsibilities.» (1) Deux éléments paradoxaux au titre du film qui fit connaître Richard Linklater : d’abord son singulier, comme si le slacker était un type, alors que le nombre de personnages rencontrés lors du récit avoisine la centaine d’excentriques, tous très différents les uns des autres ; ensuite l’idée (généralement péjorative) que serait un slacker celui qui ne fait « rien », alors que ces personnages sont pour la plupart très affairés... à écrire un livre, répéter dans un groupe, bricoler ou démolir, à palabrer ou à écouter (presque chaque scène possédant son personnage logorrhéique accompagné d’une oreille plus ou moins attentive, rarement très portée sur le jugement). Tourné à Austin durant l’été 1989, Slacker suit durant un peu plus d’une journée, dans un exercice narratif explorant comme souvent chez Linklater les possibilités de (« quasi » ou « vrais ») temps réels, les déambulations d’habitants, membres d’une certaine contre-culture, ces ballades se raccordant les unes aux autres au gré des lieux et des moments. Ces slackers, majoritairement dans leur vingtaine, sont les amis de Linklater, pour une bonne part des artistes faisant la vie culturelle de sa ville, quoique les philosophes de comptoir ne manquent pas non plus. Il y a, entre autres, des serveurs et des libraires, des chômeurs et des étudiantes, un « anti-artiste » et un vieil anarchiste, une cousine grecque et une joggeuse, un musicien de rue et un vendeur de T-shirts (2), une équipe de télévision et un auto-stoppeur, un couple qui débat sur la question d'aller ou non se baigner au lac et des gamins qui volent un distributeur. Leurs opinions et positions peuvent nommer ces personnages au générique de fin : « Has faith in groups » ; « Having a breakthrough day » ; « Has conquered fear of rejection »… 

Linklater témoigne d’une affection profonde pour ces intellos et dilettantes, cette sous-culture en marge de la perception dominante qu’on pourrait se faire du Texas. Dans cet État traditionnellement républicain, ils sont une minorité qui a collectivement le sentiment de ne pas compter et le film transmet une vision politique surprenante, que le cinéaste partageait alors : celle d’une non-participation agressive, tant sur le plan électoral que pour ce qu’il convient d’appeler le marché. Ne « rien faire » ici, c’est préférer vivre, bavarder, se consacrer à qui et ce qu’on aime qu’être intégré à un système officiel. Non pas qu’il s’agisse d’idéaliser ce que ces marginaux disent ou produisent, ni leurs conditions de vie : il y a les discours paranoïaques, ou les bafouillages schizophrènes, la mendicité, la disparition d’un colocataire, le meurtre d’une mère par son fils au volant, même. Il y a des larcins (la voleuse ramenée dans un centre commercial tandis qu’une autre fille la reconnaît comme celle qui fréquente avec elle une classe d’éthique), de la destruction de biens (pourquoi jeter une tente ou une machine à écrire d’un pont ? La réponse est une morale rituelle.).  La violence n’est pas toujours loin, ainsi de l’œil au beurre noir que cache derrière des lunettes noires celle qui a aujourd’hui son épiphanie, ou ce corps sur la route, devant lequel celle qui accomplit son jogging trottine en demandant à un autre témoin d’appeler les secours. Mais elle est généralement désamorcée, comme quand un cambrioleur paumé se voit traité comme une sorte d’âme sœur par le vieil homme qui a posé à son mur le portrait de Leon Czolgosz et tient des propos mythomanes sur sa participation à la guerre civile espagnole. Linklater réitérera à plusieurs reprises au cours de sa carrière sa sympathie pour l’anarchisme et il paraît on ne peut plus probable qu’il acquiesce à l’affirmation de cet hurluberlu sur-éduqué, que destruction et création remontent à la même racine.(3) « En fait le film parle de terrorisme domestique. Ce sont des gens qui ne font encore rien, mais sont sur le point de passer à l'acte, que ce soit bien ou mal. C'est un peu la mentalité du terroriste.» (Linklater) (4) Tout comme une formule de « stratégie oblique », tirée au hasard par un curieux, vient condenser l’attitude qu’il célèbre dans les rues, les cafés et les appartements : «  Withdrawing in disgust is not the same thing as apathy. »

