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Critique de film
Le film

Six destins

(Tales of Manhattan)

L'histoire

Dans sa somptueuse demeure de Manhattan, la star des planches Paul Ormon (Charles Boyer) reçoit son tout nouveau queue de pie. Mais le coupeur Bartoldi, renvoyé pour un revers trop long par le couturier, a jeté une malédiction sur ce costume qui porterait malheur à quiconque le vêtirait. Lorsque Ormon se rend chez sa maîtresse, Ethel Halloway (Rita Hayworth), l'enchaînement des événements laisse à penser que le vêtement est effectivement maudit. Mais s'agit-il de magie noire ou blanche ? Les mésaventures de cinq autres porteurs successifs nous apporteront peut-être la réponse...

Analyse et critique

En juillet 1940, Julien Duvivier et sa famille quittent la France pour l'Amérique. Le cinéaste pense alors simplement répondre à un court contrat d'un studio hollywoodien et revenir rapidement en France, mais l'Occupation allemande le pousse à rester aux Etats-Unis où il va finalement passer cinq années et tourner quatre films. On lui propose tout d'abord de signer un remake d'Un carnet de bal, mais Duvivier n'est guère enthousiaste à l'idée de se répéter. Ses propres projets ne trouvant guère d'écho auprès des producteurs, il finit par accepter de réaliser Lydia, un film au sujet quasi identique à celui d'Un carnet de bal et qui reprend la formule du film à sketchs. Si bien qu'à Hollywood, où l'on aime cataloguer les réalisateurs, il se retrouve lié à ce genre et c'est ainsi que Sam Spiegel lui propose de participer à Tales of Manhattan pour la 20th Century Fox.


Le scénario est un patchwork composé de bribes de deux pièces de théâtre - une courte de Ferenc Molnar (adaptée par Ben Hecht), l'introduction d'une autre signée Ladislas Fodor - et de plusieurs histoires originales. Une vingtaine de scénaristes (dont a priori Billy Wilder et Buster Keaton qui ne sont cependant pas crédités) auraient travaillé sur cet assemblage hétéroclite. Le résultat tient plus de l'aléatoire et du fourre-tout que du projet réellement pensé. D'ailleurs la lecture du générique, où les noms de scénaristes et techniciens d'origine austro-hongroise se succèdent, invite à se demander si ce film ne serait pas avant tout conçu par Spiegel pour mettre le pied à l'étrier à ces émigrés ayant fui le nazisme et trouvé refuge à Hollywood.


Sam Spiegel compte faire de ce film un événement en réunissant un maximum de grandes stars de l'époque : Edward G. Robinson, Charles Boyer (le leader de la communauté des "Français à Hollywood"), Rita Hayworth, Ginger Rogers, Henry Fonda, Charles Laughton, Paul Robeson, George Sanders, W.C. Fields... La liste est longue. Pour la réalisation, il a l'aval d'Ernst Lubitsch, Leo McCarey et John Ford mais lorsqu'il propose à Duvivier de participer au projet, ce dernier refuse l'invitation à moins de se voir confier la mise en scène de la totalité des sketchs. Étonnamment, Spiegel accepte cette condition.

Cela ne veut pas dire que Duvivier se réapproprie le film et, comme on peut s'y attendre dans une production de ce type, il reste cantonné à un rôle de simple exécutant. Il n'a pas son mot à dire sur les histoires, les acteurs, tout ayant déjà été bouclé avant son arrivée sur le projet. L'image d' "excellent artisan" a longtemps collé à la peau de Duvivier et on lui a dénié pendant des décennies sa stature d'auteur, les critiques peinant à trouver dans sa filmographie une vision - voir un style - personnel. La réception de son œuvre a longtemps été brouillée par l'habitude qu'a eu le cinéaste de changer constamment de registre, de s'illustrer dans différents genres ou encore de tenter des choses nouvelles à chaque nouvelle réalisation. Et des œuvres comme Lydia ou ce Six destins viennent apporter de l'eau au moulin, ce qualificatif d'artisan convenant parfaitement à ces films à la mise en scène soignée mais manquant cruellement de personnalité.

Sur le plan artistico-technique, Duvivier tire donc largement son épingle du jeu de ce film de commande. On retiendra en premier lieu son travail sur le plan séquence et la profondeur de champ qui s'inspire très clairement d'Orson Welles. Le cinéaste français aura certainement beaucoup appris au contact des équipes techniques de Hollywood et ce savoir-faire, il ne cessera de le faire fructifier dans la suite de sa carrière. Sur le plateau d'Anna Karenine, il demandera d'ailleurs à Henri Alekan de ne pas hésiter à « faire du Welles ». Il signe ici d'entrée de jeu un plan séquence assez impressionnant de virtuosité qui suit Ormon dans les coulisses du théâtre, depuis la scène jusqu'à sa voiture. Outre ces savants mouvements de caméra (il en propose plusieurs autres magnifiquement conçus), on note des compositions recherchées, comme lorsque l'armée de domestiques installe le costume sur le mannequin et qu'un miroir multiplie à l'infini la scène, annonçant dès le préambule l'idée d'une série d'histoires en domino. C'est d'ailleurs dans le premier segment que l'on remarque les idées visuelles les plus intéressantes, comme lorsque Boyer et Hayworth s’enlacent dans un cabanon de chasse orné de lugubres trophées ou qu'ils se retrouvent prisonniers d'une cage faite de fusils dressés. Ce premier sketch offre à Duvivier l'occasion de s'amuser du vrai et du faux, de la réalité et de sa représentation fictionnelle. Sa mise en scène épouse très habilement les changements de registre mais s'amuse également à nous guider sur de fausses pistes. Il se révèle être un maître de jeu aussi brillant que malicieux.


Côté mise en scène, Duvivier signe donc une belle carte de visite pour Hollywood. C'est essentiellement ce que l'on retiendra du film car pour ce qui est du reste, on est dans une succession de sketchs tenus très artificiellement par le fil rouge du costume maudit. Une simple excuse pour relier entre elles des histoires qui n'ont pour seul autre point vaguement commun que la morale de leur résolution. Le gros défaut du film tient donc dans l'hétérogénéité de ses histoires, là où Un carnet de bal et plus tard Sous le ciel de Paris proposent un tout cohérent, la formule du film à sketchs étant alors utilisée comme des variations musicales autour d'un même thème. L'autre problème de ce Six destins vient du fait que l'intérêt s'émousse considérablement au fil du temps, les segments plus réussis étant regroupés dans la première moitié et le film s'achevant sur les deux histoires les plus faibles. Voici un rapide survol :


Le deuxième segment avec Ginger Rogers et Henry Fonda joue sur un registre purement comique qui réussit moins au cinéaste que celui triste et nocturne du premier. Il s'avère assez laborieux, coincé par une unité de lieu et de temps toute théâtrale. Il se voudrait lubitschien, mais les dialogues manquent de piquant et de brillant pour tenir la comparaison. Duvivier essaye bien de dynamiser un peu cette banale histoire de vaudeville par quelques rapides mouvements de caméra, mais rien n'y fait, on s'ennuie ferme et seules quelques répliques bien senties parviennent à nous sortir un peu de notre torpeur.


Le troisième sketch est un pur exercice à la Capra. Tous les ingrédients sont là dans cette histoire de musicien malchanceux (Charles Laughton) sauvé de l'humiliation par à un chef d'orchestre réputé tyrannique (Victor Francen, que Duvivier retrouve trois ans après La Fin du jour). Duvivier se sort avec les honneurs de l'exercice, l'interprétation de Laughton jouant beaucoup dans la réussite de cette jolie fable.

Le quatrième sketch nous promet quelque chose de plus cynique avec une réunion d'anciens étudiants qui se transforme en tribunal lorsque l'un d'entre eux - devenu clochard mais se faisant passer pour un homme de leur monde (Edward G. Robinson) - se retrouve accusé par le toujours perfide George Sanders d'avoir volé un portefeuille. Seulement, la fable tourne court et tout revient très vite dans l'ordre après une touchante confession de Robinson. Dommage, car il y avait matière à se livrer à une charge féroce contre la bourgeoisie en faisant tomber les masques de ces dignes avocats, médecins, assureurs et juges qui forment cette bonne société new-yorkaise. Mais le récit ne fait qu'effleurer ce potentiel et l'historiette s'achève sur une morale de bon aloi et inoffensive (« Lord is your sheperd » nous indique un panneau à plusieurs reprises... on était prévenus). Duvivier aura toutefois pu s'amuser à reconstituer un petit bout de Paname en transformant un bar new-yorkais en bistro de Montmartre.

Le cinquième sketch met en scène un W.C. Fields comme toujours cabotin. C'est un fourre-tout de gags et de (plus ou moins) bons mots. Ce segment est retiré à la sortie du film (1), la Fox décidant ainsi de couper court à une fronde de certaines stars de Tales of Manhattan se plaignant du salaire touché par Fields et de sa prestation médiocre à l'écran. On ne les suivra pas sur ce terrain, car si l'on goutte l'humour de l'acteur et son jeu outrancier, on ne sera pas déçus par un résultat tout à fait conforme à ce que l'on pouvait attendre de lui. La question aurait dû se poser plus tôt, à savoir quelle pouvait bien être la place d'une telle proposition burlesque au sein de ce film ? Car en l'état, Fields remplit tout à fait son contrat.


Le sixième segment est des plus incompréhensibles : un braquage, le malfrat qui fuit en avion, la veste maudite qui prend feu et est jetée par dessus bord puis est récupérée par un pauvre fermier noir qui y trouve les 50 000 euros du butin... On peine à croire une seule seconde à cette succession d’événements artificiellement accolés. D'ailleurs, le distributeur français va y voir deux histoires différentes, d'où le titre de Six destins alors que le film ne propose que cinq histoires (rappelons que celui avec Fields a été coupé) ! L'échec de ce sketch ne s'arrête pas là et Paul Robeson fera une esclandre à la sortie du film, dénonçant l'image des Afro-Américains renvoyée par cette histoire. Il annoncera - et passera même à l'acte - arrêter sa carrière d'acteur tant que la vision des Noirs dans les productions hollywoodiennes n'évoluerait pas. Des manifestations seront même organisées pour dénoncer la vision simpliste du Noir « malheureux mais chantant ». De fait, cette image du fermier noir humble et simple, élevé dans la sagesse du Seigneur, est assez consternante et il est gênant de voir Duvivier associé à une fable aussi caricaturale, que ce soit dans sa religiosité bien-pensante ou dans sa vision assez rance de la communauté noire.

Après les quelques promesses du début, Tales of Manhattan s'enfonce ainsi dans des histoires très convenues, sans surprises, jusqu'à la bondieuserie totale du dernier segment. Duvivier fera bien mieux avec son film américain suivant, Obsessions (Flesh and Fantasy). A conseiller donc uniquement aux complétistes et à ceux qui aiment les défilés de stars...


(1) Il a été réintégré dans les éditions vidéo depuis 1996.

En savoir plus

La fiche IMDb du film

Par Olivier Bitoun - le 21 octobre 2016