Tout commence avec Linklater lui-même, reprenant le personnage qu’il campait dans son premier long-métrage, It’s impossible to learn to plow by reading books. Les slackers, il leur rend visite, mais il est aussi un des leurs. Or, si son coup d’essai inspiré par le minimalisme de James Benning et Mark Rappaport  privilégie les plans fixes et témoigne d’un certain mutisme, ici la donne est inversée. Le travelling sera roi et à peine débarqué d'un bus à Austin, ce nouvel arrivant de se jeter sur l’auditeur captif qu’est son chauffeur de taxi pour se lancer dans une théorie sur les mondes possibles (aurait-il dû rester à la gare routière? existe-t-il une réalité alternative où il y est encore ?) préfigurant les rêveries métaphysiques de Waking Life. De manière pas exactement systématique (il y a quelques échanges silencieux, dont le seul à aboutir à des ébats) le film reconduira ce geste de rendre audible une pensée, serait-elle parfois versée dans les théories du complot, tel celui qui pense que l’homme est déjà allé sur la Lune dans les années cinquante et sur Mars une décennie plus tard (Houston n’est pas si loin), ou qui a sa propre hypothèse sur l’assassinat de JFK (Dallas, non plus). Les médias occupent une grande place dans les élucubrations, de même que la pop-culture : Scoubidou et ses manipulations, les Schtroumpfs et leur collectivisme, le frottis vaginal de Madonna dans ce qui reste la scène la plus iconique (et sûrement la plus drôle)… Slacker est une fête de la parole, souvent délirante, mais sa gradation entre simple digression et ce qui peut aller jusqu’à l’obsession ou la psychose est très fine. Il y a des germes de vérité dans la parano (un certain délire sur les enlèvements par des cartels préfigure ce qui deviendra une réalité dans cette région), tout comme il y a un grain de folie dans l’ordinaire (ce type qui reproche de manière absurde à la fille qu’il drague d’aider un clochard, visiblement déçu qu’elle refile immédiatement à plus nécessiteux qu’elle le Coca Light que lui-même lui a donné, recouvrant son dédain d’un nietzschéisme plus ou moins bien digéré). Les je-m’en-foutistes ont une vision cosmique, comme quand l’une excuse son amie retardataire en lui faisant remarquer que le temps, de toute façon, n’existe pas.

Si Linklater prend au sérieux le délire et les rêveries, c’est qu’il voit dans la parole limite, les raisonnements gratuits, autant de brèches visionnaires, de formes d’étonnement devant l’existence, quelque chose qui raccorde au sentiment qu’il est surprenant d’être en vie. Ce qui donne de la valeur à cette vie est ce qu’on y aime, le temps qu’on accorde à cet amour (« Mon groupe répète dans cinq heures, je devrais probablement y aller », s’excuse un protagoniste face à une autre fausse urgence). D’où également un certain refus du jeu, au sens traditionnel, au profit de la recherche d’une authenticité plus documentaire (et si celle-ci est présente, peu importe qu’une perche apparaisse subrepticement dans le champ). Il y a certes des comédiens impliqués, mais aussi des musiciens (en plus grand nombre), diverses personnalités locales, une future cinéaste (Athina Rachel Tsangari) de passage à Austin, qui devant la caméra font ce qu’il y a à faire, disent ce qu’il y a à dire, vont où il faut aller. Pas de psychologie au sens d’un passé dont témoigner, de « motivations » ni d’ « enjeux »… Et comme de juste, cette immédiateté, cette simplicité, produisent autrement plus de réalité (sociale et psychologique, aussi) qu’une fiction formatée. À tel point que le film, avec le succès de sa distribution par John Pierson, se verra quelque peu enfermé dans une case « sujet de société », sur ce qu’on nomma alors la Génération X (la préface de Douglas Coupland au très bel ouvrage portfolio ayant suivi le film n’a  peut-être pas aidé).  

Slacker a plus à offrir qu’un simple instantané générationnel. C’est un film d’une grande richesse narrative et formelle, qui témoigne de la philosophie de vie de Linklater, cinéaste régionaliste et férocement autodidacte. Jouant sur des supports allant du 35 mm à la caméra numérique, son film impossible à conclure se termine par un hommage à Jonas Mekas (une forme agile au service du principe de la clique), après que d’autres trajets routiers aient déjà salué ceux de Je, tu, il, elle et Nashville. Ce qui est filmé n’est pas l’inaction, mais au contraire un mouvement, la réalité alternative dans laquelle pose les pieds celui qui n’est pas resté à la gare routière, soit le metteur en scène lui-même, qui n’aura de cesse tout au long de son œuvre de faire l’aller-retour entre cet underground et une position commercialement plus identifiable. À peine le portrait de ses amis de la contre-culture généreusement dressé, qu’il en fera un autre de ses années lycée parmi les athlètes et les moins joyeusement paumés. C’est qu’entre être un Texan sportif ou le poète d’une americana contemplative, Linklater ne s’est jamais estimé sommé de choisir. Le parti qu’il prend toujours est simplement celui de la vitalité. Car oui, cette « glande »-là, il n’y a pas beaucoup mieux pour se sentir pleinement en vie. On peut qualifier ça comme on veut, c’est le contraire même de l’apathie.

(1) Ou, selon une des définitions d'Urban Dictionary : "One who prioritizes doing nothing."

(2) Les beaux T-shirts ne manquent pas dans Slacker, ils sont parfois le fait de Linklater lui-même qui avait pour habitude d'en confectionner avec ses amis.

(3) C’est du reste l’argument de Bernadette a disparu, où une architecte inactive devient une menace pour elle-même et pour la société. 

(4) in Cahiers du Cinéma n° 760, p. 92, novembre 2019

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La fiche IMDb du film

Par Jean Gavril Sluka - le 27 janvier 2020